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Agressions en série, mauvaise blague ou psychose collective ? Le mystère des piqûres en boîte de nuit intrigue toujours autant les enquêteurs

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Des dizaines de jeunes racontent avoir été piqués dans des établissements nocturnes. Les autorités ont encore du mal à déterminer les contours et l'ampleur du phénomène. (RON SANFORD / CORBIS DOCUMENTARY RF / GETTY IMAGES)

Nantes, Rennes, Grenoble, Béziers, Toulouse… Un peu partout en France, des jeunes fêtards pris de malaises assurent avoir été piqués à leur insu. Les analyses toxicologiques se sont, pour l'heure, toutes révélées négatives. 

Ce serait l'agression à la mode dans les boîtes de nuit, les bars, les salles de concert : des piqûres sauvages, infligées aléatoirement à de jeunes fêtards. Certains disent avoir ressenti comme un pincement. D'autres, rien du tout. Mais ils se retrouvent soudainement pris de nausées, maux de tête, vertiges, allant parfois jusqu'à la crise d'épilepsie, voire la perte de connaissance. Et puis, après les malaises, la découverte d'une trace, comme une "petite piqûre de moustique", décrit le procureur de Toulouse, souvent entourée d'un hématome.

Plusieurs départements sont concernés et le phénomène se propage d'une ville à l'autre, générant une immense vague d'inquiétude, relayée sur les réseaux sociaux et via les comptes Instagram "Balance ton bar", où des anonymes peuvent poster leurs témoignages.

Le problème est pris très au sérieux, tant les témoignages sont nombreux : au total, pas moins de 130 enquêtes ont été ouvertes par la police, pour des faits disséminés sur tout le territoire, concernant principalement des jeunes femmes (qui représentent 80% des victimes), précise la police nationale à franceinfo. Les tout premiers signalements ont été recensés à partir de l'été 2021. "Mais le phénomène a clairement pris de l'ampleur en mars et surtout avril 2022", selon les données de la police.

"Un petit point rouge" et des malaises en série

Nantes est la ville la plus touchée, avec une cinquantaine de signalements accumulés depuis mi-février, à tel point qu'une procédure spécifique de prélèvements sanguins a dû être mise en place, en collaboration avec la direction départementale de la sécurité publique de Loire-Atlantique et le CHU. "Si un patient présente des signes de soumission chimique, on demande à tous les médecins d'appliquer le même protocole aux urgences, en examinant notamment s'il y a une lésion", explique François Raffi, chef du service des maladies infectieuses et tropicales au CHU de Nantes. Par "lésion", l'infectiologue entend : trace d'une éventuelle piqûre.

A Rennes (Ille-et-Vilaine), seize procédures ont été enregistrées par le parquet depuis le 10 décembre. Le procureur de Grenoble (Isère), Eric Vaillant, comptabilise dix-huit plaintes et relate des symptômes "toujours à peu près similaires", comme des "malaises, des évanouissements, des vomissements", détaille-t-il à franceinfo. "Ce qui m'a surpris, c'est qu'il s'agit toujours de malaises assez courts : moins d'une demi-heure à chaque fois."

A Béziers (Hérault), son collègue Raphaël Balland parle de "tout un tas de symptômes", pas toujours identiques. "Certaines victimes décrivent une fatigue, une faiblesse, d'autres parlent d'un véritable malaise", décrit le procureur. Dans sa ville, l'écrasante majorité des victimes recensées disent avoir été agressées dans la nuit du 17 au 18 avril, à l'issue de laquelle quatorze plaintes ont été déposées par sept filles et sept garçons. 

Des dizaines de cas ont également été constatés à Paris, Toulouse, Montélimar, Valence, Tours… "La présence de traces d'une ou plusieurs piqûres a été attestée sur quasiment toutes les victimes recensées", certifie la direction de la police nationale à franceinfo. Ce petit point rouge est parfois cerclé d'un hématome, "comme s'il y avait eu un petit coup", décrit François Raffi. Ces marques, dont les images ont été abondamment partagées sur Instagram et TikTok, ont été retrouvées sur les bras, les jambes, le dos, le cou, les fesses, les cuisses des jeunes victimes, parfois sous les vêtements.

