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Corse. Pour le juge Thiel, "l'inconstance de l'Etat confine à l'inconséquence"

Gilbert Thiel, le premier juge d'instruction à la section antiterroriste de Paris, fait part à francetv info de son analyse et des axes sur lesquels il faut travailler pour sortir l'île de la criminalité.

Article rédigé par Hervé Brusini - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le juge d'instruction antiterroriste au tribunal de grande instance de Paris, Gilbert Thiel, dans son bureau le 5 décembre 2008. (FRANCK FIFE / AFP)

CORSE – Il s'agit du 19e meurtre par balles dans l'île de Beauté depuis le début de l'année. Vendredi 7 décembre, un nouvel assassinat a été commis à Calvi (Haute-Corse) : un homme a été tué à côté de sa voiture, et son passager, un enfant, a été blessé. Mercredi 14 novembre, déjà, Jacques Nacer, le président de la Chambre de commerce et d'industrie de Corse-du-Sud, était assassiné à Ajaccio. Le 15 décembre, les ministres Christiane Taubira et Manuel Valls étaient dépêchés sur place

Premier juge d'instruction à la section antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris, en charge particulièrement des dossiers corses depuis 1995, Gilbert Thiel* fait part à francetv info de son expérience et de son analyse sur la situation de l'île. Mais aussi des axes sur lesquels il faut travailler selon lui pour sortir la Corse de la criminalité et de l'affairisme.

Francetv info : Pourquoi est-ce si difficile d'élucider en Corse les assassinats au sein de la mouvance clandestine ou lors de règlements de comptes ?

Gilbert Thiel : Vouloir infiltrer le monde de l'ombre ou celui des organisations criminelles insulaires relève de la chimère. Nous sommes là dans une petite île d'à peine plus de 300 000 habitants où, peu ou prou, tout le monde se connaît. Vous pouvez toujours essayer de travestir un fonctionnaire de police en voyou ou en nationaliste corse, même s'il possède la langue et l'accent, il sera démasqué dès qu'on lui demandera : "Tu es de quel village ? Donc tu connais X et Y." Et puis, rares sont les affaires où l’on retrouve des traces, notamment des traces biologiques, sur la scène de crime.

Comment libérer la parole au pays de l'omerta ?

Je ne le sais pas. Par contre, ce que j'ai appris, c’est qu'apporter son témoignage à l'occasion d’une procédure judiciaire implique que ceux qui s'acquittent de ce devoir aient un minimum confiance dans l'institution policière et dans la justice. Cette confiance-là ne se décrète pas. L'omerta est bien davantage une réaction de prudence élémentaire face à la violence extrême et à l’insuccès des entreprises policières qu’une donnée culturelle insulaire.

Comment restaurer cette confiance ?

Vous voulez dire comment l’instaurer ? Par une amélioration des performances de l'appareil répressif. Aujourd'hui, les hauts responsables du ministère de l'Intérieur ont beau revendiquer des statistiques flatteuses - selon eux, une affaire de règlement de comptes sur deux serait policièrement élucidée -, cela ne convainc pas l'opinion publique qui se rend compte qu'en réalité, très rares sont les procès relatifs à ces affaires-là.

Les statistiques du ministère de l’Intérieur reposent sur un concept plus que discutable, celui d'affaires policièrement résolues, qui consiste à considérer que dès qu'une personne suspectée d'avoir commis un crime est déférée à la justice, la boucle est bouclée. Or, une affaire est résolue lorsque l’auteur du crime est condamné définitivement par la justice. Au milieu des années 90, la guerre fratricide qui a opposé les deux principales factions de la mouvance nationaliste, le FLNC historique et le FLNC canal habituel, a fait une vingtaine de morts. Ces procédures, d’abord instruites dans l’île puis dépaysées sur Paris en 1996, se sont soldées par des échecs. Seule une affaire a été véritablement résolue.

Comment améliorer le système ?

Il faut commencer par procéder à un bilan sincère des performances des actions du "couple" police-justice. Car faute de vrai bilan, on ne peut espérer apporter de vraies améliorations à l'outil dont dispose la justice pour parvenir à des condamnations à la hauteur des crimes poursuivis. 

Et puis, avec un travail classique de surveillance, de recoupement et avec de bons renseignements, on peut y arriver. Mais je constate que le renseignement initial qui a permis la résolution judiciaire de la dernière affaire d'envergure traitée au pôle anti-terroriste date de près de cinq ans. C'est dire si les performances du service de renseignement peuvent, doivent être améliorées. Tout comme celles des services de police judiciaire spécialisés dans la lutte antiterroriste. En outre, le quasi monopole de la Direction centrale du renseignement intérieur dans la collecte du renseignement présente un danger, celui de faire de la police judiciaire un service à la remorque du renseignement. Ce ne serait pas très sain.

L’Etat a-t-il failli dans la lutte contre le blanchiment d'argent ?

En tout cas, il a été incapable de mener le combat sur les deux fronts, nationalisme et criminalité organisée.

Il faut y ajouter à certaines époques son double langage. Au moment où le ministre de l'Intérieur affirmait qu’il "allait terroriser les terroristes" [Charles Pasqua en 1986] se déroulaient parallèlement des négociations clandestines avec les clandestins. Avec des valises de billets à la clé. 

En même temps que l'affairisme qui a gangrené la mouvance nationaliste, la criminalité organisée a prospéré dans l’île sans réaction adaptée de l’Etat. Les lois de décentralisation du tout début des années 80 ont été une aubaine pour elle. Elles ont abouti à multiplier les centres de décision et donc les foyers potentiels de corruption.

Or la France a une justice de dénuement et une culture judiciaire dans la lutte contre la délinquance économique et financière qui reste à parfaire. Sur le continent, le pôle financier du tribunal de grande instance de Paris a vu ses effectifs fondre. Tout comme le pôle économique et financier du tribunal de grande instance de Bastia. On touche là, une fois encore, l’inconstance de l'Etat, souvent velléitaire et rarement pugnace, inconstance qui confine à l’inconséquence.

Que pensez-vous des décisions prises par le ministre de l'Intérieur et la ministre de la Justice lors de leur dernier voyage en Corse ?

Elles vont pour l'essentiel dans le bon sens dès lors qu’il est affirmé qu'il faut détecter les circuits d’argent sale, les investissements mafieux ou quasi-mafieux. Le tout est de savoir si l'Etat saura, cette fois, s’y tenir dans la durée. 

J'observe que la Juridiction interrégionale spécialisée de Marseille, qui est en charge de la criminalité organisée sur Marseille et sa région mais aussi en Corse, ne paraît pas devoir, aux yeux du gouvernement, être sensiblement renforcée. Pourtant, il suffit d'additionner les règlements de comptes insulaires et ceux perpétrés dans la région Paca pour s'apercevoir que l'outil judiciaire, pour ne parler que de lui, reste sous-dimensionné.

Vous allez prendre votre retraite bientôt. Quelle a été votre principale difficulté ?

Incontestablement, c'est la direction effective de la police judiciaire dans les enquêtes qui m'ont été confiées. Le code de procédure pénale dit que le juge d'instruction est le directeur d'enquête quand une information judiciaire est ouverte. Ça c'est la théorie. En pratique, la police judiciaire a de réelles tentations
"d’émancipation". Le juge d'instruction doit constamment se battre contre une puissante machine, la police, pour s'imposer. Et lorsqu'il y parvient, cela n'est jamais
acquis.

 

*Gilbert Thiel est l'auteur de Dernier jugement avant liquidation, paru en février 2012 aux éditions Albin Michel.

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