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"Ici, on crie depuis vingt ans" : à Roubaix, les "gilets jaunes" peinent à mobiliser

Près d'un mois après le début du mouvement des "gilets jaunes", seule une dizaine de personnes sont mobilisées à Roubaix, une des villes les plus pauvres de France. Pourquoi la contestation est-elle si faible ? Reportage.

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Une rue de Roubaix (Nord), le 14 juillet 2015. (MAXPPP)

Il y a trois ans, lorsque Jacky et Stéphanie Delescluse se rendaient au centre commercial de Villeneuve-d'Ascq (Nord) pour faire le plein, leur chariot était "bourré, il débordait". "On avait deux glacières, et on les remplissait à ras bord de barquettes de viande, raconte Stéphanie d'une voix défaite, assise dans son salon à peine éclairé par la lumière du jour. On enlevait les emballages pour gagner de la place et en mettre plus. Mais là on ne peut plus, c'est trop cher. On ne remplit même plus la moitié du chariot."

En ce début décembre, le couple de Roubaisiens observe les préparatifs des fêtes de fin d'année avec amertume. Dans leur appartement situé au troisième étage d'un immeuble défraîchi du quartier de l'Alma, au nord de Roubaix, les reportages du JT de 13 heures de TF1 se succèdent en fond sonore à la télévision. Aucune décoration de Noël n'a été accrochée aux murs, mais la famille aurait bien aimé. "Samedi, on est allés à Auchan, mais on a zappé les rayons de Noël. Ça fait mal au cœur, mais on ne peut pas faire d'écart. Un découvert de 10 euros et c'est l'engrenage pour le mois prochain. On dépenserait l'argent que l'on n'a pas", déplore Jacky, la silhouette frêle, le pied droit posé sur un tabouret marron.

L'un des plus forts taux de pauvreté de France

Comme beaucoup de "gilets jaunes", les Delescluse en ont "ras-le-bol" du gouvernement, de "la misère qui grandit de plus en plus", de "l'arrogance" d'Emmanuel Macron, des taxes "toujours en hausse" et de leur niveau de vie "toujours plus bas". Parents de deux filles âgées de 15 et 21 ans, dont l'une est handicapée, ils vivent avec 19,32 euros par jour, soit "4,83 euros par personne", détaille Jacky, en montrant un tableau de leurs dépenses. "C'est ce qu'il nous reste pour la nourriture, les vêtements, les produits d'entretien et corporels", dit-il en rehaussant ses lunettes.

Quand les filles sont à la maison, on ne mange pas le matin et le midi.

Stéphanie et Jacky Delescluse

à franceinfo

Stéphanie, 41 ans, touche 558 euros par mois comme agent d'entretien, Jacky, 61 ans, invalide depuis un accident de voiture en 1988, reçoit une aide de 400 euros à laquelle s'ajoutent 285 euros de pension. Comme 44,3% des Roubaisiens, les Delescluse vivent sous le seuil de pauvreté. La première fois qu'ils ont entendu parler du mouvement des "gilets jaunes" à la télévision et sur Facebook, ils y ont vu une lueur inespérée.

Jacky Delescluse devant son immeuble à Roubaix (Nord), le 10 décembre 2018. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

"On est complètement d'accord avec eux. Dès le 17 novembre, comme rien ne se préparait à Roubaix, on est allés manifester à Lille, raconte Stéphanie, en replaçant une mèche blonde derrière son oreille. Puis on est allés devant McArthur Glen [une galerie marchande], mais il n'y avait quasiment personne. On était dégoûtés, on est partis", reprend-elle, dépitée. "C'est toujours pareil ici, les gens ont peur de se faire remarquer ou de perdre leur prime de Noël."

"L'habitude que rien ne change"

Pour autant, les Delescluse sont une exception à Roubaix. Depuis le début du mouvement des "gilets jaunes", rien n'a changé. Dans cette commune de 96 000 habitants, dont l'histoire est pourtant marquée par les luttes sociales, difficile de trouver des signes de la protestation. Quelques habitants ont bien déposé un gilet fluorescent sur le tableau de bord de leur voiture ou affiché le vêtement à leur fenêtre, mais pour les blocages et les barrages, il faut se rendre à Leers, à 6 kilomètres de là, où à Lille, située à une vingtaine de kilomètres. 

