Procès du "tueur de DRH" : le silence de Gabriel Fortin, mutique depuis son arrestation, au cœur de trois semaines d'audience
Il est muré dans le silence depuis plus de deux ans. Surnommé le "tueur de DRH", Gabriel Fortin est jugé à partir du mardi 13 juin à Valence, devant la cour d'assises de la Drôme, pour les assassinats de Patricia Pasquion, 54 ans, cadre dans une agence Pôle emploi, et de deux DRH, Estelle Luce, 39 ans, et Géraldine Caclin, 51 ans, ainsi que pour une tentative d'assassinat sur un autre DRH, Bertrand M. L'accusé, aujourd'hui âgé de 48 ans, va-t-il s'exprimer au cours de son procès ? S'expliquer sur les motifs de son périple meurtrier, entamé le 26 janvier 2021 dans le Haut-Rhin, et qui s'est achevé deux jours plus tard, par son arrestation retentissante au milieu du pont Frédéric-Mistral, entre Drôme et Ardèche ? Les avocats des parties civiles interrogés par franceinfo n'y croient guère. "La possibilité qu'il refuse de comparaître est importante", observe Hervé Gerbi, avocat des trois sœurs de Patricia Pasquion.
Car Gabriel Fortin reste muet. Il a refusé de répondre aux questions en garde à vue, puis aux interrogatoires de la juge d'instruction, ainsi qu'à tous les entretiens des experts psy. Il n'a pas non plus participé aux reconstitutions organisées pendant l'enquête. Ses avocats sont tout aussi mutiques : ils n'ont donné suite à aucune demande de médias, dont celles de franceinfo. Devant la cour d'assises, Gabriel Fortin a le droit de garder, une fois de plus, le silence, ce qui n'empêchera pas l'audience de se poursuivre comme prévu, jusqu'au 30 juin. "Un refus de comparaître ne changera rien. Son procès peut tout de même avoir lieu dans de bonnes conditions, afin de saisir comment il s'est préparé, expose Hervé Gerbi. C'est important de comprendre d'abord l'homme, puis son passage à l'acte."
"Solitaire", "introverti" et "paranoïaque"
La personnalité énigmatique du "tueur de DRH" sera au cœur du procès. D'après les informations de franceinfo, son frère et sa mère seront les premiers témoins attendus, dès le premier jour. C'est à eux que l'accusé a adressé deux lettres d'adieux, découvertes à son domicile après les assassinats. Des courriers laconiques, avec une formule et une signature similaires. Pour autant, Gabriel Fortin n'a pas souhaité que sa famille vienne lui rendre visite en prison. Depuis le 30 janvier 2021, il vit "sa détention de façon particulièrement solitaire et isolée", selon les éléments de l'ordonnance de mise en accusation, dont franceinfo a eu connaissance. Son frère lui a écrit, mais Gabriel Fortin n'a pas donné suite. Dans les nombreuses notes manuscrites retrouvées dans sa cellule, les enquêteurs ont déniché une lettre rédigée à l'attention de sa mère, finalement restée à l'état de brouillon. Dans cette missive, il formulait "divers griefs" envers elle.
Pourtant, avant sa détention, Gabriel Fortin et sa mère se côtoyaient régulièrement. Ils se sont vus quelques jours avant les assassinats qu'il est accusé d'avoir commis. Elle dit aux enquêteurs "l'avoir trouvé déprimé et l'a senti 'à bout'". "A son départ, il sanglotait", a-t-elle ajouté. Elle a également décrit un fils "solitaire", qui sortait peu et restait discret sur sa vie personnelle. Amateur de planeur et de tir sportif, il possédait légalement deux armes de poing.
Gabriel Fortin a été élevé par sa mère, avec son frère, de deux ans son aîné, à Nancy. Le garçon n'a pas été reconnu par son père, qui est retourné dans son pays d'origine, le Gabon, peu après sa naissance. Son frère, comme tous ceux qui l'ont connu, parle de l'accusé comme d'un homme "introverti", dont il n'était pas très proche. Il affirme aussi qu'il est, comme leur mère, "un peu complotiste paranoïaque" et qu'il se croit suivi dans la rue. Une tendance à la méfiance omniprésente chez Gabriel Fortin, corroborée par les investigations. Les enquêteurs ont, par exemple, retrouvé une note dans laquelle il écrit être persuadé de la présence d'un mouchard GPS dans sa voiture.
La "vengeance froide" d'un "homme intelligent"
La famille et les enquêteurs ne sont pas les seuls à le constater : les experts psychiatres considèrent, eux aussi, que le mis en cause est doté d'une "personnalité paranoïaque". Toutefois, les médecins, qui livrent une analyse à partir du dossier de Gabriel Fortin, à défaut de pouvoir le faire sur la base de ses déclarations, estiment que "les actes reprochés ne sont pas à mettre en lien avec un trouble mental". D'après eux, ils sont la traduction d'une "vengeance froide et déterminée d'un homme intelligent, blessé par des rejets insupportables de la part du seul milieu qu'il pensait pouvoir lui procurer une place sociale".
"Il choisit (...) de faire connaître au monde ce vécu d'injustice qu'il ressent profondément", analyse Nicolas Estano, psychologue clinicien, interrogé dans le podcast "Tueur de DRH" de la journaliste Marion Dubreuil. L'expert judiciaire s'étonne toutefois du silence de Gabriel Fortin, alors que, selon lui, une personnalité paranoïaque a, "souvent", une part revendicative. "La personne a envie de vous expliquer pourquoi elle est passée à l'acte", expose-t-il. Mais, comme le psychologue le souligne, Gabriel Fortin a choisi de coucher les mots sur le papier plutôt que de les prononcer : "Il parle à travers ses écrits, qui permettent de reconstruire son parcours de vie."
