Présidentielle : la possible victoire au second tour de Marine Le Pen se jouera sur "le niveau de détestation d’Emmanuel Macron", estime un politologue
Pour Erwan Lecoeur, politologue et sociologue et spécialiste de l'extrême droite, "le front républicain n'existe plus". Et l'abstention pourrait être plus forte chez ceux qui rejettent Emmanuel Macron que chez ceux qui ne veulent pas laisser Marine Le Pen l'emporter.
Si l’"abstention vient d'une portion de la gauche", Marine Le Pen "pourrait éventuellement créer une surprise", assure lundi 11 avril sur franceinfo Erwan Lecœur, politologue et sociologue, spécialiste de l'extrême droite. Selon lui, "le front républicain n'existe plus" en France face à la montée de l’extrême droite. Ce qui va se jouer pour le deuxième tour, selon lui, c'est qui, d'Emmanuel Macron ou de Marine Le Pen, va susciter le plus fort rejet : "A l'égard de qui va s'exprimer le plus haut niveau de haine" ?
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franceinfo : Emmanuel Macron et Marine Le Pen sont à nouveau au deuxième tour de l'élection présidentielle. Qu’est-ce qui a changé par rapport à 2017 ?
Erwan Lecœur : Marine Le Pen comptabilise au total environ 32% au premier tour [si on ajoute les votes pour elle à ceux pour Eric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan], qui lui seront évidemment favorables au second tour. Elle a fortement resserré l'écart par rapport à 2017. Ce qui change aussi, c'est que depuis quarante ans de lepénisme en France, et vingt ans après le 21 avril 2002, on a l'impression que le front républicain n'existe plus pour une raison structurelle due à notre système politique.
"Les grands partis de gouvernement de gauche et maintenant de droite ont implosé. Ils n’existent plus."
Erwan Lecœur, politologueà franceinfo
Il y a désormais une tripolarisation du champ politique. Un pôle social écologiste dont Jean-Luc Mélenchon est devenu le leader absolu, incontestable et incontesté au soir de ce premier tour ; un pôle central qu'on va appeler libéral gestionnaire avec Emmanuel Macron, qui est leader dans son champ ; et aujourd'hui, Marine Le Pen, qui a repris le leadership après un épisode zemmourien médiatique depuis l'été dernier.
Le front républicain contre l’extrême droite est de l’histoire ancienne ?
C'est que ce qu'on appelait les digues dans les années 2000. On parlait de la digue contre le Front national. Le problème d'une digue, c’est qu'une fois que l'eau est passée par-dessus, l'eau ne repart pas. C’est ce qui s'est passé depuis vingt ans dans notre pays. Le lepénisme, petit à petit, a fait passer de l'eau et aujourd'hui, on se rend compte que l'eau a monté derrière la digue. Marine Le Pen est au coude à coude avec le sortant Emmanuel Macron. C’est ça aussi qui a changé par rapport à 2017. À l'époque, Emmanuel Macron, c'était la nouveauté. Aujourd'hui, ce n'est plus la nouveauté. C'est Marine Le Pen qui, éventuellement, apparaît comme la nouveauté potentielle.
A-t-elle appris de ses erreurs du passé ?
Non seulement elle a appris de ses erreurs, mais elle a appris aussi qui était son adversaire. Elle s'est préparée à ce moment depuis cinq ans. En tant que sociologue, j'ai toujours considéré que Zemmour ne dépasserait jamais les 10% parce que sa structure fondamentale, c'est l'extrême droite catholique traditionaliste comme Marion Maréchal. Ce sont des gens qui ne peuvent pas aujourd'hui en France – en tout cas tant que Marine Le Pen existera – attirer plus d'une dizaine de points de pourcentage, au grand maximum. Mais néanmoins, Éric Zemmour a couru devant comme un lièvre et il a fait venir au vote au premier tour des gens qui ne seraient peut-être pas venus voter pour Marine Le Pen au premier tour. Des gens qui sont justement dans le confusionnisme, dans l'extrémisme, ce que Marine Le Pen n'est plus tout à fait, par exemple des cathos traditionnalistes. Ces gens-là sont aujourd'hui disponibles. C'est pour ça que l’on compte plus de 32% de gens qui sont disponibles au deuxième tour.
