Procès de Fabienne Kabou : un infanticide "par la mer" devant la justice
Cette femme de 37 ans est jugée à partir de lundi devant la cour d'assises de Saint-Omer pour avoir noyé sa fille de 15 mois sur une plage de Berck-sur-Mer (Pas-de-Calais) en novembre 2013.
Il est 16 heures, ce vendredi 6 décembre 2013. La nuit tombe déja sur le cimetière de Capécure, à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). Quelques personnes se pressent dans le froid devant une petite tombe du carré des indigents. Adélaïde, 15 mois, est enterrée sous X : elle n'a pas d'état-civil. Ses grands-parents ont découvert son existence en apprenant sa mort. Leur fille de 36 ans, Fabienne Kabou, est accusée d'avoir noyé son enfant sur une plage de Berck-sur-Mer trois semaines plus tôt.
"Je crois que de mon existence, je n’ai jamais célébré d’enterrement aussi triste", se souvient l’abbé Frédéric Duminy dans La Voix du Nord. Tout, dans cette affaire d'infanticide, jugée à partir du lundi 20 juin devant la cour d'assises de Saint-Omer, est terriblement triste. A commencer par le récit des faits livrés par la mère devant le juge d'instruction, peu de temps après son arrestation. Fabienne Kabou parle au présent. Elle est sur cette plage de Berck-sur-Mer, le 19 novembre, à 21 heures passées. Il fait nuit. Elle s'avance sur le sable, sa fille dans les bras, éclairée par la lune.
"A un moment, je m'arrête. Elle a un petit sursaut comme si elle venait de se réveiller. Elle devait chercher mon sein. Je lui donne le sein. Je reste debout, je la serre contre moi et puis là, je ne sais pas, je dis 'non, non, non', j'arrête pas de dire 'non', je ne sais pas pourquoi. Je pleure, et comme si je disais à quelqu'un, 'je ne peux pas faire une chose comme ça', mais je le fais."
C'est comme si il y avait un projecteur braqué sur moi qui me guidait parce qu'il y avait de l'obscurité.
"J'ai tourné les talons et j'ai couru"
"Après, je vois l'écume et j'ai dû poser Ada à 5 mètres, à 2 mètres, en tout cas, elle a dû être noyée tout de suite. Je ne sais pas à quelle vitesse est montée la mer mais c'était tout près. Je l'ai posée, je lui ai parlé, je lui ai demandé pardon. Elle était bien, je pense. Elle ne s'est pas sentie en danger, j'étais contre elle. J'étais à genou. Je lui ai fait un câlin longtemps et puis elle n'était pas vraiment endormie mais apaisée […]. Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, à lui demander pardon, à lui parler et puis j'ai tourné les talons et j'ai couru."
Fabienne Kabou rentre ensuite à son hôtel, Le Littoral, à l'angle de l'avenue Marianne Toute Seule et de la rue des Bons Berckois. Le lendemain matin, elle reprend son train en direction de Paris. Au même moment, des pêcheurs de crevettes découvrent sur la plage le petit corps sans vie d'Adélaïde, emmitouflé dans une combinaison sombre, le visage enfoui dans sa capuche.
"Berck, c'est triste"
La nouvelle fait rapidement le tour de la petite station balnéaire, saisie d'effroi. Pourquoi avoir choisi cette ville pour commettre un tel acte ? "Parce que Berck, c’est triste, même le nom est triste. Et pour faire quelque chose de triste, je voulais un endroit triste", a confié Fabienne Kabou à son avocate, Fabienne Roy-Nansion. Les enquêteurs retrouvent assez vite sa trace. Cette femme n'a rien fait pour passer inaperçue, allant même jusqu'à demander les horaires des marées à des riverains et laissant son vrai nom au réceptionniste de l'hôtel.
Quand les policiers viennent l'arrêter dans un atelier d'artiste de Saint-Mandé (Val-de-Marne), Fabienne Kabou est en présence de son compagnon, Michel Lafon, un peintre-sculpteur de près de 30 ans son aîné. Elle prétend avoir confié sa fille Ada à sa mère, qui vit au Sénégal. Elle se ravise en garde à vue et déclare lui avoir "planté un couteau dans le ventre". Puis elle avoue son entreprise funeste.
Dans ce dossier, les enquêteurs vont aller de surprise en surprise. Peu à peu, la singularité de cette histoire se dessine. La personnalité de Fabienne Kabou détonne. Née à Dakar en 1977, elle s'exprime dans un langage châtié et présente une intelligence supérieure à la moyenne, avec un QI de 130. Issue d'une famille catholique aisée, elle a grandi au Sénégal auprès de sa mère, secrétaire de direction, et de sa grand-mère, prénommée Adélaïde. Ses parents se sont séparés quand elle avait 3 ans mais elle garde des contacts avec son père, fonctionnaire à l'ONU.
