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POINT DE VUE. Médias : quels enseignements tirer de la crise des "gilets jaunes" ?

Pour le journaliste Antoine de Tarlé, "l'examen de conscience que la plupart des médias américains ont entrepris après l'élection de Donald Trump s'impose en France à la suite de la crise des 'gilets jaunes'".

Article rédigé par Telos - Antoine de Tarlé
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Une équipe de journalistes interviewe une manifestante "gilet jaune" à Paris, le 20 janvier 2019. (LAURE BOYER / HANS LUCAS)

Antoine de Tarlé est journaliste. La version originale de cet article a été publiée sur le site Telos, dont franceinfo est partenaire.


Après plus de deux mois de crise des "gilets jaunes", on commence à dresser le bilan des dégâts causés par ce mouvement social. Une des principales victimes de ces manifestations est l'information. De ce fait, un des piliers de la démocratie représentative se trouve durablement ébranlé. Une situation qui n'est malheureusement pas propre à la France.

La désintégration des circuits d'information

Les nombreux auteurs qui se penchent aujourd'hui sur l'état de nos démocraties soulignent l'ampleur de la désintégration des circuits de circulation des nouvelles, et la répercussion de ce phénomène sur le fonctionnement des institutions et la montée des populismes. Jusqu'au début du 21e siècle, presse écrite, radio et télévision étaient les seuls moyens d'information des citoyens. Ces médias présentaient la double caractéristique d'être soumis à des règles juridiques précises, définies par la loi et la jurisprudence, et d'être peu interactifs car le droit de réponse et le courrier des lecteurs manquaient de souplesse et de rapidité. Leur contenu était transmis avec parfois une certaine arrogance à un public passif qui n'avait d'autre choix que de changer de journal pour lire un titre plus proche de ses opinions.

La généralisation de l'usage d'internet a radicalement modifié les modes d'accès à l'information. Les lecteurs ont tendance à se référer de plus en plus à des communautés informelles d'amis, qui partagent leur vision et leurs réactions et les alimentent en nouvelles puisées un peu partout. Ces nouvelles ne sont d'ailleurs pas forcément vérifiées et dans certains circuits elles font la part belle à des rumeurs d'autant mieux accueillies qu'elles correspondent aux convictions de la communauté informelle. Celle-ci s'isole de plus en plus en se fermant aux informations qui iraient à l'encontre de ses convictions. Le scandale de Cambridge Analytica qui a permis l'exploitation à des fins politiques par des opérateurs sans scrupules de 87 millions de fichiers d'usagers de Facebook a servi de révélateur puisqu'on a découvert à cette occasion les méthodes de manipulation du public, méthodes qui nourrissent impunément les croyances ou les fantasmes.

Au surplus, la capacité de réaction des individus a changé de nature car désormais, il suffit d'un clic pour adresser un message d'approbation ou, plus fréquemment, de critique, avec l'espoir que ce message deviendra viral et sera repris par des milliers d'internautes transformant chacun en vedette potentielle.

Les chiffres confirment cet état des choses. En novembre 2018, mois de démarrage des manifestations, l'audience des sites et réseaux d'information a progressé de 13% par rapport à novembre 2017. On estime que 16,7 millions d'internautes ont consulté ces sites chaque jour.

Cette évolution qui s'est accélérée à mesure que le mouvement gagnait en visibilité médiatique a eu plusieurs importantes conséquences. Tout d'abord, elle a accentué la dépendance des médias et notamment des chaînes d'information par rapport aux réseaux sociaux. Trop souvent, les rédactions de ces chaînes ont agi dans la précipitation pour exploiter les messages de Facebook et éviter de paraître dépassés. Ce suivisme tout à fait regrettable empêche désormais les médias audiovisuels de prendre du recul et de se donner le temps de vérifier l'information. Cela ne leur a pas permis pour autant de sauvegarder leur image face à la population des "gilets jaunes". Ceux-ci n'ont cessé de les vilipender, allant jusqu'à bloquer la sortie d'Ouest France et à manifester devant BFMTV et France Télévision, qui leur avaient pourtant longuement donné la parole.

Par ailleurs, le rôle de Facebook et de YouTube (filiale de Google) a accentué une tendance manifeste depuis plusieurs années à la mise en cause des mécanismes traditionnels de la démocratie représentative.

Antoine de Tarlé, journaliste

Cette mise en cause est la conséquence d'autres phénomènes et notamment de la perte de crédibilité des partis traditionnels qui ne parviennent plus à se faire écouter. Les réseaux sociaux servent désormais de relais et de porte-voix à des millions de citoyens qui s'expriment et se regroupent par leur intermédiaire et constituent des forces politiques de fait alors qu'elles ne sont ni encadrées ni dirigées. Il en résulte une démarche souvent irrationnelle, peu construite, nourrie de passions éphémères, débouchant rapidement sur des attaques et des injures qui ne seraient pas tolérées dans la presse. Les fluctuations des revendications des "gilets jaunes" et la violence de certaines de leurs déclarations ont parfaitement reflété cette situation nouvelle à laquelle les dirigeants politiques et les journalistes peinent à s'adapter.

Un défi pour les médias et les politiques

Cette dégradation de la communication entre les individus constitue donc un redoutable défi. Comment est-il possible d'y remédier ? Les médias traditionnels doivent d'abord réfléchir sérieusement à leurs modes de fonctionnement qui ne sont plus adaptés à la situation actuelle.

Cet examen de conscience que la plupart des médias américains ont entrepris après l'élection de Donald Trump s'impose en France à la suite de la crise des "gilets jaunes".

Antoine de Tarlé, journaliste

Cela implique une attention accrue à la vie et aux opinions des populations qui vivent bien loin des centres de pouvoir parisiens. Cela signifie aussi une plus grande rigueur dans la collecte et la vérification des informations et une chasse impitoyable aux fausses nouvelles, à l'instar de l'action très efficace que mène l'AFP par l'intermédiaire de son site AFP Factuel. Enfin la presse écrite doit mieux prendre en compte les réactions du public qui a pris l'habitude de dialoguer instantanément par internet. C'est une démarche nécessaire mais malaisée à mettre en œuvre puisqu'il faut recueillir rapidement les points de vue des uns et des autres sans encourager la diffusion de propos haineux ou irresponsables.

Ces efforts ne peuvent porter leurs fruits que si les pouvoirs publics imposent des règles nouvelles pour obliger les réseaux sociaux à assumer leurs responsabilités d'éditeurs. Il est en effet impossible de faire cohabiter des systèmes d'information réglementés avec d'autres canaux extrêmement populaires mais fonctionnant dans un vide juridique presque total.

Il appartient enfin aux mouvements politiques de revoir leurs modes de communication qui ne sont plus adaptés à l'ère de l'internet universel. Alors qu'ils sont en crise, les partis doivent faire face à une menace majeure, l'émergence d'une forme de démocratie directe qui court-circuite les appareils et s'exprime à travers les plateformes et messageries. Des dirigeants démagogues et populistes comme Salvini ou Trump l'ont bien compris et s'émancipent des intermédiaires institutionnels, qui étaient aussi des garde-fous, en passant par Twitter ou Facebook. Ils ne négligent pas une intervention télévisée ou même un entretien dans un "vieux" journal, mais ils préfèrent le contact direct avec leurs électeurs qui s'informent presque exclusivement auprès d'eux et les suivent fidèlement.

De vastes chantiers sont donc ouverts. Il faut espérer que l'année 2019 permettra d'avancer vers une démocratie rénovée s'appuyant sur des modes d'information responsables.

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