Cet article date de plus de huit ans.

Les "sans-dents" du Morvan face au "dentiste de l'horreur"

Le praticien néerlandais "Mark" Van Nierop est jugé à partir de mardi dans la Nièvre, pour avoir mutilé et escroqué une centaine de patients à Château-Chinon.  

Article rédigé par Catherine Fournier - Envoyée spéciale à Château-Chinon (Nièvre),
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 15min
Le dentiste "Mark" Van Nierop dans son cabinet à Château-Chinon (Nièvre), le 16 mai 2009. (MAXPPP)

Danielle rit pour ne pas pleurer. Pour la énième fois, elle raconte la scène du détartrage chez le dentiste Van Nierop, à Château-Chinon (Nièvre), qu'elle a elle-même vécue, subie, il y a six ans. Cette retraitée de 65 ans se revoit allongée sur le fauteuil du cabinet flambant neuf du praticien néerlandais. "J'étais allée le voir pour ma dent de l'œil [l'incisive]", explique-t-elle en roulant les "r". Le dentiste lui propose un détartrage. Danielle mime : "J'ai dit 'ah non pas ça !' en levant les bras, 'ça ébranle les dents'". "Pas beau, pas beau", soutient le médecin, tout en empoignant sa roulette. "Il ne m’a pas demandé mon avis. Je ne savais plus où donner de la tête, tellement il me l'a secouée. C’était un costaud. Un grand corps comme ça sur vous, avec son grand bras... On aurait dit une pelleteuse. J’étais totalement estourbie", raconte d'une traite la petite femme aux cheveux ras.

Une fois le détartrage terminé, le docteur "repart à fond de train vers son ordinateur". "J'ai dit à la secrétaire : 'Le dentiste, il m'a râpé les dents, il m'a coupé quelque chose !'". Danielle a le "frein des dents", la papille maxillaire, sectionnée. Aujourd'hui, elle ne peut s'empêcher de passer continuellement la langue sur ses dents du haut, réduites de moitié. "Je mange sur mon palais", résume-t-elle.

Un sauveur face à la désertification médicale 

Danielle fait partie des 103 victimes recensées du chirurgien-dentiste Jacobus Marinus Van Nierop, jugé jusqu'au 18 mars devant le tribunal correctionnel de Nevers. Le praticien est renvoyé devant la justice pour violences volontaires ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente, escroqueries, faux et usage de faux en écriture privée. Le "dentiste de l'horreur" ou "le boucher de la Nièvre", comme la presse le surnomme, est poursuivi pour avoir massacré les bouches des Morvandiaux pendant quatre ans.

Celui qui se faisait appeler "Mark" Van Nierop a été recruté en 2008 par un compatriote, Jan Van der Lee. Ce chasseur de têtes, installé dans la région depuis plusieurs années, est chargé par les autorités locales (conseil général, communautés de communes...) de recruter des professionnels de santé étrangers pour pallier la désertification médicale du Morvan.

"Pour les médecins, kinésithérapeutes, infirmières etc, il y a plein de travail dans le Morvan où vous pouvez exercer votre profession au rythme de la campagne", peut-on lire sur une annonce postée en ligne par Jan Van der Lee.

Annonce postée par Jan Van der Lee, chasseur de têtes dans le Morvan.  (DR)

La région a attiré de nombreux Néerlandais dans les années 2000. "Ce Morvan vallonné, ça leur plaisait beaucoup. Ils venaient acheter des maisons qu’ils retapaient dans des petits hameaux, ça apportait une certaine vie", se souvient l'ancien maire de Château-Chinon, Henri Malcoiffe, interrogé par francetv info.

Un dentiste déjà poursuivi aux Pays-Bas

Jusqu'en 2006, la petite sous-préfecture de la Nièvre compte deux dentistes. Mais l'un part en retraite et, peu de temps après, l'autre claque la porte, incapable de faire face à l'affluence de la clientèle de son confrère. Alors quand Van Nierop pose ses valises dans la ville de 2 000 âmes, il est attendu comme le messie par des habitants lassés de devoir faire entre 20 et 40 km sur des routes de campagne sinueuses pour aller se faire soigner les dents.

On avait fondé de grands espoirs en lui.

Henri Malcoiffe, ex-maire de Château-Chinon

à francetv info

"Avant l'épisode Van Nierop, Jan Van der Lee avait fait un sans-faute en faisant venir des dizaines de professionnels de santé dans la région, souvent des compatriotes", ajoute l'ancien maire. Contacté par francetv info, Jan Van der Lee ne veut plus entendre parler de cette histoire. "Pour moi, le dossier est fini, terminé", lâche-t-il, avant de raccrocher. L'enquête a établi qu'il ignorait, tout comme le Conseil de l'ordre des chirurgiens dentistes de la Nièvre, que Jacobus Marinus Van Nierop faisait l'objet de poursuites disciplinaires aux Pays-Bas avant d'arriver en France. Selon les médias néerlandais, cités par le Journal du Centre, il était poursuivi pour "actes médicaux négligents, facturations de frais excessifs et disparitions délibérées de données médicales".