Un gilet jaune suspendu à la fenêtre d'un appartement à Roubaix (Nord), le 10 décembre 2018. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

"Personne n'ose s'investir à Roubaix, c'est une ville pauvre et les habitants ont l'habitude que rien ne change, que personne ne les écoute", soupire Nora, Roubaisienne de 36 ans à l'initiative du mouvement balbutiant des "gilets jaunes" dans la ville. Avec son amie Shéhérazade, elles ont décidé de se mobiliser après l'acte 2 du mouvement, le 24 novembre. "J'élève seule deux garçons de 9 et 11 ans, je n'arrive pas à joindre les deux bouts. Presque tous mes revenus passent dans les activités des enfants, la cantine, le club de sport... Et la vie est toujours plus chère", déplore-t-elle, attablée à la table d'un café de la Grand-Place. "J'ai quatre garçons âgés de 16 à 24 ans que j'élève seule. Je ne travaille plus depuis longtemps à cause de ma santé", renchérit Shéhérazade, 48 ans, fatiguée.

Mes garçons ont des boulots en intérim, l'un gagne à peine 700 euros par mois et doit prendre la voiture pour se déplacer. Avec la hausse du carburant, on ne s'en sort plus.

Shéhérazade

à franceinfo

Avec une dizaine de Roubaisiens, elles ont organisé le 28 novembre un rassemblement "non politisé" devant McArthur Glen, la galerie de boutiques haut de gamme. "C'était symbolique, car les Roubaisiens ne vont jamais là-bas. C'est pour les personnes aisées ou les touristes. Pour nous, c'est un lieu de passage", sourit Nora. Le petit groupe est ensuite allé devant la mairie pour faire signer une pétition, intitulée "Macron démission !". "On a eu 103 signatures en une heure, les gens étaient intéressés", assure Nora, même si leur groupe peine à grossir ses rangs.

"Une ville très riche avec beaucoup de pauvres" 

Comment expliquer un tel silence dans une ville où le taux de chômage atteint 31,5% et où la moitié de la population vivait avec moins de 13 205 euros par an en 2015, selon l'Insee ? Pour Ali Rahni, éducateur spécialisé et Roubaisien depuis 25 ans, les raisons sont aussi hétérogènes que l'est le mouvement des "gilets jaunes". "Roubaix, c'est une ville très riche avec beaucoup de pauvres", explique-t-il au volant de sa voiture. "Comme disait notre ancien maire André Diligent, 'c'est à la fois Harlem et la cinquième avenue'."

Jusque dans les années 1970, la commune ouvrière était désignée comme la "capitale mondiale du textile", la ville "aux 1 000 cheminées" avec sa bourse de la laine, ses usines aux centaines d'employés, dont la plupart avaient quitté le Portugal, l'Algérie ou l'Italie pour venir travailler en France. Et puis ces usines ont fermé ou ont été délocalisées à la suite de la crise de l'industrie du textile dans les années 1980. De nombreux ouvriers se sont retrouvés au chômage, et dans l'incapacité de retrouver un emploi faute de qualifications.

Une rue du quartier du Pile à Roubaix, le 3 avril 2017. (MAXPPP)

"Beaucoup de Roubaisiens vivent des minima sociaux, alors même si les revendications des 'gilets jaunes' sont légitimes – augmenter le smic, baisser le prix de l'essence – c'est au-delà de leurs préoccupations. Eux pensent d'abord à finir leur fin de mois", analyse Ali Rahni, en tirant sur son écharpe grise. Ce militant associatif a déjà entendu un habitant raconter qu'il mettait des plombs sur son compteur de gaz pour faire ralentir le décompte. Un autre bricoler ses fils pour essayer de se brancher au réseau d'électricité public. "Nous, on crie depuis vingt ans", lâche-t-il.

Les gens sont des 'gilets jaunes' depuis longtemps mais personne ne les écoute.

