Mort de Liu Shaoyo : "Si la police fait ça, à qui faire confiance maintenant ?"
Quatre jours après la mort du quinquagénaire, tué par un agent de la BAC lors d'une intervention à son domicile, de nombreux Chinois et Français d'origine chinoise ont une nouvelle fois manifesté mercredi, de nuit, à Paris.
Une inscription "Justice pour Adama Traoré" barre un mur, près de la rue Curial à Paris. Le nom de Liu Shaoyo pourrait bientôt fleurir dans ce quartier du 19e arrondissement, tant la mort violente du quinquagénaire a secoué les Chinois et les Français d'origine chinoise. "Tout le monde se fout des Chinois, résume Virginie, étudiante de 18 ans qui vit dans cet ensemble d'immeubles. François Hollande est allé au chevet d'Adama Traoré mais nous, rien. La police a ruiné une famille et ne veut pas assumer !" Dans cette affaire, les forces de l'ordre expliquent avoir tiré en état de légitime défense, lors d'une intervention au domicile de la victime dimanche 26 mars, sous la menace d'un couteau qui s'est avéré être une paire de ciseaux. La fille de Liu Shaoyo affirme le contraire : "La porte s'est ouverte, le coup est parti."
Deux soirs durant, de nombreux Chinois et Français d'origine chinoise ont manifesté leur colère devant le commissariat du 19e arrondissement. Mercredi soir, des incidents ont même éclaté devant l'hôtel de Ville de Paris. Deux manifestants et six CRS ont été blessés, précise Le Parisien. "Le mouvement de soutien pour la famille et les affrontements ont été surprenants, reconnaît Sacha Lin Jung, président de la branche jeune de l'association des Chinois résidents en France (ACRF). Une "situation inédite", ajoute-t-il, à la mesure du trouble jeté par l'intervention mortelle de la BAC, dimanche soir. Mais cet élégant restaurateur à la parole si calme, si posée, n'est guère emballé par "la présence de groupuscules d'extrême gauche [dans les manifestations] qui jettent de l'huile sur le feu".
Ce qui s'est passé rue Curial, c'est comme perdre le dernier recours pour vivre en sécurité. En exagérant à peine, il y a un sentiment de trahison. Quand des manifestants s'attaquent aveuglément aux symboles de la police, c'est qu'ils ont perdu confiance.
Sacha Lin Jung, association des Chinois résidents en France (ACRF)à franceinfo
Pour Virginie, comme pour tant d'autres, la mort de Liu Shaoyo a brisé ce lien. Elle connaissait une fille de la victime et a donc choisi d'exprimer sa colère lors des rassemblements. "Comme il parlait chinois, peut-être que les agents n'ont rien compris ? Mais c'est choquant, on tue pour rien !, enrage-t-elle. Alors que nous, justement, on demande plus de sécurité. Alors quoi, il faut quitter la France ?" Son discours est en rupture avec les propos de l'ancienne génération, davantage conciliante avec les forces de l'ordre. "Il y aura la guerre. Je vois un policier, maintenant, je me moque de lui, ajoute-t-elle. Mais mes parents ne veulent plus que j'aille manifester."
Cibles récurrentes d'agressions et de vols, en raison de préjugés racistes, ils réclament davantage de protection depuis de nombreuses années. "Quand les voyous voient une tête asiatique, ils tirent sur les sacs", assure Lizhen, Chinoise qui vit dans la résidence où est mort Liu Shaoyo. Elle est aujourd'hui convaincue d'être une cible privilégiée. Traînée sur le bitume lors d'un vol à l'arraché, il y a une douzaine d'années, elle conserve une cicatrice au coude. "Depuis, je ne marche plus dans la rue avec un sac et je ne sors plus de chez moi après 21 heures", souffle-t-elle.
"Moi non plus, je n'aurais pas ouvert aux policiers"
Le soir du drame, Liu Shaoyo aurait d'abord déconseillé à sa fille d'ouvrir la porte, selon le récit d'une autre de ses filles, âgée de 21 ans, lors de la conférence de presse. "Mais ce qui s'est passé avec la police, ça pourrait aussi m'arriver !", explique Lizhen. En mars 2016, un faux policier a passé dix minutes devant sa porte. Elle a refusé d'ouvrir, et l'escroc a fini par décamper. "Alors comment savoir ? A la place de la famille, moi non plus, je n'aurais pas ouvert aux policiers." La mort de Liu Shaoyo plonge de nombreux Chinois dans une situation paradoxale. "On ne sait plus quoi faire. Si la police fait ça, on va chercher qui maintenant ? A qui peut-on faire confiance ?", déplore Lizhen.