Le docteur a malgré tout obtenu du ministère de la Justice néerlandaise un certificat de bonne conduite en vue de son installation dans le Morvan. Il a ainsi pu montrer patte blanche. "Lors de son inscription en avril 2008, tous les documents requis ont été fournis puis authentifiés et traduits par une experte de la cour d’appel de Dijon, fait valoir auprès de francetv info la présidente du Conseil de l'ordre des chirurgiens dentistes de la Nièvre, Elisabeth Gaillard. Il a aussi signé l'attestation sur l’honneur, obligatoire, selon laquelle il ne faisait pas l’objet de poursuites disciplinaires ou pénales dans son pays." Dont acte. Le dentiste installe son cabinet dans une grande maison aux volets marron située sur les hauteurs du bourg, louée à un compatriote néerlandais.

La maison dans laquelle le dentiste "Mark" Van Nierop avait installé son cabinet à Château-Chinon (Nièvre), le 11 février 2016. (CATHERINE FOURNIER / FRANCETV INFO)

Les habitants de Château-Chinon franchissent timidement le seuil de son cabinet rutilant, équipé avec du matériel dernier cri. "La mentalité morvandelle est plutôt fermée. On a du mal à s’ouvrir à l’étranger", marmonne Nicole Martin, une ancienne enseignante propulsée présidente de l'association du collectif dentaire, constituée en mars 2013. Mais "quand on voit une plaque de cuivre à côté d'une porte, on fait confiance", ajoute-t-elle, le ton grave.

"C'était l'usine, ça rentrait, ça sortait"

D'autant que le docteur Van Nierop est arrangeant. Il peut aussi bien consulter à 7 heures du matin que tard le soir ou même le samedi. On obtient des rendez-vous la veille pour le lendemain. Mais dans le secret des deux cabinets installés au rez-de-chaussée et à l'étage se met en place un étrange ballet. "C’était l’usine, ça rentrait, ça sortait..." se souvient Nicole Martin.

A entendre les récits des plaignants, le scénario se répète inlassablement : après une radio panoramique et un diagnostic inquiétant, "grave, grave", le dentiste néerlandais fait une "peutit piqûre" d'anesthésie qui cloue au fauteuil. Il disparaît dix minutes, puis revient. Outils à la main, il arrache et dévitalise les dents à tour de bras, pratique des détartrages brutaux et déplombe toutes les dents pour y remettre des composites blancs. "Beau, plus beau !" Le patient repart avec un nouveau rendez-vous dans la poche, noté sur un post-it par la secrétaire. Cette dernière a pour consigne de rappeler la veille du rendez-vous, pour relancer le client.

On était dans une pieuvre, une toile d’araignée dont on ne pouvait plus sortir.

Nicole Martin

à francetv info

Dans les rues de Château-Chinon, le notable Van Nierop affiche sa réussite. Au café du Boulevard, on se souvient d'un homme affable, amateur de cigares, au volant de son 4x4, collectionnant les conquêtes. Sa seconde épouse, une Néerlandaise, roule en Corvette. "Une Corvette, ça fait discret dans le Morvan !" raille-t-on au comptoir. Le couple vit dans une maison bourgeoise à 30 km de là, à Montsauche-les-Settons, où il fait construire une piscine et invite des élus de la région.

Mais à Château-Chinon, les langues se délient et la résistance des "sans-dents", comme ils se désignent eux-mêmes avec ironie, commence à s'organiser. Nicole Martin tente de piéger Van Nierop. "On avait rendez-vous en avril 2012 pour une conciliation au conseil de l'ordre, mais je savais qu'il ne viendrait pas. J’ai demandé à quelqu’un de prendre en photo son 4x4 et les allées et venues devant son cabinet à l'heure prévue", explique-t-elle. Le dossier du dentiste s’étoffe au conseil de l'ordre, qui a déjà porté plainte contre lui en mars 2011 pour avoir embauché sa femme comme prothésiste dentaire, alors qu'elle ne disposait pas du diplôme requis.

"C'était vraiment de la boucherie"

Plusieurs patients sont redirigés vers le médecin-conseil de la Caisse primaire d'assurance-maladie, qui constate les dégâts. "C’était tellement infecté qu'un petit bout de ma mâchoire était nécrosé", raconte Thérèse, petite femme pudique de 72 ans, à qui le docteur Van Nierop a posé quatre bridges. Ne supportant pas l'appareil, elle est restée sans dents du haut pendant une longue période. "On n’ose pas sortir, on a honte. Aujourd’hui, ce n’est pas fini. Je dois me faire poser un appareil amovible ou des implants." Thérèse a déjà "sorti plus de 30 000 euros de sa poche". 

Sylviane, elle, s'est fait arracher huit dents d'un coup. "J’ai attendu dans la salle d’attente pendant qu’ils étaient partis déjeuner, je pissais le sang. Il m’a posé l’appareil tout de suite alors que ce n’était pas cicatrisé." Comme Thérèse, la sexagénaire a dû rester sans dents du haut pendant un an et demi. "Du pain de mie, de la bouillie, de la purée, j’en ai mangé tout mon soûl !"

