: Reportage A la rencontre des habitants de Carmaux, qui ont largement rejeté Emmanuel Macron à la présidentielle : "C'est ça, le sentiment d'abandon"
Dans cette ville symbole du socialisme, fief historique de Jean Jaurès qu'Emmanuel Macron a cité à maintes reprises ces derniers mois, le président a déçu de nombreux électeurs. Entre 2017 et 2022, il y a perdu 821 voix, soit une baisse de près de 17 points en un quinquennat.
A quelques pas de la station-service d'une célèbre enseigne de Mousquetaires, Renée et Véronique discutent devant leur monospace, qui passe sous les rouleaux rouge et bleu de la machine de lavage automatique. La brume vaporeuse qui s'en dégage rafraîchit leur visage, déjà chauffé par le soleil printanier de fin avril. Si la brise est légère, le ton, lui, est plus grave. L'ancienne secrétaire aux origines espagnoles est triste de voir que c'est la candidate du Rassemblement national (RN), Marine Le Pen, qui est arrivée en tête dans sa ville, à Carmaux (Tarn), aux deux tours de l'élection présidentielle.
Impossible pour elle et sa fille de glisser un bulletin d'extrême droite dans une urne. En revanche, dimanche 24 avril, cette Carmausine n'a pas donné sa voix au candidat LREM. "Je ne voulais pas revoter Macron, affirme-t-elle. Je l'ai fait en 2017, pour faire barrage à Marine Le Pen." Elle s'explique : "Lui, c'est le président des riches. Mais pour les gens comme nous, à Carmaux, il n'a rien fait. J'ai une petite retraite, je suis seule et je vis dans un logement social. Une fois les factures payées, il ne reste plus grand-chose."
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Une perte de 821 voix entre 2017 et 2022
Comme cette retraitée, ils sont nombreux, dans l'ancienne cité ouvrière, à ne pas avoir renouvelé leur vote pour Emmanuel Macron. En tout, le président réélu a perdu 821 voix entre 2017 et 2022, soit une baisse de près de 17 points en cinq ans. C'est d'ailleurs l'une des villes où le score du président sortant a le plus dégringolé. En 2017, Emmanuel Macron terminait largement en tête, avec plus de 63% des suffrages, contre 36,83 pour Marine Le Pen. Cinq ans plus tard, le barrage contre le parti d'extrême droite a cédé. La candidate du RN domine, avec plus de 53% des voix.
Pourquoi une telle bascule ? "Macron séduit moins, constate l'élu d'opposition (PS) carmausin, François Bouyssié, 34 ans. Moi-même, je n'ai pas voté pour lui au second tour. Ce n'était pas possible. En 2017, tous les socialistes avaient voté pour lui au deuxième tour, parce qu'il n'était pas question de voir le score de Marine Le Pen grandir." Mais après cinq années de mandat, le socialiste ne voulait pas redonner carte blanche au président sortant.
Il faut dire que la gauche a marqué l'histoire de la commune tarnaise. Jusqu'en 2020, Carmaux était un bastion socialiste séculaire, qui a vu grandir la figure emblématique de Jean Jaurès. C'est aussi ici que François Mitterrand avait lancé sa campagne élyséenne en 1980, inaugurant ainsi une tradition socialiste : un passage dans la cité minière quasi automatique à chaque campagne, comme un pèlerinage, respecté jusqu'en 2017. Tous les candidats du parti y ont fait escale.
Un tiers de la population en moins en cinquante ans
Autrefois attractive et dynamique, portée par les emplois des mines alentour, Carmaux a perdu de sa splendeur. Plus de 5 000 habitants ont quitté la commune depuis les années 1970, selon l'Insee, passant de 14 755 habitants en 1968 à 9 641 en 2018. Désormais, la ville est essentiellement peuplée de retraités. Le chômage plombe 35,6% des jeunes de 15 à 24 ans, et plus d'un tiers des actifs n'ont aucun diplôme. Depuis le début des années 2000, la mine ne fait plus vivre les locaux. La majorité des actifs sont des fonctionnaires territoriaux, employés d'un centre d'appel téléphonique ou d'une entreprise de réinsertion de personnes handicapées.
