: Reportage "Le meurtre de Thomas a ramené l'insécurité dans le village" : après le drame de Crépol, des électeurs face à la tentation du RN
Autour de la salle des fêtes de Crépol, les bougies, les fleurs et les pancartes en hommage à Thomas, poignardé à cet endroit il y a près de sept mois, ne sont plus là. Les scellés ont été levés. Vue de l'extérieur, la bâtisse en crépi beige, où se tenait le bal du village la nuit de sa mort, est redevenue anodine. Mais les habitants, comme Monique*, qui vit à quelques centaines de mètres, craignent d'y retourner. "Je ne sais pas si j'y parviendrai un jour", souffle cette retraitée, très marquée par la mort de l'adolescent de 16 ans.
Comme tous ses voisins, Monique reste bouleversée par le drame. Grand-mère, elle nourrit un sentiment d'inquiétude pour ses petits-enfants. Au point de placer le Rassemblement national en tête des élections européennes ? Si Monique ne préfère pas dévoiler la teneur de son vote, elle est "très satisfaite" de savoir que la liste de Jordan Bardella caracole en tête à Crépol, très loin devant celles de Renaissance et du PS.
Comme en 2019, le parti d'extrême droite est arrivé premier le dimanche 9 juin, mais avec 45,7% des suffrages recueillis, il a presque doublé son score en cinq ans. Sur les 437 villageois inscrits, 265 ont voté, dont 118 pour le RN et 10 pour la liste Reconquête menée par Marion Maréchal.
"C'est un choc, ça reste en tête"
"Le meurtre de Thomas a ramené l'insécurité dans un village de 600 habitants", estime une commerçante de Crépol, où subsistent une supérette, une fromagerie, une boucherie et un bar-tabac. Elle s'est installée dans le canton de la Drôme des collines il y a dix ans, "pour la tranquillité", comme la plupart des habitants qui ont emménagé à Crépol ces dernières années.
"Aux élections européennes, je ne voulais voter ni pour les extrêmes, ni pour Macron. Alors j'ai voté pour Raphaël Glucksmann."
Une commerçante de Crépolà franceinfo
Mais le Nouveau Front populaire ne la séduit pas : "Je suis presque prête à voter pour le RN, parce que je veux du changement."
"Les gens en ont marre. On a envie de voir ce que le RN peut faire au pouvoir, car ça n'est encore jamais arrivé", lâche Laurent*, adossé sur la portière de sa voiture. Pour ce jeune homme de 22 ans, qui a grandi à Crépol et travaille dans le bâtiment, la mort de Thomas a aussi pesé dans le vote. Certains jeunes ne veulent plus sortir. "C'est un choc, ça reste en tête", témoigne Laurent, présent le soir du bal. Lui est parti quand la situation "a dérapé" devant la salle des fêtes.
Touché à l'arme blanche, Thomas, "l'enfant du pays", lycéen à Romans-sur-Isère, la ville moyenne la plus proche, est mort sur la route de l'hôpital le 19 novembre. Dès le lendemain, l'ultradroite, mais aussi l'extrême droite et une partie de la droite, ont parlé d'une expédition punitive liée au "racisme anti-blanc". L'enquête a depuis démontré que la réalité est bien plus complexe et qu'on s'éloigne de cette thèse, qui reste pourtant bien ancrée dans les esprits.
Laurent assure ainsi avoir vu "débarquer" pendant la soirée "un groupe de gens en survêtement avec des capuches". "Des jeunes de quartiers de Valence ou Romans, qui habitent en cité, font les malins et se prennent pour des rois", assure le jeune homme, qui reconnaît que son ressenti se base sur "le physique". Pourtant, des jeunes de Romans-sur-Isère connaissent ceux de Crépol, certains fréquentent le même lycée. Dans cette affaire, quatorze personnes, dont au moins trois mineurs, sont mises en examen, mais l'auteur du coup de couteau mortel n'a pas été identifié et le déroulé des faits n'est toujours pas clair.
"Il y a de quoi être en colère !"
