: Reportage Elections européennes 2024 : au Danemark, la politique "zéro réfugié irrégulier" pousse les demandeurs d'asile à "partir vivre ailleurs"
On croirait une publicité vantant les charmes de la campagne danoise. En ce doux après-midi d'avril, la route menant au centre d'Avnstrup, à 40 minutes au sud de Copenhague, serpente entre quelques maisons cossues, des prés couverts de boutons d'or et des champs à l'herbe verte. On croise même un faon au regard curieux, à l'entrée d'un ensemble de bâtiments en briques. Idyllique ? Pas pour la centaine de migrants hébergés dans ce centre de rétention, dans l'attente d'être expulsés vers leur pays d'origine. "Lorsque je suis venu au Danemark pour demander le droit d'asile, je ne pensais pas qu'on allait me mettre dans un camp et me menacer de déportation", souffle Roshan*, le regard sombre.
Le parcours de cet Iranien de 38 ans, rencontré à quelques semaines des élections européennes, illustre la politique "zéro réfugié irrégulier" de la Première ministre, Mette Frederiksen. Lorsqu'elle a pris la tête des sociaux-démocrates (alors parti d'opposition) en 2015, le Danemark enregistrait 21 000 demandes d'asile par an. En 2023, ce chiffre était inférieur à 2 000, selon le ministère de l'Immigration. Un "modèle danois" qui inspire les partis de droite et d'extrême droite européens, note Le Monde, alors qu'en France 42% des sondés estiment que la crise migratoire devrait être la priorité de l'UE, selon une enquête Ipsos (en PDF) réalisée fin avril.
Neuf ans dans des centres de rétention
Cette politique restrictive sur l'immigration, amorcée sous un gouvernement libéral, s'est poursuivie depuis l'arrivée au pouvoir des sociaux-démocrates en 2019. Le parti de centre-gauche, dont les mesures ont été critiquées par le Conseil de l'Europe en novembre, se défend pourtant de vouloir "éviter les réfugiés". "L'objectif est de réduire le nombre d'arrivées irrégulières auxquelles font actuellement face nos pays [européens] à travers le trafic d'êtres humains", affirme Kaare Dybvad Bek, ministre de l'Immigration et de l'Intégration, estimant que "les réfugiés devraient arriver via le programme de réinstallation de l'ONU".
"Le système actuel d'asile est la cause de nombre de dynamiques désastreuses et de naufrages tragiques en Méditerranée. (...) Notre ambition est de créer un système plus humain, où les pays européens contrôlent mieux l'afflux de migrants."
Kaare Dybvad Bek, ministre danois de l'Immigrationà franceinfo
Roshan voit pourtant dans la politique migratoire du Danemark un "système très dur". A l'entrée d'une des maisons d'Avnstrup, son fils Baran* passe une tête inquisitrice par la porte entrouverte. Cela fait déjà un an que le garçon de 11 ans vit dans ce complexe avec ses parents et son frère, raconte-t-il dans un anglais impeccable, "appris sur YouTube". Sa famille a fui l'Iran en 2013, en raison de "pressions politiques". "Je ne connaissais rien du Danemark, mais on m'a dit que j'y serai en sécurité", raconte son père, accoudé au mur du perron.
Le réfugié a vite déchanté. Sa première demande d'asile a été refusée, faute de documents justifiant de sa situation, et il s'est retrouvé en centre de rétention. Avant Avnstrup, la famille a connu "peut-être une quinzaine" de ces structures. D'autres migrants, qui refusent comme lui de coopérer avec les autorités en vue de leur expulsion et viennent de pays trop dangereux pour y être renvoyés, sont ici depuis quatre ans. "On ne peut pas choisir où on va : un jour, on nous emmène ailleurs, et on ne peut rien dire parce qu'on a peur que la police s'en mêle", raconte Roshan, ballotté de centre en centre depuis déjà neuf ans.
