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Prélèvements, examens, suivi sanitaire : les Rouennais s'inquiètent pour leur santé après l'incendie de l'usine Lubrizol

La ministre de la Transition écologique a annoncé que les victimes de Lubrizol feraient l'objet d'un suivi sanitaire. Mais dans l'attente de sa mise en place, les habitants de Rouen et de son agglomération tentent d'en savoir plus sur les risques qu'ils encourent. 

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Un manifestant tient une pancarte à l'occasion d'une manifestation, à Rouen (Seine-Maritime), le 1er octobre 2019.  (LOU BENOIST / AFP)

"Bjr, dans combien de temps les cancers vont-ils se déclarer ?" Rien de tel qu'un passage sur les quelques pages Facebook consacrées à l'après-Lubrizol pour prendre le pouls d'une communauté inquiète. Une autre internaute poste la photo d'une liste de noms barbares ("créatininémie, ionogramme sanguin, VS, CRP, CPK, ASAT/ALAT, Gamma GT", etc.) et sollicite de l'aide : "Si vous connaissez d'autres [analyses sanguines] à faire, n'hésitez pas." 

Mardi 8 octobre, Elisabeth Borne a promis la mise en place prochaine d'un "suivi environnemental et sanitaire". Sur RMC, la ministre de la Transition écologique a indiqué qu'elle se rendrait en fin de semaine à Rouen avec la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, afin d'installer un comité pour la transparence qui sollicitera notamment élus, riverains et associations. La mission précise de ce comité et la forme que prendra ce suivi sanitaire ne sont pas encore connues. 

"Les gens nous demandent ce qu'ils doivent faire"

La veille encore, le personnel gréviste du collège Lecanuet, où, la semaine précédente, élèves et enseignants ont été pris de malaises, nausées et vomissements, réclamait un "suivi médical pour les élèves et personnels". Les Rouennais, inquiets pour leur santé après l'incendie de l'usine Seveso le 26 septembre, ont pris les devants, sollicitant eux-mêmes avis médicaux et examens de santé. Des initiatives parfois chaotiques qui traduisent la détresse de la population. 

"En général, ce qu'on reçoit, c'est : 'Je vous écris parce que j'ai peur de ceci ou de cela.' Les gens nous demandent ce qu'ils doivent faire, quels examens réaliser, ils demandent des conseils au sujet de leurs enfants. Tout le monde est un peu perdu", résume Enora Chopard. Cette Rouennaise de 27 ans s'y connaît davantage en écologie qu'en médecine. En urgence, elle se renseigne pour venir en aide à ceux qui la sollicitent. Membre du collectif Lubrizol plus jamais ça, créé dans la foulée de l'accident, elle a épluché plus de 150 mails de riverains inquiets, envoyés pendant le week-end à l'adresse publiée sur la page Facebook de la toute jeune organisation. Déçus par les réponses des opérateurs de la ligne téléphonique mise en place par la préfecture, les Rouennais se tournent vers ces regroupements spontanés pour toutes les questions concernant les suites judiciaires de l'incendie, mais aussi les conséquences sanitaires. 

"Nous devons travailler rapidement avec des médecins pour leur répondre. Là, on ne peux que conseiller à ceux qui s'inquiètent de demander à leur généraliste une prise de sang."

Nous ne sommes pas capables de leur dire précisément ce qu'il faut chercher ou si tel ou tel examen a du sens.

Enora Chopard

membre du collectif Lubrizol plus jamais ça

"Pareil pour les taux de plomb, ou d'amiante : ce sont des analyses coûteuses qui ne se font que dans quelques labos", poursuit la jeune femme au téléphone, la voix abîmée par "une vilaine toux depuis dix jours". Dans l'attente de la mise en place d'un suivi par les agences de l'Etat, les collectifs et associations cherchent à laisser des traces : ainsi, Enora Chopard conseille aux salariés malades de le signaler par le biais de leur registre de santé et sécurité au travail, en prévision du scénario du pire. "Si personne n'est capable de fournir un suivi sanitaire correct, et que dans cinq ou dix ans, des personnes développent un cancer, ces registres seront la preuve qu'il y a eu une exposition." 

Né sur les réseaux sociaux, le Collectif Lubrizol rassemble lui aussi des riverains. L'un de ses membres, Simon De Carvalho, indique qu'"un groupe va se constituer pour s'occuper des questions liées à la santé", tant la question revient dans les conversations. A titre personnel, ce Rouennais qui ne vit qu'à 1,5 km à vol d'oiseau de l'usine et souffre d'une maladie orpheline neuromusculaire a "fait constater [son] état" par son médecin, afin de nourrir la plainte qu'il a déposée.

Avant d'envisager un dépôt de plainte, "il faut faire dresser des certificats médicaux pour constater les symptômes observés depuis l'incendie et demander des analyses sanguines", confirme Anne-Catherine Colin-Chauley, avocate et présidente d'Alerte thyroïde. "Ce sont des documents qui peuvent être produits en justice." Installée à l'autre bout de la France, en Corse, elle a reçu des appels de membres rouennais de son association, inquiets à l'idée que l'incendie de l'usine n'aggrave encore leur état de santé ou ne provoque des maladies chroniques dans plusieurs années. 