"C’était vraiment de la boucherie. Ça sautait de partout, des bouts de dents, du sang, qui m’arrivaient dans les yeux", se souvient elle aussi Marie*, encore traumatisée par ses séances.

Dans le cabinet du dentiste "Mark" Van Nierop à Château-Chinon (Nièvre), le 16 mai 2009. (MAXPPP)

En juillet 2012, le docteur Van Nierop prétexte une chute d'échelle pour fermer son cabinet, et se montre à Château-Chinon le bras en écharpe. Il déclarera plus tard au juge avoir voulu se suicider. Mais plusieurs personnes, dont des gendarmes, l'aperçoivent en train de conduire, les deux mains sur le volant. Une expertise médicale a conclu à l'absence de lésions.

C'est un super menteur en plus d’être un escroc. Il a raté sa vocation. Ce n'est pas dentiste qu’il aurait dû être, c’est comédien.

Gérard Martin

à francetv info

Après la fermeture du cabinet, les patients ont un délai d'une semaine pour venir récupérer leur dossier médical. Sauf que, la plupart du temps, celui-ci reste introuvable. Ou réduit à une peau de chagrin, avec des radiographies sur papier de mauvaise qualité. "Il y avait en tout et pour tout 4-5 feuilles", se souvient Marie*, l'une des rares jeunes patientes du docteur Van Nierop, qui a bataillé pour récupérer son dossier après 17 dents soignées pour rien. Nicole Martin, elle, s'est appliquée à recenser elle-même sur un schéma tout ce qui avait été effectué et facturé par Van Nierop sur ses dents.

Schéma réalisé par Nicole Martin pour évaluer le coût des soins, dont certains inutiles et fictifs, effectués par le dentiste Van Nierop sur ses dents.  (CATHERINE FOURNIER / FRANCETV INFO)

A ses côtés, Bernard, 79 ans, s'est pour sa part vu proposer un appareil comprenant trois dents, pour quatre de facturées à la Sécu. Une des dents de l'appareil s'est cassée. Bernard a attendu six mois pour récupérer son dentier... dans sa boîte aux lettres, en décembre 2012.

Il tente de se suicider et veut devenir une femme

C'est à ce moment-là que l'affaire éclate publiquement. Nicole Martin et plusieurs autres patients décident de convoquer la presse pour en finir avec les lenteurs du "dossier Nierop". "Ça a été très très long au démarrage, personne ne voulait nous croire", regrette Danielle. Le parquet finit par ouvrir une information judiciaire en mars 2013. Jacobus Marinus Van Nierop est placé sous contrôle judiciaire.

Fin 2013, le dentiste prend la poudre d'escampette et s'enfuit au Canada, officiellement pour rejoindre une femme rencontrée sur internet. Il est arrêté en septembre 2014, et fait une tentative de suicide à l'arrivée des forces de l'ordre. "Il s'est tranché la gorge et a écarté la plaie avec ses mains. Il en porte encore les marques", souligne son avocate, Delphine Morin-Meneghel, dans la seule interview qu'elle a accordée à la presse avant le procès. 

Renvoyé aux Pays-Bas puis extradé en France, Van Nierop invoque une dépression liée à une problématique transgenre. Ce grand monsieur, décrit comme "hyper viril" par la plupart des gens qui l'ont côtoyé, affirme vouloir devenir une femme. En détention provisoire à la prison de Saran, qui dispose d'une unité psychiatrique, il observe une grève de la faim et de la soif, et avale des lames de rasoir avant un interrogatoire chez les juges. 

"Il a tout essayé pour échapper à sa peine de prison"

"Ce que mes clients attendent du procès, c'est de comprendre : 'Est-ce un fou, un incompétent, un escroc ?'", s'interroge Charles Joseph-Oudin, l'avocat des victimes. "Il avait un comportement un peu gourou, les patients étaient sous son emprise", poursuit-il. Le dentiste est notamment poursuivi pour avoir commis ses mutilations sur des personnes "vulnérables", des patients âgés, certains sous tutelle, dont un déficient mental et épileptique, qui a perdu six dents après avoir consulté Van Nierop. Si "l'abus de faiblesse" n'a pas été retenu dans les chefs d'accusation, c'est le sentiment qui domine chez les victimes.

Il a gâché notre vie. On n'était qu'une carte bancaire sur son siège. On aurait été mieux soignés chez le vétérinaire.

Sylviane

à francetv info

Les différents experts qui ont examiné le docteur Van Nierop ont estimé qu'il ne présentait pas d’altération de ses capacités mentales ou intellectuelles, mais qu'il "avait un rapport particulier à l'argent et aux biens matériels". Ils l'ont également décrit comme une personnalité narcissique, exempte de sens moral et d'empathie.

Pendant l'instruction, Van Nierop s'est muré dans le silence, refusant de répondre aux questions, et ne se souvenant plus d'aucun patient. Son principal argument de défense : l'hygiène dentaire "déplorable" des habitants du Morvan. 

* Le prénom a été modifié

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.