"Une prison, mais ouverte"
Des trois "centres de retour" du pays, ce complexe opéré par la Croix-Rouge est sans doute celui où les conditions de vie sont les moins difficiles. A Avnstrup, pas de barrières autour des bâtiments. Un potager est à disposition des migrants et une garderie et une école se trouvent à quelques minutes à pied. Cet ancien hôpital accueille majoritairement des familles dont la demande d'asile a été rejetée ou le permis de résidence révoqué.
"C'est une prison, mais ouverte", glisse une femme croisée dans le jardin. Dans ces centres de retour, les migrants "n'ont pas le droit de travailler et doivent régulièrement signer des feuilles de présence, ce qui contraint les horaires des sorties", détaille Eva Singer, directrice du département asile du Conseil danois pour les réfugiés (DRC), une ONG qui fournit une aide juridique aux demandeurs d'asile. Les trois centres sont perdus en pleine campagne, loin de tout transport en commun. Faute d'argent, difficile donc pour les "résidents" de se rendre en ville.
Cette vie coupée du reste du pays, à attendre une potentielle expulsion, a usé Roshan. "Toutes les nuits, j'y pensais... J'avais peur car je savais que si on me renvoyait en Iran, on nous tuerait, ma famille et moi", raconte-t-il. En 2020, il a tenté de rallier l'Allemagne, dans l'espoir d'un accueil plus clément. "Là aussi, on a été mis dans un centre", explique son fils Baran, le front caché par d'épaisses boucles brunes. En 2022, la famille a voyagé jusqu'en Italie. "On nous a renvoyés au Danemark, car c'est là que nos empreintes digitales avaient été enregistrées pour la première fois", explique Roshan.
"Je n'ai pas essayé d'aller ailleurs car je savais que, partout, ce serait comme au Danemark : je disais que j'avais besoin de protection parce que ma vie était en danger, et personne ne me croyait."
Roshan, réfugié iranien au Danemarkà franceinfo
Au Danemark, même les réfugiés en situation régulière ont un statut précaire. En 2016, une réforme a fait de l'asile une "mesure temporaire, avec des permis de résidence délivrés pour une durée de deux ans, contre cinq auparavant, explique l'humanitaire Eva Singer. Cette incertitude sur l'avenir provoque énormément de stress chez les réfugiés."
"Nos enfants se sentent chez eux dans ce pays"
L'incertitude est d'autant plus grande que l'exécutif danois révise régulièrement la liste des zones du globe considérées comme dangereuses. En 2023, il a ainsi estimé que la province autour de Damas, en Syrie, était désormais "sûre". Un motif suffisant pour réexaminer les dossiers des réfugiés qui en sont originaires, et potentiellement les renvoyer chez eux.
Nour*, 59 ans, fait partie des demandeurs d'asile qui ont cru voir leur vie basculer. Cette Syrienne a fui la guerre civile en 2014, pensant se rendre en Suède. Mais elle n'a pu passer la frontière et s'est résignée à s'installer au Danemark. "J'ai obtenu un permis de séjour, et mon mari et mes deux fils m'ont rejointe un peu plus tard", raconte-t-elle d'une voix douce, dans le salon baigné de soleil d'un petit appartement en banlieue de Copenhague.
Ici, "on nous traite bien", garantit Nour. La quinquagénaire est devenue cuisinière dans une école maternelle et ses fils ont pu suivre leur scolarité au Danemark. Mais elle reconnaît que les règles imposées aux migrants lui échappent parfois. "Si je voyageais pour aller voir ma famille en Syrie, je pourrais perdre mon permis de résidence", regrette-t-elle, touchant la main de fatma dorée qu'elle porte autour du cou. Un risque qu'elle se refuse à prendre, alors que son statut détermine aussi celui de son mari et de ses enfants, arrivés au Danemark via un regroupement familial.