Des tests qui peuvent coûter 400 euros

L'association Respire, elle, a créé son antenne rouennaise à la suite de la catastrophe de Lubrizol. En huit jours, elle comptabilise environ mille adhérents et croule elle aussi sous les mails. "On ne peut pas leur répondre que ce n'est pas grave, ni qu'ils devraient partir sur le champ", explique Olivier Blond, son président. Constatant que "la communication officielle a laissé les gens avec leurs inquiétudes", l'association a envisagé de lancer une campagne de prélèvements afin de mesurer les taux de dioxine, de plomb et d'hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) dans le sang de volontaires. Elle a dû reculer face aux tarifs prohibitifs de certains examens : 400 euros pour la dioxine, selon le laboratoire consulté par Respire. "Le plomb coûte 20 euros et est remboursé par la Sécurité sociale", relève toutefois Olivier Blond.

Pour lui, la discrétion des autorités – conformément à la procédure de la médecine du travail – autour des examens réalisés sur les pompiers et les policiers qui sont intervenus sur le site de Lubrizol nuit au besoin d'information des habitants. 

Nous avons demandé à avoir accès à une version anonymisée des résultats [des policiers et des pompiers]. Connaître quels éléments ont été recherchés nous aiderait à savoir quels sont les tests pertinents.

Olivier Blond

président de l'association Respire

En attendant, Respire travaille à l'élaboration d'un site internet qui permettra aux habitants de l'agglomération de dresser un état des lieux sanitaire. "Le but premier est de rassembler des informations qui pourront aider les médecins et les scientifiques dans leurs analyses à venir, détaille-t-il. Le taux d'exposition diffère, selon que l'on vit à un ou dix kilomètres de l'usine. Nous tâchons de concevoir une carte sur laquelle les Rouennais pourront communiquer à la fois le lieu où ils se trouvent, leurs symptômes et, de manière simple et anonyme, leurs résultats d'examens." Car les inquiétudes ne s'arrêtent pas aux portes de l'agglomération rouennaise. A Forges-les-Eaux, à 45 km de Rouen, Christophe Holleville, à l'origine du collectif Union contre Lubrizol, assure avoir réalisé des examens médicaux pour les joindre à une plainte en justice contre l'industriel. 

"Trop tard pour pratiquer certaines analyses"

Si, pour les personnes interrogées, un suivi sanitaire s'impose, la communauté médicale s'interroge elle-même sur sa capacité à le mettre en place dans le cas précis de Lubrizol. Pour tenter d'avoir un avis médical et d'informer les habitants qui font appel à son association, Enora Chopard s'est rendue à une conférence organisée à la faculté de médecine.

Elle en a tiré une note de synthèse, où elle relève que les médecins qui y ont pris la parole "ne préconisent pas particulièrement d’analyses ni de suivi médical personnel pour l’instant, sauf en cas d’exposition très forte, de pathologie chronique ou de sensibilité particulière (femmes enceintes ou allaitantes)." Pourquoi ? "Peu de substances dangereuses connues suite à l’incident sont mesurables techniquement dans les liquides organiques (urines, sang) et celles qui le seraient ont une  'demi-vie' très courte (donc un délai d’élimination presque complète par l’organisme très court) et il serait donc trop tard pour pratiquer de telles analyses (benzo[a]pyrène notamment)."

En cas de poursuites judiciaires envisagées, ces médecins notent toutefois que le taux de globules blancs, un suivi hépatique et un bilan rénal peuvent constituer "une 'preuve' du bon état de santé initial de la personne pour éventuellement opposer cela à Lubrizol en cas de développement de pathologie chronique ou de cancer plus tard".

Un suivi pour qui et pour chercher quoi ?

Christian Sommade, délégué général du Haut Comité français pour la résilience nationale (un think tank spécialisé dans les questions de sécurité), s'interroge quant à lui sur la forme que pourrait prendre le suivi sanitaire évoqué par Elisabeth Borne. "Comment organiser un suivi sanitaire sur une population de cette taille et sur des polluants de cette nature, présents en quantité infinitésimale ? Quel protocole mettre en place ? Il va falloir demander à tout le monde d'aller à l'hôpital ? Une fois par mois ? Ou de faire une prise de sang annuelle ? Pour chercher quoi ? Sur une exposition aussi complexe et avec des dosages aussi faibles, je ne comprends pas ce qu'on entend par suivi sanitaire", réagit-il, pour le moins sceptique. "Il est impossible d'attribuer une pathologie à un seul facteur vingt-cinq ans après", complète-t-il, prenant l'exemple de Tchernobyl, dont beaucoup de malades français pointent la responsabilité dans le développement de leur maladie (notamment de la thyroïde), contre l'avis documenté du corps médical.  

"On ne connaît pas les interactions entre les produits. Il faut faire davantage de mesures, estime ce spécialiste en analyse de risques. Il faut d'abord étudier les produits et voir s'il en ressort une toxicité qui puisse donner lieu à une fiche médicale." Selon lui, le suivi n'est pertinent que pour "les personnes les plus proches, comme les premiers intervenants, pompiers et policiers, sur place pendant l'incendie". "Ce n'est quand même pas la même chose que les gens qui sont incommodés par les fumées, ajoute-t-il. Même s'il faut comprendre les angoisses de la population."

Après avoir fait valoir le caractère "rassurant" des analyses réalisées sur les divers prélèvements effectués à la suite de l'incendie, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a affirmé mercredi sur franceinfo que les premiers résultats d'analyse sur la détection de dioxines dans l'air "sont plus important que la normale, mais ça reste en dessous des seuils admis de toxicité." Plus de 11 jours après l'incendie, ces informations, délivrées au compte-gouttes, soumettent, au minimum, les habitants de Rouen et de ses environs à un stress et une détresse définitivement toxiques.

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