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Témoignage "On a été oubliés" : un an après, le sentiment d'abandon de Yohann Dorai, rescapé de l'Hyper Cacher

Le 9 janvier 2015, cet homme de 38 ans est resté caché pendant plusieurs heures dans une chambre froide de l'épicerie casher, cible de l'attaque d'Amedy Coulibaly. Il raconte à francetv info le sentiment d'abandon qui l'habite et les difficultés qu'il éprouve pour se recontruire, un an après.

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Yohann Dorai, rescapé de la prise d'otages à l'Hyper Cacher et auteur du livre "Hyper Caché", le 6 janvier 2016 à Paris. (MAXPPP)

"On a été oubliés, mis de côté." Yohann Dorai se trouvait dans l'Hyper Cacher, le 9 janvier 2015, quand Amedy Coulibaly a pris en otage tous ses clients et le personnel. Il est resté caché pendant plusieurs heures dans une chambre froide de ce supermarché casher du 20e arrondissement de Paris. Près d'un an après, il se sent abandonné. Dépossédé d'un événement tragique qui a bouleversé son existence.

"On n'a même pas été invités à la cérémonie de la plaque devant l'Hyper Cacher", déplore-t-il, mercredi 6 janvier. François Hollande et Anne Hidalgo l'ont dévoilée la veille, en fin de matinée. "C'est grave de ne pas avoir été contacté. Je me demande comment ils ont pu nous oublier..." Yohann Dorai pose ses mains carrées sur la longue table marron devant lui. En apparence, il est calme. Une colère froide l'habite. L'homme de 38 ans a son franc-parler. Il tutoie facilement.

"C'est un manque de respect"

Yohann Dorai n'a pas non plus reçu de message pour l'hommage populaire organisé place de la République à Paris dimanche. "De toute façon, cela me fait peur. Car il y aura du monde, beaucoup de monde." Il garde au fond de lui la crainte d'un nouvel attentat. "Cela me fait peur d'être exposé, d'être reconnu... Mais je vais essayer d'y aller... Ou pas. On verra. En fait, cela dépend de ce que feront les autres otages."

Il parle des cinq adultes avec lesquels il s'est réfugié dans la chambre froide au sous-sol de l'Hyper Cacher. Il y avait aussi un bébé, âgé de 11 mois à l'époque. Tous les six se retrouveront samedi soir devant l'Hyper Cacher, pour la commémoration organisée par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). "Au début, on n'était même pas invités ! C'est une des otages qui a dû insister ! Comment est-ce possible ?", s'indigne-t-il. Contacté par francetv info, le Crif indique qu'il attendait de réunir les coordonnées de tous les otages avant de les contacter.

Pas non plus d'appel, ou de courrier, de la part d'associations d'aide aux victimes. Quant aux démarches administratives, c'est tout aussi compliqué. Une avocate l'a aidé à obtenir une avance du Fonds de garantie. Depuis, plus rien.

J'ai essayé d'appeler, simplement pour le suivi de mon dossier. Cela n'a pas fonctionné. On m'a dit de voir avec mon avocate. On ne m'a même pas écouté ! Pourtant, ce sont nous les victimes, pas eux !

Yohann Dorai

à francetv info

Yohann Dorai est d'autant plus critique qu'il paye des assurances, "comme tout le monde". Or, le Fonds de garantie est financé par la communauté des assurés. "C'est donc un manque de respect", juge-t-il.

"Parfois, je n'arrive pas à emmener mes enfants à l'école"

Yohann Dorai est vêtu d'un pull noir. Ses yeux sont de la même couleur. C'est un homme petit et costaud. "J'ai pris 6 kg depuis un an. A force de rester à la maison, on mange." Il ne sort de chez lui que pour aller voir ses parents, ou le "docteur", comme il l'appelle. C'est lui qui l'a choisi, il assure son suivi psychologique. De temps en temps, il emmène ses enfants à l'école. "Certaines semaines, je n'y arrive pas. On se bagarre avec ma femme à propos de ça", raconte-t-il.