Une prétendue thèse sur "la théorie du réel"
La vie de Fabienne Kabou semble se dérouler sans heurts jusqu'à son arrivée en France, en 1995. Là, son brillant parcours scolaire devient plus chaotique. Elle abandonne des études d'architecture au bout de deux ans, s'inscrit en philosophie, puis décroche également. Elle enchaîne les petits boulots de baby-sitter et d'hôtesse d'accueil. C'est dans ce contexte qu'elle rencontre Michel Lafon, alors qu'elle a 24 ans. Ce retraité, marié et père d'une fille d'une vingtaine d'années, s'est reconverti dans l'art après une carrière de cadre en Afrique. Il vit seul dans son atelier. En raison de leur différence d'âge, Fabienne Kabou est contrainte de couper progressivement les liens avec sa famille et son entourage, à l'exception de sa mère, qu'elle appelle plusieurs fois par semaine.
Peu à peu, le mensonge s'insinue dans la vie de la jeune femme. En 2007, elle prétend vouloir arrêter de travailler alors qu'elle est licenciée et s'installe chez son compagnon. Elle reprend ses études. Etudiante en philosophie, niveau licence, elle affirme se lancer dans une thèse de doctorat sur "la théorie du réel" mais ne s'inscrit jamais. "Avec Fabienne, nous avions une vie sociale très riche : on voyait des amis, on allait à des expositions et des concerts. Mais à partir de sa thèse, elle a commencé à s'isoler, à ne plus voir personne", explique Michel Lafon dans Le Parisien.
Fin 2011, elle tombe enceinte. Fabienne Kabou met du temps à accepter cette troisième grossesse, après deux avortements. Elle la poursuit, sans suivi médical, dans un isolement grandissant, aux côtés d'un homme accaparé par un frère malade et peu investi dans la perspective d'être à nouveau père.
Un huis-clos à trois
Le 9 août 2012, elle accouche seule à l'atelier. Au retour de son compagnon, elle prétend avoir séjourné à la maternité des Bleuets et avoir déclaré l'enfant à la mairie. Il n'en est rien. "On retrouve des points communs à de nombreuses affaires de déni de grossesse", observe Martine Brousse, présidente de La Voix de l'enfant, partie civile au procès, avec deux autres associations.
Nous avons un point d'interrogation sur le fait que le père n'ait pas été mis en cause dans cette affaire.
Michel Lafon, 62 ans à l'époque, n'a jamais reconnu Adélaïde et ne s'est pas interrogé sur les conditions dans lesquelles elle était élevée par sa mère. Son avocat, Christian Saint-Palais, décrit un homme "peu intrusif et respectueux de modes de vie non conventionnels". "Fabienne Kabou lui a fait comprendre que sa fille était la sienne. Elle lui a assigné une place, il y est resté", poursuit son conseil, soulignant que l'accusée a beaucoup menti à son entourage. Très vite, il est question de confier Adélaïde à la grand-mère maternelle au Sénégal, le temps que Fabienne Kabou termine sa thèse. En réalité, cette grand-mère ignore tout de l'existence de sa petite fille et vit en Espagne.
"Ada" grandit clandestinement dans une sorte de huis-clos à trois. A l'intérieur du grand atelier, peuplé de sculptures en bois et de grandes toiles, rien n'est aménagé pour le bébé, qui dort dans le lit parental.
Ada a connu une vie heureuse. Fabienne était une mère magnifique.
Rites vaudou, "rabs" et sorcellerie
"Une mère magnifique", peut-être, mais sujette à des troubles inquiétants avant même la naissance et accentués après l'arrivée d'Adélaïde. Pendant des années, elle est persuadée d'avoir un couteau plantée dans le dos lorsqu'elle se réveille. Depuis 2010-2011, elle entend les murs tonner et la musique se mettre en marche. Elle voit la lumière allumée alors que celle-ci est éteinte. Surtout, elle croit voir les défunts de sa famille se manifester, hostiles. "J'ai mis son isolement sur le compte de la thèse. Rétrospectivement, je réalise qu'elle était déjà sous influence", estime Michel Lafon, toujours dans son entretien au Parisien.
Pour avoir vécu en Afrique de l'Ouest, l'artiste connaît bien les rites vaudou et les croyances autour des "rabs", ces esprits ancestraux qui peuvent vous posséder. Pour autant, il reste passif face aux symptômes de sa compagne qu'il décrira plus tard devant le juge d'instruction comme "culturellement malade". Fabienne Kabou entend des voix qui la persécutent. Selon elle, le projet de tuer sa fille va s'imposer à elle. Dans son journal, elle note à la date du 15 novembre 2013 : "Faire le plus rapidement possible ce que tu as en tête mais tu continues à hésiter."
Si Fabienne Kabou reconnaît avoir préparé son voyage en consultant les horaires des trains et des marées, elle réfute en partie la préméditation qui a été retenue par la justice. Elle se dit poussée par des forces maléfiques, sans avoir pour autant "l'intention de froidement supprimer" sa fille. Pourtant, quand elle quitte l'atelier, elle n'emporte ni couches, ni repas dans son sac.
On aurait dit que j'avais le vent dans le dos. C'était comme si je me sentais portée (...) Je n'arrivais pas à dire stop.
