Mort de Nahel : comment les images diffusées sur les réseaux sociaux ont changé le traitement judiciaire des violences policières
"La vidéo est très explicite sur la situation." A 10h26, mardi 27 juin, Ohana, "assistante formation" de profession, publie sur Twitter les images de la scène qui s'est déroulée sous les yeux "de son apprentie". On y voit un policier faire feu sur le conducteur d'une voiture jaune, à Nanterre (Hauts-de-Seine). Les images viennent immédiatement contredire la version qui circule sur la plate-forme Pégase, un logiciel interne de la police, dont franceinfo a pu consulter des extraits : l'automobiliste, un adolescent de 17 ans prénommé Nahel, aurait "essayé de repartir en fonçant sur le fonctionnaire". "Nous avons voulu poster la vidéo pour dénoncer les bruits qui commençaient à circuler sur la version des policiers", témoigne l'internaute auprès de franceinfo.
>> Suivez en direct l'évolution de la situation et des investigations après la mort de Nahel à Nanterre
Le jour même, l'auteur du tir, un policier de 38 ans, est poursuivi pour homicide volontaire. Jeudi, l'officier de police est mis en examen pour ce chef d'accusation et placé en détention provisoire, comme l'a requis le parquet de Nanterre, qui estime que les "conditions légales de l'usage de l'arme" n'étaient "pas réunies". Au plus haut niveau de l'Etat, ces images, vues plus de 2,5 millions de fois, sont qualifiées "d'extrêmement choquantes" par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin.
Le schéma est désormais bien connu. Les photos et vidéos partagées sur les réseaux sociaux dans les affaires de violences policières jouent un rôle clé dans leur traitement judiciaire, dans la mesure où elles viennent contredire la version initiale. Les récents dossiers médiatiques l'illustrent : dans l'affaire Michel Zecler, ce producteur de musique passé à tabac par plusieurs policiers fin 2020, il a fallu attendre la diffusion des images de vidéosurveillance, par le média Loopsider, pour que le parquet de Paris requiert la mise en examen des quatre fonctionnaires de police.
La crise des "gilets jaunes", un point de bascule
Dans l'affaire Cédric Chouviat, ce livreur à scooter mort étouffé lors d'un contrôle routier en janvier 2020, l'ouverture d'une information judiciaire est intervenue après la publication d'une vidéo de l'interpellation musclée de l'homme de 42 ans, filmée par un passant.
Selon l'historien des cultures visuelles André Gunthert, la crise des "gilets jaunes" en 2019 a été le "catalyseur du rôle des vidéos dans la prise de conscience des violences policières". La durée du mouvement "a donné l'occasion aux médias d'enquêter" sur les images qui circulaient sur les réseaux sociaux pendant et après les manifestations, explique le maître de conférences en histoire visuelle à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). "Les vidéos sont devenues un 'game changer' [un point de bascule] de la légitimité et de la responsabilité des agents des forces de l'ordre", ajoute-t-il, observant un nouveau tournant avec la mort de Nahel.
"Dans l'affaire de Nanterre, le ministre de l'Intérieur ne peut pas faire autrement que de condamner l'action des policiers à cause de la vidéo. C'est sans précédent."
André Gunthert, historienà franceinfo
"Avec les images, on inverse complètement la charge de la preuve. Le policier devra expliquer pourquoi il a tiré", abonde l'avocat Mourad Battikh, qui s'est spécialisé dans ce type de dossiers. "Les magistrats sont sensibles aux vidéos, ils se soumettent à la force de l'image. Quand cela vient corroborer notre version, ils opèrent un virage à 180 degrés", souligne le pénaliste, citant une relaxe obtenue grâce aux images "il y a trois semaines" pour un client jugé pour outrage et rébellion. "On a montré au président du tribunal une vidéo apportée par un témoin", relate-t-il.
Du côté des magistrats, on confirme l'impact de plus en plus important des éléments visuels dans ce genre de dossiers. "S'il y a une vidéo et qu'elle infirme la version donnée par un fonctionnaire de police, une procédure qui a vocation à être classée ne le sera pas", affirme Loïc Pageot, procureur-adjoint de Bobigny, exemple à l'appui : alors qu'il s'apprêtait à classer sans suite une enquête pour violences policières sur mineur, faute "d'élément déterminant", l'envoi par la mère de la victime d'une vidéo montrant "que son fils a été frappé" a tout changé. "J'ai poursuivi et le policier a été condamné", explique le magistrat.