Une stratégie électorale revendiquée face à l'extrême droite
Impossible pour Nour de "s'imaginer retourner en Syrie", après "avoir construit sa vie ici". Lorsqu'elle a reçu le courrier l'informant que son titre de séjour était révoqué l'an dernier, l'inquiétude a donc gagné toute la famille. "Nos enfants parlent danois, ils étudient ici : ils se sentent chez eux dans ce pays", martèle son mari, Hassan. Grâce à l'aide d'un avocat, Nour a pu obtenir un nouveau permis de résidence de deux ans. Mais elle "ne se sent pas en sécurité". "Jamais je n'aurais cru que l'on durcirait autant les règles pour les réfugiés", soupire la Syrienne.
Si le Danemark a divisé par dix le nombre de demandes d'asile en moins d'une décennie, c'est justement en "projetant une image de pays dur sur l'immigration, auprès de la population comme à l'étranger", estime Niels Jespersen, commentateur politique proche des sociaux-démocrates et rédacteur en chef du média Pio. En 2015, le gouvernement libéral a par exemple lancé une campagne de communication dans la presse libanaise pour inciter les réfugiés à choisir un autre pays d'accueil, rappelle le Washington Post. Un an plus tard, une loi a permis la saisie des biens et bijoux des migrants, pour contribuer au coût de leur prise en charge. "Elle n'a jamais vraiment été appliquée", assure Niels Jespersen. Mais elle a marqué les esprits.
Pour le journaliste, les sociaux-démocrates n'avaient d'autre choix que de poursuivre cette politique. L'immigration "est la préoccupation principale des électeurs depuis les années 1990". "Le parti a pris ce problème à bras-le-corps, et ça lui a permis de faire reculer l'extrême droite", affirme-t-il, assurant qu'il existe un "quasi-consensus au sein de la population et des partis" sur ces mesures.
Une politique à l'effet dissuasif sur les réfugiés
Sascha Faxe, députée du parti d'opposition Alternativet, n'est pas de cet avis. "Depuis 2015, on assiste à une compétition entre la plupart des responsables politiques danois, pour savoir qui sera le plus strict sur l'immigration", dénonce l'élue écologiste. "Cela contribue à l'essor de l'extrême droite au sein de l'Union européenne : en fermant nos frontières, en refusant de participer à la réponse collective, on affaiblit l'UE", argue-t-elle. Selon Sascha Faxe, ce "discours de division" permet aux sociaux-democrates de "se maintenir au pouvoir", mais "pas de traiter les réfugiés avec dignité".
Le "système d'asile danois fonctionne bien", tempère néanmoins Eva Singer. Selon l'humanitaire, plus de 70% des demandes sont acceptées en première instance et les recours aboutissent souvent à une réponse positive. Avec l'aide du DRC et de nouveaux documents envoyés d'Iran, Roshan et sa famille ont enfin obtenu un permis de résidence il y a un mois. "On attend de trouver un logement pour quitter Avnstrup, se réjouit l'Iranien. Je vais pouvoir travailler et on va enfin démarrer notre vie ici."
La pression politique a toutefois un effet dissuasif sur les réfugiés, reconnaît Eva Singer. "Nous avons moins de demandes d'asiles et certains ont préféré partir vivre ailleurs en Europe", constate-t-elle.
"Cette politique complique aussi l'intégration des réfugiés : de nombreux employeurs hésitent à embaucher des salariés qui ne seront peut-être plus là dans deux ans, si leur permis n'est pas renouvelé."
Eva Singer, directrice du département asile du DRCà franceinfo
"Il n'est pas souhaitable d'essayer de se dégager de la responsabilité d'accueillir ces réfugiés, juge Eva Singer. Et il n'est pas réaliste de vouloir reproduire le 'modèle danois' dans l'ensemble de l'UE. Ce type de politique n'empêchera pas les gens de quitter leur pays." Nour, qui devra renouveler sa demande d'asile dans un an à peine, en est également convaincue. "Ceux qui sont obligés de fuir pour sauver leur vie continueront de venir en Europe, quoi qu'il leur en coûte."
* Les prénoms ont été modifiés.
Ce reportage a été réalisé avec l'aide de Florian Elabdi, journaliste au Danemark, pour la préparation et la traduction.
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