Pour le moment, les affaires ne sont pas centralisées au niveau national. Chaque parquet a donc été saisi localement. Policiers et gendarmes essayent de "retrouver des éléments sur les vidéosurveillances, recueillent des témoignages… Ils cherchent à comprendre à qui on pourrait avoir affaire", détaille une source policière. "On est hyper vigilants mais dans l'expectative", souffle-t-elle.

Pas de GHB, aucun produit suspect

Car les pistes sont encore très minces, voire quasi inexistantes. Une partie des analyses toxicologiques menées sur des victimes sont encore "en attente de résultats", souligne la police nationale. Mais la plupart des procureurs interrogés ont déjà reçu une partie des conclusions. Et parfois la totalité, comme à Grenoble, où rien d'anormal n'a été détecté. Sur les 18 plaintes recueillies, dix expertises ont été réalisées "sur les personnes qui se sont présentées en temps utile à l'hôpital", explique le procureur. 

Le GHB, d'emblée suspecté, est pour l'instant écarté. Cette molécule, surnommée "la drogue du violeur" en raison de ses effets d'endormissement, n'a été retrouvée dans aucun prélèvement. Mais le GHB est très volatil, et localisable uniquement pendant "quatre à six heures" dans le sang et les urines, souligne Nicolas Franchitto, addictologue au CHU Purpan, à Toulouse. Il regrette les lacunes des kits de dépistage – qu'il nomme "kits de débrouillage" – utilisés aux urgences. "Ils détectent les principales substances, comme la cocaïne, le cannabis, l'alcool, les opiacés…" détaille-t-il. Mais les autres peuvent passer au travers. Les laboratoires spécialisés, agréés par la justice, pratiquent des analyses plus poussées, mais ils ne sont accessibles qu'après avoir porté plainte, ce qui retarde encore les prélèvements et les chances de retrouver certaines substances.

Parmi les autres produits qui pourraient être inoculés, l'addictologue cite toute la famille "des benzodiazépines", soit des "sédatifs et des anxiolytiques" tels que le Valium ou le Lexomil, "des médicaments amnésiants et sédatifs qui existent sous forme liquide, incolore et indolore". Les enquêteurs soupçonnent également des injections par des stylos d'adrénaline, utilisés pour soulager les allergies aux piqûres d'insectes. Mais cette substance étant naturellement sécrétée par le corps humain, elle est indétectable dans les analyses.

Les autorités invitent donc à rester très prudentes en cas de retours négatifs des prélèvements. "L'absence de traces détectées ne peut être interprétée comme une absence d'injection, elle peut être due à un prélèvement trop tardif", insiste la police auprès de franceinfo.

Un mobile impossible à décrypter

La détection de toxiques aurait pourtant été d'une grande aide pour faire avancer les enquêtes et éclairer les motivations des auteurs éventuels. Pour l'heure, aucun suspect n'a été appréhendé.

Aucune tentative d'agression sexuelle ou de viol n'a ainsi été rapportée lors des plaintes. Le procureur de Béziers, Raphaël Balland, ne croit d'ailleurs pas tellement à ce mobile. "On a eu une plainte isolée d'une jeune fille donc dans son cas, ça tiendrait. Mais pour les quatorze victimes ciblées la même nuit, je vois mal la stratégie d'un délinquant sexuel, d'autant que ces piqûres ont été recensées dans un laps de temps assez bref", analyse-t-il. 

Par ailleurs, seules "quelques victimes ont évoqué la disparition ou le vol d'effets personnels", selon la police. Unique certitude pour les procureurs interrogés : il ne peut y avoir qu'un seul auteur, les faits étant trop rapprochés dans le temps. Des agressions à la piqûre ont par exemple été remontées la même nuit, à Grenoble et à Béziers. "Il est possible que des agresseurs se copient entre eux", estime Raphaël Balland. A moins que ce ne soit "quelqu'un qui veuille observer les effets pour les analyser ? Voir les conséquences de son geste ?" avance encore le procureur de Béziers, manifestement perplexe.

"Est-ce qu'il s'agit de créer une psychose, de faire mal, d'ennuyer les autres ?"