Éric Zemmour ne pouvait pas faire autrement que de soutenir Marine Le Pen ?
Éric Zemmour n'a pas le choix. Il a pris à Marine Le Pen le premier électorat du Front national, celui des années 1980-1990. L'électorat droitier qui vient d'une droite conservatrice, réactionnaire, souvent catho traditionnaliste. Il a pris cet électorat de Jean-Marie Le Pen et il lui a parlé, comme le faisait Jean-Marie Le Pen. Marine Le Pen, elle, a consolidé les autres électorats, les "ni-nistes" ni droite, ni gauche des années 1990, et l'électorat qu'elle a elle-même consolidé, avec des femmes, des jeunes, tout un tas de nouveaux électeurs, le "rassemblement bleu Marine" autour d'un populisme nationaliste qui n'est plus seulement et uniquement à l'extrême droite.
"Marine Le Pen a montré qu'elle la cheffe du camp nationaliste. Elle est encore celle qui 'tient l'affaire'. Donc Éric Zemmour n'a pas le choix."
Erwan Lecœurà franceinfo
Eric Zemmour a pris à Marine Le Pen au premier tour, il a fait un pari. Ce pari était perdant d'avance, à mon sens, sociologiquement. Médiatiquement, il a fait illusion parce qu’il avait le groupe médiatique Bolloré derrière lui. Ce que Marine Le Pen n'a jamais eu à ce point. Pendant six mois, nous n'avons parlé quasiment que d’Éric Zemmour. Le CNRS a fait une étude. Jamais l'extrême droite n'a été aussi présente dans tous les médias de France pendant six mois. C'est absolument phénoménal. Même en 2002, on n’avait jamais eu cela. Mais Marine Le Pen a tiré son épingle du jeu, et Eric Zemmour doit se rallier, sinon, il disparaît politiquement. Et puis il y a tous les gens qui sont passés du RN à Zemmour qui ont compris que leur stratégie était la mauvaise. Ils sont en train de revenir à petits pas et d'essayer de négocier des places. Marine Le Pen ne pourra pas gouverner seule. Le RN n'a pas les forces politiques, sociales, intellectuelles pour gouverner un pays. Ils vont devoir faire appel à une partie de la droite. Marine Le Pen va aller draguer l'électorat populiste, par exemple mélenchoniste. Eric Zemmour ira parler à la partie droitière de LR et autres.
Où est la plus grosse réserve de voix de Marine Le Pen ?
Elle est dans l'abstention différentielle. En réalité, ce qui va se jouer pour le deuxième tour, c'est quel va être le plus haut niveau de haine ? A l'égard de qui va s'exprimer le plus haut niveau de haine ? Dans l'électorat Mélenchon et dans l'électorat de gauche en général, le niveau de détestation d’Emmanuel Macron sera-t-il suffisant pour faire en sorte que Marine Le Pen puisse gagner ? C'est ça, la vraie question qui se pose. Le front républicain n'existe plus parce que les électeurs ne sont plus dupes. Cela fait trois fois qu'on leur demande de voter contre un Le Pen, Jean-Marie puis Marine. Un certain nombre d'entre eux disent qu'ils n'iront pas cette fois. Plus d'un quart des Français se sont abstenus, on parle des trois-quarts qui restent. Il pourrait y avoir une abstention encore plus forte au deuxième tour. Et avec cette abstention différentielle, si elle vient d'une portion de la gauche ou de ce qui était sociologiquement la gauche d’antan, alors Marine Le Pen pourrait éventuellement créer une surprise. C'est ce qu'elle espère : d'abord en récupérant à son profit une partie de ce qui reste de la droite, et de ce qui reste des électeurs de gauche, en polarisant très fortement sur le mécontentement à l'égard d'Emmanuel Macron. Ensuite, en disant à mi-mot : avec moi la guerre avec Poutine n'aura pas lieu, je le connais et on va s'entendre. Et puis en disant : cette fois, vous avez l'occasion de chambouler le système véritablement ; regardez : je ne suis plus ce qu'était mon père, ce n'est plus si grave, je ne suis plus d'extrême droite. Tout cela cumulé pourrait nous mener à une forme d'accident politique si Emmanuel Macron et les troupes qui devraient le soutenir ne mesurent pas l'ampleur de l'enjeu.
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