Ali Rahni, éducateur spécialisé

à franceinfo

La ville de Roubaix, "un quartier populaire à elle toute seule"

Un point de vue partagé par Samir Hadjdoudou, 45 ans, qui a toujours habité à Roubaix. "Roubaix est un quartier populaire à elle toute seule, et avec tout ce que cela engendre", explique-t-il, assis derrière le bureau de son association Nouveau regard sur la jeunesse, dont le but est d'accompagner et d'insérer les jeunes Roubaisiens. Dans la commune, 26% des habitants avaient moins de 14 ans en 2015 selon l'Insee.

Ali Rahni et Samir Hadjdoudou à Roubaix (Nord), le 11 décembre 2018. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

"A chaque fois qu'on a essayé de prendre la parole, de parler de nos situations, on nous a dit de nous taire, qu'on était des casseurs", explique-t-il, en référence aux révoltes de 2005. "On parlait de nous comme des 'émeutiers' alors que la violence était la même que celle que l'on voit lors des manifestations de 'gilets jaunes'", dénonce-t-il. La veille, lors de son allocution sur la crise des "gilets jaunes", Emmanuel Macron n'a évoqué aucune mesure concernant la jeunesse et les quartiers. "C'est ahurissant ! En fait, les 'gilets jaunes' revendiquent ce qu'on demande depuis 2005, mais eux ne sont pas méprisés comme nous", reprend-il.

La mobilisation dans les quartiers populaires est toujours compliquée car elle est pleine de stigmates.

Samir Hadjdoudou, président de l'association Nouveau regard sur la jeunesse

à franceinfo

"Pour manifester, il faut se reconnaître une affiliation politique, une cause, et peut-être une couleur de peau aussi", ajoute Julien Pitinome, photoreporter de 36 ans. Dans son atelier photo situé à La Condition publique, une ancienne lainerie reconvertie en centre artistique, le Roubaisien observe sa ville depuis de longues années et a couvert les rassemblements de "gilets jaunes". "La manifestation des 'gilets jaunes' est très blanche, et ici la majorité des habitants descend de Maghrébins, Portugais, Italiens... Peut-être que les habitants ne se reconnaissent pas."

Et puis, "manifester a un coût". Les images des violences lors des rassemblements, y compris policières, peuvent freiner les envies de manifester. "Quand tu es jeune, de quartier populaire, pas habillé pareil, pas la même couleur, tu sais très bien que si tu te fais arrêter, tu vas rester plus longtemps que les autres au commissariat", remarque-t-il. 

Une crise de la représentation

Face à cette situation, la désaffection pour la vie politique traditionnelle est criante. Le taux d'abstention était de 39,83%, lors de l'élection présidentielle en 2017. "Le niveau de défiance est encore plus important par rapport à ce qui se passe dans les villes périurbaines, d'où la plupart des 'gilets jaunes' sont originaires, explique le sociologue Julien Talpin, spécialiste de la politisation des classes populaires, qui vit à Roubaix"Cette défiance se traduit par de la résignation, les habitants se sentent victimes d’un système injuste, analyse-t-il. La capacité de mobilisation est faible et les partis politiques et associations peinent à prendre en charge leur colère."

L'une des conditions essentielles de la mobilisation est de penser que ça peut servir à quelque chose. La colère seule ne suffit pas.

Julien Talpin, sociologue

à franceinfo

La politisation des habitants passe donc par d'autres actions, comme le soutien à une personne expulsée de son logement ou la reconstruction d'une maison incendiée. "La défiance à l’égard de l’action politique ne signifie pas dépolitisation", souligne Julien Talpin. 

A la mairie, on explique l'absence de mobilisation des "gilets jaunes" en partie par "la grande densité du réseau de transports en commun", exprime le premier adjoint, Max-André Pick. "L'élément de départ, c'était la hausse des carburants, mais ici les gens n'ont pas tous des véhicules et la ville est bien desservie". Si la question des "gilets jaunes" n'est pas à l'ordre du jour, l'élu se dit prêt à écouter leurs revendications. Une proposition que Stéphanie Delescluse balaye d'une main : "A force de ne jamais être entendus, on a appris à se reposer sur ce qu'on a déjà. Je n'attends plus rien de Roubaix."

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