Eric Vaillant, procureur de Grenoble

à franceinfo

"On ne sait même pas avec quoi la personne pique !" pointe l'infectiologue du CHU de Nantes, François Raffi. Il estime en tout cas que c'est un petit objet au vu des piqûres "très minimes". "Cela peut être une aiguille, une seringue, une seringue sans aiguille", énumère le médecin, assurant que celle-ci peut contenir "de la farine, de l'eau… Ou rien du tout."

Un choc lié à l'angoisse de la piqûre ?

Une piqûre avec une seringue vide ? L'hypothèse n'est pas exclue par les enquêteurs, assure Eric Vaillant, le procureur de Grenoble, précisant toutefois qu'il ne s'agit pas de leur piste de travail prioritaire. "Les victimes pourraient développer des malaises à partir d'une anxiété", décrypte le magistrat. La possibilité est également étudiée par son collègue de Toulouse.

"Cela peut être une aiguille vide, mais le stress de la piqûre dans ce contexte peut faire en sorte qu'on ressente un malaise nerveux, accentué par le stress ambiant, qui créerait un choc émotionnel."

Samuel Vuelta-Simon, procureur de la République à Toulouse

à franceinfo

Les piqûres n'ont d'ailleurs pas été systématiquement relevées sur chacune des victimes et "il n'y a pas d'expertise sur la piqûre elle-même", reconnaît-il. Les zones de flou sont nombreuses et les enquêteurs pourraient avoir du mal à s'acheminer vers des réponses tangibles, à l'image de leurs collègues outre-Manche.

Car le même phénomène s'est produit au Royaume-Uni, à l'automne dernier. Dans plusieurs villes, des femmes ont assuré avoir été droguées à leur insu par des piqûres d'aiguilles. Plusieurs d'entre elles racontaient s'être évanouies, avant de découvrir le lendemain une petite plaie sur une zone de leur corps, relate The Independant (article en anglais). Mais sur les 274 cas rapportés, aucune tentative d'injection de drogue n'a été avérée, relève Vice (article en anglais). Dans plusieurs régions britanniques, la police a même indiqué que certains plaignants n'avaient en fait été victimes d'aucune agression. Aucun vol ni aucune agression sexuelle n'ont été relevés. 

Les victimes pourraient-elles avoir mal interprété les agressions dont elles pensent avoir été les cibles ? C'est l'une des thèses avancées par le procureur de Rennes dans une récente interview à France Bleu. Il note que sur la quinzaine de témoignages de personnes affirmant avoir été piquées, il y a eu "des sensations de malaise" mais leur état "n'a pas été modifié de manière significative". "Est-ce que c'est quelqu'un qui fait un malaise pour une autre cause, comme une consommation d'alcool ou de produits illicites ?" s'interroge Philippe Astruc. 

Une psychose alimentée par la couverture médiatique ?

Reste l'hypothèse d'un phénomène de foule face à l'intense couverture médiatique des témoignagesL'emballement général n'est pas sans rappeler les affaires de chevaux mutilés, qui avaient semé l'effroi à l'été 2020. Un éventail de pistes avait été étudié par les autorités, jusqu'au plus haut niveau de l'Etat. Les conclusions de l'enquête avaient révélé, à la surprise des éleveurs, qu'une minorité des faits rapportés étaient le fait d'une action humaine, soit "seulement" 84 cas sur plus de 500 signalements recensés en 2020.

Pourrait-on arriver aux mêmes conclusions concernant les piqûres dans les établissements nocturnes ? Le phénomène ne serait-il finalement qu'une vaste psychose, alimentée et amplifiée par sa forte médiatisation ? Les autorités et experts médicaux – globalement dubitatifs – se montrent très prudents. 

"La santé est un sujet extrêmement sensible. Les rumeurs qui sont en lien avec sont plus facilement véhiculées et prises très au sérieux", explique à franceinfo Mélusine Boon-Falleur, doctorante en sciences cognitives à l'ENS. Sur ces sujets, l'humain peut avoir tendance "à suractiver son système de vigilance", poursuit la chercheuse, prenant la métaphore de l'alarme incendie, "très efficace" mais qui "sonne aussi pour un bout de pain carbonisé". Il est possible que cette hypervigilance crée une certaine surinterprétation dans un contexte où "il est plus facile de penser qu'il y a un problème là où il n'y en a pas, plutôt que l'inverse".

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