Un élément déclencheur pour la justice
La réciproque est également valable. Dans une autre affaire, ce même procureur a vu le chef de mise en examen retenu à l'encontre de policiers poursuivis pour tentative d'homicide volontaire après un refus d'obtempérer requalifié : "Dans la vidéo, on avait l'impression que le policier tirait sur la voiture, mais je n'avais pas tous les éléments de contexte." Ils ont finalement été poursuivis pour violences volontaires avec circonstances aggravantes.
"La vidéo à elle seule ne fait pas la preuve. Elle est la base nécessaire d'une enquête mais il est difficile de tirer des conclusions à partir de ces seules images."
Loïc Pageot, procureur-adjoint de Bobignyà franceinfo
Un avis partagé par Thierry Clair, secrétaire général adjoint du syndicat Unsa police. "C'est rare qu'on ait une vue d'ensemble avec une vidéo. Ce sont souvent plusieurs vidéos qui peuvent donner un aperçu", observe le syndicaliste. Dans le cas de Nanterre, une source judiciaire fait ainsi valoir auprès de franceinfo qu'"il y a beaucoup de vidéos [de surveillance, essentiellement] à exploiter sur les faits de refus d'obtempérer précédant le contrôle" qui a mené au drame.
Reste que sans l'existence de ces vidéos virales postées sur les réseaux sociaux, un certain nombre d'enquêtes n'auraient tout simplement pas lieu. Et il n'est pas rare que ces images démontrent que "les policiers ont menti sur les procès-verbaux", comme le reconnaît le procureur-adjoint Loïc Pageot. L'historien André Gunthert y voit l'illustration de l'importance particulière de ces éléments visuels dans ces affaires : "Les policiers étant des agents assermentés, leur parole a une valeur très forte face à la justice."
Un impact difficile à quantifier sur l'issue des procédures
C'est forte de ce constat qu'Amal Bentounsi, figure de la lutte contre les violences policières, a lancé en 2020 l'application Urgence violences policières pour filmer depuis son smartphone les éventuelles dérives lors des interventions des forces de l'ordre. "On a reçu beaucoup d'images à la sortie de l'application. Cela a permis à l'opinion de savoir qu'on peut filmer les policiers dans l'exercice de leurs fonctions", relève la militante. Selon elle, les images postées par la suite sur Facebook ont déclenché l'ouverture de plusieurs enquêtes judiciaires. Certaines ont aussi été transmises au Défenseur des droits.
"Je remercie les gens qui prennent la peine de filmer. Au moins, on a des éléments de preuves et un début de vérité."
Amal Bentounsi, militanteà franceinfo
S'il est difficile de quantifier l'apport des vidéos dans les procédures judiciaires sur le sujet, un rapport du Comité de liaison contre les violences policières de Lyon, publié en novembre 2020, a tenté d'objectiver le phénomène. Analysant "deux ans de plaintes contre la police en manifestation" dans la ville, ses auteurs pointent que "sur 16 enquêtes ouvertes et suivies par le comité, plus du tiers n'ont été ouvertes que parce que les faits ont été médiatisés".
"Le démarrage d'enquêtes effectives est presque toujours lié à une médiatisation préalable des faits, elle-même en général soumise à l'existence de preuves en images immédiatement disponibles pour les médias", assure le rapport.
Quels choix politiques après l'affaire de Nanterre ?
Quid de l'issue de ces enquêtes ? "La vidéo ne fait pas tout, mais elle peut permettre d'aboutir à une condamnation", assure le magistrat Loïc Pageot. Au niveau national, les condamnations de policiers, toutes causes confondues, ont augmenté entre 2017 (25) et 2021 (37), selon les chiffres publiés dans le dernier rapport de l'IGPN (voir le tableau ci-dessous). Mais la hausse des saisines de la justice en 2019 avec le mouvement des "gilets jaunes" peut expliquer cette hausse.
"L'existence d'une vidéo peut conduire à un procès. Est-ce que le procès condamne les responsables ? C'est une autre question", relève l'historien André Gunthert. Il questionne aussi l'étape suivante : "La décision politique, qui conduirait à changer les procédures en cas de refus d'obtempérer." L'affaire de Nanterre peut-elle amorcer un tournant législatif ? Aucune annonce allant en ce sens n'a pour l'instant été faite.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.