Du terrain de boules à la place des écoles, où des parents attendent l'arrivée du car de ramassage scolaire, peu d'habitants acceptent de commenter le résultat des élections. Plusieurs d'entre eux ne votent pas, par désintérêt. D'autres préfèrent ne pas dévoiler le contenu du bulletin glissé dans l'urne. Mathieu*, lui, accepte : il a voté pour le Rassemblement national, comme lors de précédents scrutins. Avec la victoire du parti d'extrême droite aux européennes, "la France va pouvoir retrouver ses origines", estime cet homme de 32 ans, qui considère qu'"il y a de plus en plus d'immigrés". Un discours qu'on retrouve chez plusieurs habitants interrogés dans le village.
Mais ce n'est pas le cas de tous les jeunes Crépolois. "Moi, ça me fait peur. Parce que c'est un parti qui ne propose rien pour les personnes handicapées, et qui va à l'encontre des droits des femmes", expose Léa*, 27 ans, installée ici depuis quatre ans. Pour Francis*, ancien "gilet jaune" âgé de 60 ans, qui se dit "très à gauche", le bon résultat de l'extrême droite n'est pas une surprise : "Dans les conversations, ça revenait."
Pour autant, pas question pour lui de convaincre ses voisins de changer leur vote. "Je ne suis pas sûr que ma solution pour montrer ma colère soit meilleure que la leur. Et il y a de quoi être en colère ! Regardez, le village est devenu un désert médical." De fait, à Crépol, il n'y a plus de médecin depuis dix ans.
"Crépol ne peut être résumé à un village de racistes"
"Je me demande si c'est du racisme ou un vote sanction", s'interroge François*, croisé en contrebas, le long de la rivière. A ses côtés, l'un de ses amis, qui n'a pas la nationalité française, intervient : "J'ai un niveau élevé à la pétanque, mais ici, quand je joue, je sens tout de même que je suis l'étranger gênant."
"Cela fait trente ans que ça vote pas mal pour l'extrême droite ici."
François*, habitant de Crépolà franceinfo
Martine Lagut, la maire de Crépol, s'affiche sans étiquette depuis son élection en 2014, avec une tendance marquée à droite. Elle vient d'accepter d'être la suppléante d'Emmanuelle Anthoine, la députée des Républicains sortante, qui repart en campagne dans la quatrième circonscription de la Drôme. Un choix symbolique, assumé au micro de France Bleu, "pour donner un éclairage à ce territoire qui a été douloureusement marqué" et permettre à "la jeunesse de se reconstruire avec des valeurs républicaines".
Le long des bordures de trottoirs de Crépol, des confettis colorés sont éparpillés, vestiges de la traditionnelle fête de l'épouvantail, organisée samedi 1er et dimanche 2 juin. Cette année, l'événement a pris la forme d'un hommage à Thomas. Pour passer à autre chose, sans oublier. Beaucoup de villageois le souhaitent, mais la présence de politiques ravive des tensions. Ainsi, quand Eric Zemmour a fait irruption, selon les témoignages recueillis, certains ont pris des selfies et d'autres sont partis, agacés.
Au bar-tabac, le patron ne veut plus entendre parler politique, surtout devant les journalistes, qui ne sont plus vraiment les bienvenus. Sous la mairie, la vingtaine de personnes âgées qui joue aux cartes, le jeudi après-midi, est excédée de les voir défiler. "Ce qu'il s'est passé il y a près de sept mois n'a rien changé. On en a juste ras-le-bol de cette bande de vauriens au sommet de l'Etat !" vitupère Simone*.
"Pourquoi vous venez à Crépol ? Les 45% pour le RN, il n'y a pas qu'ici, c'est dans toute la France !"
Simone*, habitante de Crépolà franceinfo
Charlotte, cofondatrice de Libre&Sauvage, une association d'éducation populaire et de développement local, redoute que le ballet politique et médiatique reprenne pendant la campagne électorale pour les législatives. Et qu'une fois de plus, la réputation du village soit ternie. "Crépol ne peut pas être résumé à un village de racistes", soutient la trentenaire, qui anime des colonies de vacances. En avril, elle a amené un groupe de sept enfants, âgés de 6 à 13 ans, près de la salle des fêtes de Crépol, afin "qu'ils se réapproprient les rues sans avoir peur". L'animatrice veut "porter une voix différente", tout en retrouvant un semblant de normalité. "On reste un petit village de campagne comme un autre."
* Les prénoms ont été changés.
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