Un terreau favorable à la poussée du RN, synonyme de colère, selon le maire de la ville, Jean-Louis Bousquet (sans étiquette). "On voit à travers ces résultats que le Rassemblement national est un refuge des gens mécontents", analyse l'élu, qui ne cache pas sa sensibilité de gauche, tout en ayant refusé de s'engager derrière un parti. "Finalement, si on leur fait une offre différente et raisonnable, les Carmausins sont prêts à y aller. Ce ne sont pas des extrémistes. Ils cherchent simplement une ouverture et à marquer leur mécontentement."
Un taux de pauvreté à plus de 20%
Pourtant, Carmaux est loin d'être enclavée. Située à 15 minutes en voiture d'Albi, la ville est accessible en train et en bus, même si les horaires ne permettent pas vraiment de satisfaire les travailleurs en horaires décalés. D'où vient ce ressentiment ? Pour Richard Navarro, secrétaire de la section carmausine de la CGT, c'est la question du pouvoir d'achat qui a été déterminante, dans une ville où le taux de pauvreté dépasse les 20%, selon l'Insee. "Ici, les gens sont employés de petites structures. Il n'y a pas de comités d'entreprise avec des bons d'achat ou des réductions sur les activités. Petits patrons, petits salaires, chômeurs... Tout le monde prend la voiture pour se déplacer. Et l'essence est chère", explique-t-il.
"Sur les ronds-points, au moment du mouvement des 'gilets jaunes', les gens se battaient pour garder leurs écoles, leur poste, leurs services publics. C'est ça, aussi, le sentiment d'abandon."
Richard Navarro, secrétaire de la section locale de la CGTà franceinfo
Le syndicaliste l'a lui-même constaté : même les travailleurs salariés ont du mal à finir le mois sans découvert. "Je suis fonctionnaire dans la fonction publique territoriale, explique-t-il. Certains de mes collègues, qui gagnent 1 700 euros mensuels, ont du mal à boucler les fins de mois. Ils vont voir leurs amis qui travaillent dans le social et leur demandent discrètement de l'aide, en disant : 'Je n'arrive plus à payer mon loyer ou à donner à manger à mes enfants.'" Il marque une pause. "Ce sont des gens qui travaillent", répète-t-il, abasourdi.
Dans un troquet de l'avenue Albert-Thomas, l'axe qui éventre la ville pour rejoindre Albi, la préfecture, un père et sa fille ne s'en cachent pas : au premier tour, l'un a donné sa voix à Jean Lassalle, un "gars sincère et du coin". L'autre, à Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France). Logiquement, au second tour, leur choix s'est porté vers la candidate du RN, "pour le pouvoir d'achat". Après le débat de l'entre-deux-tours, "impossible", pour elle, de voter pour "le président des riches". Détentrice d'un master en histoire médiévale, la jeune femme a décroché un emploi de caissière dans la grande distribution. Un contrat de 30 heures par semaine, payé 1 100 euros par mois, aux horaires incompatibles avec ceux des transports en commun.
Une inflation galopante
Si elle allait encore à l'ancien cinéma du centre-ville, le Lido, il y a quelques années, c'est désormais terminé. Dans celui qui vient d'ouvrir, la place plein tarif est à 7,80 euros, alors que l'ancien proposait une formule ciné-goûter à 4 euros. Idem pour la piscine. Depuis sa rénovation, les prix ont augmenté. Les sorties pour aller nager se comptent désormais sur les doigts d'une main.
Cette montée de l'extrême droite ne surprend pas Vincent. Infirmier libéral, le Carmausin de 52 ans a vu la gauche délaisser son électorat. Il se souvient d'une anecdote personnelle, selon lui emblématique des résultats du scrutin. "Il y a une vingtaine d'années, quand une association montée par des aides-soignants, à laquelle on m'a demandé de participer, s'est créée, ce sont les socialistes qui venaient voir ce qu'il se passait. L'an dernier, c'est un militant du RN qui a contacté le président de l'association. Pas la gauche."
Dans la cité de Jean Jaurès, ils sont peu nombreux à croire que les résultats d'avril se répéteront pour les élections législatives des 12 et 19 juin. "Le débat sera différent et le RN ne l'emportera pas", assure François Bouyssié. Car l'ancrage local du RN, à la mairie ou dans le département, reste faible. En 2017, la députée Marie-Christine Verdier-Jouclas (LREM) l'emportait dans la 2e circonscription du Tarn avec 66,14% des voix face à la candidate du RN Doriane Albarao (33,86%). Cinq ans plus tard, la digue carmausine tiendra-t-elle de nouveau ?
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