Patron d'une PME dans le bâtiment, Yohann Dorai n'a pas repris le travail : "Je faisais souvent 200 km à 300 km en voiture dans la journée, j'ai peur de le refaire." L'été dernier, il n'est pas parti en vacances à Antibes (Alpes-Maritimes), comme il le prévoyait. Avant le 9 janvier 2015, il allait au restaurant une fois par semaine. Depuis, il n'y est allé qu'une fois. "Et au resto, j'ai revu par hasard un otage. On s'est mis à parler de l'Hyper Cacher..."

Les cinq rescapés cachés dans le congélateur sont comme sa famille. Les autres otages, il ne les connaît pas. "Tenez il y a même pas une demi-heure encore un message", dit-il. Il prend son portable et désigne le texte qui s'affiche à l'écran. "On a un groupe sur WhatsApp, on communique tout le temps. C'est le groupe des six du frigo, les frigoristes !", s'esclaffe-t-il. Et Yohann Dorai de reprendre son sérieux : "Hmm, c'est un peu péjoratif, il faudrait changer le nom." 

Un livre achevé le 13 novembre 2015

Dimanche, les six rescapés envisagent de se retrouver pour dîner. Tous souffrent de la mort de Yoav Hattab. C'est un des quatre otages tués à l'Hyper Cacher, alors qu'il tentait de s'interposer face au terroriste. Yohann Dorai lui dédie son livre, Hyper Caché (éd. du Moment), dans lequel il raconte la prise d'otages telle qu'il l'a vécue. Il parle aussi de ses croyances juives, de son enfance dans le quartier de Belleville et de son entrée dans l'âge adulte.

Yohann Dorai assure qu'il reversera les bénéfices des ventes de son livre aux familles des victimes. Il l'a écrit avec Michel Taubmann, écrivain et biographe, entre autres, de DSK et Philippe Séguin. Les deux hommes ont travaillé pendant "trois semaines, au rythme de trois à quatre heures par jour". Ils l'ont achevé en novembre 2015. C'était le vendredi 13. En fin d'après-midi. Juste avant les attentats qui ont de nouveau endeuillé Paris.

"Je n'arrive plus à imaginer l'avenir"

Ecrire un livre comme thérapie ? "C'était obligé d'écrire. C'est tellement en moi cette terreur... J'avais envie que les gens sachent. Je voulais aussi rendre hommage à ceux qui y ont laissé leur peau, à la police, à tous ceux qui nous ont sauvé... Cela aide de raconter, concède-t-il. Mais le livre me fait beaucoup de bien comme beaucoup de mal." Yohann Dorai enchaîne en effet les rendez-vous avec les journalistes, un peu dépassé par l'emballement médiatique qui l'oblige à raconter encore et encore ce qu'il a vécu à l'Hyper Cacher. La veille, il y est même retourné, pour les besoins d'un reportage de France 3.

"Pas le choix. Il faut passer à autre chose, on ne peut pas rester bloqué", rétorque-t-il. Il le dit haut et fort, et pourtant n'y parvient pas. Juif pratiquant, Yohann Dorai se raccroche à la religion. Il trouve aussi refuge dans les moments passés en famille. Mais comme pris au piège, il y pense, puis en parle, puis y repense... 

Tourner la page, c'est plus facile à dire qu'à faire. En un an, ce n'est pas possible. Pour moi, c'est comme si c'était hier. Et puis le 13 novembre, ça a ravivé plein de choses. C'était comme le lendemain de l'Hyper Cacher pour moi. Et ça, ça vous tue...

Yohann Dorai

à francetv info

Depuis ce fameux 9 janvier, Yohann Dorai ne parvient plus à faire de projets. "Je n'imagine plus l'avenir", confie-t-il, meurtri.

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