Devant les experts, cette femme cartésienne, rompue à la logique de la pensée philosophique, lâche le mot de sorcellerie et affirme avoir été envoûtée par sa belle-mère et une tante, ainsi que par la femme et la fille de Michel Lafon. Une façon, selon l'un des psychologues qui l'a examinée, d'extérioriser un acte "monstrueux", de lui "trouver un sens".
Une "psychose délirante chronique"
En apprenant la façon dont Adélaïde a été tuée, Michel Lafon pense que Fabienne Kabou a voulu rendre l'enfant à Mami Wata, cette divinité aquatique de la religion vaudou, dont la pratique est répandue en Afrique de l'Ouest. L'intéressée parle plutôt de sa fascination pour la mer et d'"une sensation amniotique" pour son bébé. Pour autant, son avocate constate que, "depuis le début, elle dit avoir été téléguidée, contrainte par une force extérieure, contre laquelle elle a perdu le combat". "La Fabienne Kabou actrice était en même temps spectatrice", poursuit-elle. Ce dédoublement, un collège d'experts l'attribue à une pathologie mentale qui s'est nourrie d'un héritage culturel. Une "psychose délirante chronique" qui a "très largement" altéré son discernement au moment du passage à l'acte.
Dans ce "délire", ne pas déclarer Adélaïde était une façon de la protéger du monde extérieur et lui ôter la vie, une manière de lui éviter un "sort pire que la mort". Une sorte de crime "altruiste" pour soustraire sa fille à un sombre avenir. "Elle se disait : 'La vie qu’elle aurait eue, c’est comme si c’était une maladie dont je l’ai soustraite'", confiait Fabienne Roy-Nansion à Libération peu de temps après les faits. "Mais quel était le danger?", s'interroge Sylvie Fenard, l'avocate de La Voix de l'enfant, qui attend des réponses à ce sujet au procès. "Elle a considéré son enfant comme un objet et non comme un sujet, un être humain", renchérit Jean-Philippe Broyard, qui représentera l'association Enfance et partage. "Elle est dans la dénégation de la réalité de cet enfant, sociale, administrative", relève de son côté Michèle Agrapart-Delmas, psychologue-criminologue, sur RTL. Le seul lien de l'enfant avec l'extérieur était ses promenades dans le bois de Vincennes tout proche avec son père. "Je m'occupais de la promenade du matin. Au jardin d'enfants et au lac, tout le monde nous connaissait", raconte-t-il dans Le Parisien. Fabienne Kabou, elle, ne sort pas avec sa fille.
Au juge, Fabienne Kabou a expliqué qu'une dispute avec Michel Lafon au sujet du sort d'Adélaïde, qui n'avait toujours pas été confiée à sa grand-mère, avait tout déclenché : "Ça n'a pas été d'arriver à Berck mais de franchir la porte de l'atelier. Dès ce moment-là, j'ai été horrifiée par la facilité, l'aisance avec laquelle ce voyage se déroule. C'est un peu comme si j'avais les mains liées. (...) Depuis que j'ai franchi le seuil de l'atelier, je suis embarquée dans une entreprise extrêmement tragique, immonde. Je suis pratiquement anesthésiée." La perspective d'une rupture a-t-elle précipité la nécessité de supprimer le fruit de cette liaison, qui n'a pas d'existence légale ? L'un des experts évoque en tout cas un manque "d'autonomie" de Fabienne Kabou, enfermée dans relation de "dépendance" vis-à-vis de son compagnon et incapable de se différencier d'avec sa fille.
Un procès pour "comprendre"
"L'infanticide par la mère –et, dans cette affaire, 'par la mer'– nous sidère mais il faut sortir de la sidération pour tenter de comprendre", reprend Fabienne Roy-Nansion. C'est aussi pour "comprendre" que les parents de Fabienne Kabou se sont portés partie civile. "Pourquoi ce silence autour d'Adélaïde ?" pointe Raphaël Tachon, le conseil de la mère de l'accusée. Fabienne Kabou souhaite justement "parler" à son procès. L'effet catharsis des assises, à l'instar du théâtre tragique, censé susciter terreur et pitié, peut prendre tout son sens.
Elle attend ce rendez-vous judiciaire. Elle a besoin de dire ce qu'elle a vécu et comment elle l'a vécu.
Si les quatre expertises divergent sur la nature des troubles psychiques ou mentaux dont souffre Fabienne Kabou, toutes estiment qu'elle est accessible à une sanction pénale. Elle encourt la perpétuité. Mais dans ce procès, la peine semble presque secondaire. "Elle en parle peu et ne souffre pas de la détention", précise son avocate, soulignant qu'elle n'a pas souhaité demander une remise en liberté dans l'attente du procès. En prison, "elle travaille à la buanderie, bouquine, regarde très peu la télé et écrit".
Elle communique au téléphone avec sa mère et reçoit les visites de son avocate. Selon cette dernière, "il ne s'est pas passé un entretien sans qu'elle parle d'Adélaïde". De cette petite fille, le monde n'a aperçu qu'un petit visage flou, filmé par une caméra de surveillance, dans une poussette. Le procès permettra peut-être de mieux en dessiner les contours. Et de la faire enfin exister.
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