Essonne, Merah, Forsane Alizza… "Le gouvernement instrumentalise les affaires"
A quelques jours du premier tour de la présidentielle, le gouvernement cherche à tirer parti de plusieurs affaires judiciaires, quitte à perturber le déroulement des enquêtes, estime le président du Syndicat de la magistrature.
Après l'arrestation samedi 14 avril de deux hommes dans le cadre de l'enquête sur la série de meurtres dans l'Essonne, le Syndicat de la magistrature dénonce les méthodes du ministère de l'Intérieur. Le président du syndicat proche de la gauche, Matthieu Bonduelle, accuse la place Beauveau d'"instrumentaliser" plusieurs affaires, à quelques jours du premier tour de l'élection présidentielle.
FTVi : Que reprochez-vous au ministère de l'Intérieur ?
Matthieu Bonduelle : De diffuser des informations précises dans le cadre d’une enquête criminelle complexe et difficile. Deux suspects ont été placés en garde à vue, on ne peut pas en dire davantage. J’ai vu dans la presse des informations très précises sur leur identité, sur la manière dont les policiers les auraient identifiés, sur les résultats des perquisitions, les images des immeubles…
On peut imaginer que des gens vont les reconnaître et savoir où les choses se passent, ce qu’on cherche. Qui sait s’il y a des complices en liberté ? Qui sait si le ou les tueurs courent toujours ? On peut raisonnablement croire qu’un certain nombre de protagonistes de cette affaire sont informés en temps réel de l’avancée de l’enquête.
Par ailleurs, deux juges d’instruction du tribunal d’Evry, qui s’occupent du dossier, ont été avertis de l’interpellation, samedi, de l’un des suspects, après la presse. Ça dit bien les priorités de la plus haute hiérarchie policière. Je ne parle pas des enquêteurs qui travaillent sur ce dossier et qui, d’après ce que je sais, sont très mécontents de ces fuites.
Vous accusez le ministère d'avertir les journalistes et de violer le secret de l'instruction ?
Tout est sourcé place Beauvau. Qu’il y ait des fuites dans des dossiers, cela arrive souvent et le secret de l’instruction, passé quelques mois et encore plus quelques années, n’a plus beaucoup de sens. Mais lorsque l'on procède encore à des vérifications cruciales pour la suite, il existe toujours.
Là, on est dans une phase cruciale, déterminante de l’enquête, avant toute mise en examen. Et le ministère de l'Intérieur annonce tranquillement à qui veut l’entendre des choses extrêmement précises sur la méthode de l'enquête et ses résultats. Tout cela est choquant. C’est une violation du secret de l’instruction, qui met en péril l’enquête.
Est-ce une nouveauté ?
Non. Au moment de l’affaire Merah, Claude Guéant s’est présenté comme le chef de l’enquête, alors que c’était le procureur de Paris. Mais on avait l’impression que ce dernier n’existait pas, ou qu'il était le porte-parole du ministre de l'Intérieur.
On se souvient aussi de l’affaire Forsane Alizza [présentée comme un coup de filet dans les milieux islamistes]. Il y avait des caméras embarquées sur les lieux des perquisitions, ce qui montre que des journalistes avaient été informés avant le début des opérations. Je ne mets pas en cause les journalistes ; quand on a une information, c’est difficile de ne rien en faire. Ce que je mets en cause, c’est le marketing de la hiérarchie policière et du ministère de l’Intérieur autour de ces affaires.
Vous suggérez que les enquêteurs auraient subi des pressions ?
Généralement, on n’interpelle pas un vendredi. Derrière, il faut gérer les gardes à vue et pendant le week-end, cela entraîne des complications. La plupart des policiers le savent. Or, les interpellations semblent avoir été un peu précipitées. D’après ce que j’ai lu dans la presse, dans l'affaire Forsane Alizza, la pression s’est exercée du côté du ministère de l’Intérieur et même en amont de l’Elysée.
Or, le matin du vendredi 30 mars, sur Europe 1, le chef de l’Etat a détaillé le résultat de la perquisition et utilisé des phrases comme "nous avons encore des questions à leur poser", "nous allons faire d’autres opérations". Comme s'il était, lui aussi, le directeur de l’enquête, alors que comme pour l’Essonne, on était dans le cadre d’une information judiciaire, avec deux juges antiterroristes de Paris chargés d'instruire l'affaire.
Ça commence à faire beaucoup. Voilà pourquoi j’accuse aujourd’hui la place Beauvau, et plus généralement le gouvernement, d’instrumentaliser un certain nombre d’affaires, au risque de les saboter. Je suis juge d’instruction de formation, je peux vous dire qu’une affaire criminelle comme celle-ci, c’est fragile.
Pourquoi les autorités chercheraient-elles à instrumentaliser ces affaires ?
Personne n’est dupe. Tout le monde a vu comment Claude Guéant avait capitalisé autour de l’affaire Merah. Les coups de filet dans les milieux islamistes après l’affaire Forsane Alizza, c’est encore plus flagrant. On arrête des gens présumés islamistes, on ne sait pas exactement ce qu’on leur reproche et on les relâche.
On voit bien l’intérêt qui est à l’œuvre autour de l'affaire de l'Essonne. C'est-à-dire qu'à quelques jours du premier tour de la présidentielle, le ministère de l’Intérieur veut s’attribuer les bénéfices de cette enquête, qui est loin d’être finie. Risquer de la saboter pour faire du marketing politique, c'est inadmissible.
On se souvient pourtant de précédents, comme l'affaire de Tarnac, où la presse avait été alertée au matin des interpellation, le 11 novembre 2008 ?
Il y a toujours une tentation du pouvoir politique d’utiliser certaines affaires judiciaires. Mais depuis trois semaines, un mois, il y a une accélération du phénomène. Ma responsabilité, c’est de tirer la sonnette d’alarme et de dire : ne soyez pas dupe de ce qui est en train de se passer !
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