Pas de parole, mais des écrits
Car en prison, l'ancien ingénieur, au chômage en pleine crise économique des années 2000, a noirci de nombreuses feuilles et un calepin. Dans ces notes, que les enquêteurs ont recueillies et que France Bleu Drôme Ardèche a pu consulter, il y a une lettre rédigée par Géraldine C., cette responsable des ressources humaines de la société Faun Environnement, abattue de sang-froid dans les locaux de l'entreprise, située à Guilherand-Granges (Ardèche). Gabriel Fortin y a pénétré à 9 heures, le 28 janvier 2021. Il avait été licencié de Faun Environnement après y avoir travaillé comme ingénieur pendant deux ans. Et Géraldine C. avait signé sa lettre de licenciement. L'accusé commente ce courrier, qu'il dit avoir reçu à la veille de Noël, en 2009 : "Volonté de mettre à genoux + volonté d'humilier. Faun : la lettre envoyée le 24 décembre !!!". Dans une autre note, Gabriel Fortin se dit "voué aux minima sociaux à cause d'inactions justice".
Le "tueur de DRH" ne parle pas, mais il ne cesse d'écrire, et pas seulement dans sa cellule. De nombreux textes ont été extraits de son matériel informatique. Les enquêteurs ont notamment relevé cette phrase : "La peur doit changer de camp." L'exploitation des fichiers informatiques révèle en outre "une grande amertume quant aux motifs et circonstances de son licenciement", survenu après un précédent en 2006 en Eure-et-Loir. Gabriel Fortin travaillait alors à Gallardon depuis deux ans, comme ingénieur au bureau d'études de Francel, une entreprise restructurée après son rachat par un groupe américain.
Ses écrits permettent aussi de retracer ses déplacements avec minutie : l'accusé a effectué des voyages pour repérer les locaux de Pôle emploi à Valence, où il a tiré sur la conseillère Patricia Pasquion. L'enquête établira qu'il avait été inscrit dans cette agence entre 2010 et 2013. II s'est aussi rendu, quatre mois avant de passer à l'acte, sur le parking de l'entreprise Knauf à Wolfgantzen (Haut-Rhin), là même où il a ouvert le feu sur Estelle Luce, DRH de l'entreprise, le 26 janvier 2021. Or, les investigations révèleront qu'Estelle Luce et Bertrand M. avaient tous deux mené l'entretien de licenciement de Gabriel Fortin chez Francel.
Les investigations ont également mis en évidence d'autres projets de vengeance, restés inachevés. Jusqu'où Gabriel Fortin avait-il l'intention d'aller ? D'après des éléments de l'ordonnance de mise en accusation, il a consenti à écrire de rares messages au juge d'instruction au début de son incarcération, dans lesquels il évoque une "vie brisée" que ne réparent pas les indemnités chômage.
"C'est méprisant de ne pas s'exprimer"
"On ne peut pas tuer quelqu'un uniquement à cause de son métier, parce que, peut-être, il aurait mal fait quelque chose. C'est inadmissible", s'insurge Augustin, le fils de Géraldine C., qui s'est confié à France 3 Auvergne-Rhône-Alpes avant le procès. Le jeune homme, tout juste majeur, redoute que l'on trouve "des circonstances atténuantes" à l'accusé, au prétexte qu'il a vécu "des situations injustes dans le monde du travail". "S'il vient pour salir la mémoire des personnes qu'il a tuées, je préfèrerais qu'il se taise", ajoute le lycéen, qui n'attend cependant pas grand-chose de Gabriel Fortin. C'est aussi le cas des filles d'Estelle Luce et de leur père. "C'est méprisant de ne pas s'exprimer, mais on ne peut pas le forcer à parler", pointe leur avocat Jean-Marc Muller-Thomann, qui se fait leur porte-parole.
Pour les sœurs de Patricia Pasquion, la situation est un peu différente. Les investigations n'ont pas permis d'établir de lien direct entre la conseillère Pôle emploi et Gabriel Fortin. Mais la juge d'instruction souligne que l'ingénieur au chômage, qui percevait des aides versées depuis plusieurs années, "semblait nourrir une certaine rancœur à l'égard des institutions". La magistrate en déduit qu'"il est donc possible, voire probable, que Gabriel Fortin a symboliquement pris pour cible l'agence Pôle emploi incarnée en la circonstance par Patricia Pasquion". Sinon, pourquoi l'aurait-il ciblée ? "C'est la seule question à laquelle mes clientes aimeraient avoir une réponse", commente Hervé Gerbi, qui rappelle que "Patricia Pasquion n'a pas le profil des autres personnes assassinées".
"Une vérité judiciaire sortira de l'audience. Mais, pour mes clientes, c'est important qu'elles trouvent leur vérité à elles", poursuit l'avocat des trois femmes, qui étaient très proches de leur sœur. Elles se veulent "actrices du procès et non pas spectatrices", assure-t-il. C'est la raison pour laquelle il a fait citer, en concertation avec elles, dix témoins, en plus de ceux désignés par le procureur. "Certains témoins connaissaient Gabriel Fortin avant son passage à l'acte. Nous avons fait citer aussi la juge d'instruction, car elle seule a une vision globale du dossier", détaille Hervé Gerbi. "Nous cherchons à comprendre qui est Gabriel Fortin", insiste l'avocat. Alors que l'accusé encourt la réclusion criminelle à perpétuité, Hervé Gerbi souligne que ses clientes, "sans aucun esprit de vengeance", attendent "une sanction forte". "Elle ne sera, de toute façon, jamais à la hauteur de leur peine."
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