L'affaire réveille des souvenirs douloureux. En août 2016, plusieurs milliers de personnes s'étaient rassemblées devant la mairie d'Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) pour rendre hommage à Zhang Chaolin, 49 ans, mort après une agression crapuleuse. "C'était la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. La police est laxiste et ne fait rien pour nous mettre en sécurité ", estime Caroline Mia. A l'époque, cette jeune youtubeuse avait dénoncé l'existence d'un racisme anti-asiatique, dans une vidéo. Elle pointait également des réactions médiatiques peu importantes selon elle, y compris après un rassemblement organisé place de la République, en septembre 2016.
Née en France, Caroline Mia ne rencontre pas les mêmes difficultés que la génération précédente, confrontée à la barrière de la langue. "Il y a un ras-le-bol, l'ancienne génération n'avait pas encore la mentalité de parler, de l'ouvrir, de manifester, poursuit la jeune femme. Mais les enfants sont différents, plus occidentalisés, et ne veulent plus se laisser faire." Selon elle, la mort de Liu Shaoyo montre que tout le monde n'est pas logé à même enseigne. "Pourquoi ce désert [de réactions] chez les politiciens ? Si les médias et les politiciens n'en parlent pas, ce n'est pas la police qui va prendre l'initiative de renforcer la sécurité ou de nous écouter."
Certains Chinois et Français d'origine chinoise s'en prennent directement au journal Le Parisien, qui a évoqué un "agresseur" dans le premier article consacré à l'affaire. "Mais on ne sait même pas ce que va donner l'enquête", peste le buraliste Hu Jian Feng, président de l'association Notre avenir notre profession (NANP). Il a lancé un boycott du quotidien. Il estime qu'une centaine d'établissements l'a suivi. "Quand on me demande ce journal, je dis que je ne l'ai pas, affirme-t-il. Nous réclamons des excuses auprès de la famille."
Un sentiment de délaissement
Après les violences qui ont émaillé les manifestations en mémoire de Liu Shaoyo, Hu Jian Feng a lancé un appel au calme sur sa page Facebook. "Je préfère maintenir une pression pacifiste que nourrir cette violence que nous méprisons." Mais il n'en reste pas moins dubitatif sur l'efficacité des policiers. "Ils vous regardent souvent de haut quand vous leur parlez, soupire-t-il. Ma femme s'était fait voler son téléphone. Lors du dépôt de plainte, les agents nous l'ont presque reproché, dans des remarques lamentables. Et pour les choses mineures, ils ne se déplacent pas."
S'il se passe quelque chose, maintenant, on évitera d'appeler la police.
Hu Jian Feng, président de l'association NANPà franceinfo
"En 2010, malgré la multiplication des agressions ciblées, les commissariats du quartier de Belleville se renvoyaient la balle, explique Sacha Lin Jung, qui évoque "un sentiment de frustration énorme, de délaissement de la part des pouvoirs publics". Une "association chinoise pour le progrès des citoyens" a même été créée dans le but d'améliorer l'accès aux services publics. Des prospectus traduits en chinois ont également été mis à disposition dans les commissariats, pour réduire la barrière de la langue lors des dépôts de plainte. A Aubervilliers, où est mort Zhang Chaolin, des caméras de vidéosurveillance doivent être installées pour renforcer la sécurité.
Des efforts encore insuffisants aux yeux de Sacha Lin Jung car, selon lui, les pouvoirs publics n'ont pas pris la mesure de la spécificité culturelle des Chinois et Français d'origine chinoise. "Beaucoup ont un potentiel économique certain, mais ils ressentent parfois du mépris, dénonce-t-il. Dans le quartier historique de la maroquinerie, à Paris, les agents multipliaient les contraventions contre les livreurs et les clients, la mairie changeait le sens de circulation des voies pour perturber les livraisons, etc."
Il dénonce l'expression "communauté chinoise", qui renforcerait les préjugés et masque la diversité. "Nos parents ont subi des discriminations, la précarité, les clichés négatifs sur les Chinois autant que les clichés positifs, tous deux essentialisants. La nouvelle génération aspire à autre chose."
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