"J'y ai laissé un petit peu de moi" : un an après l'attentat de Nice, Chloé, infirmière, raconte sa difficile reconstruction
Infirmière dans une unité de réanimation pédiatrique à Nice, Chloé a été mobilisée pour soigner les blessés de l'attentat du 14-Juillet. Confrontée en tant que soignante à la violence des événements, elle a réussi à s'en remettre, notamment en soignant un petit garçon de 6 ans. Elle raconte à franceinfo.
Le feu d'artifice du 14-Juillet vient de se terminer sur la promenade des Anglais. Pendant ce temps, Chloé* finit de se démaquiller. Infirmière en réanimation pédiatrique à l'hôpital Lenval de Nice (Alpes-Maritimes), pompier volontaire, elle est de garde le lendemain. Elle s'apprête à aller se coucher. Elle n'en a pas le temps. Un terroriste vient de foncer avec un camion sur la foule, massée ce soir-là dans le centre-ville de Nice. Chloé est appelée en renfort pour traiter les nombreux blessés. Une demi-heure plus tard, elle entre dans la discothèque High Club, transformée en poste médical avancé, où les urgences absolues sont regroupées. Elle en ressort à 5 heures du matin. Plus tout à fait la même.
Depuis un an, Chloé ne sait pas comment se débarrasser de la "haine" tenace qui l'habite. Une colère froide. Sa voix est douce quand elle en parle. Elle ironise même. "L'évacuer, je ne sais pas comment, à moins de prendre les armes et de répondre par la violence ! Mais bon, ce n'est pas la solution du tout", dit-elle en riant. Elle a choisi de miser sur le temps. "La haine, j'en aurai toujours un petit peu au fond de moi, explique-t-elle, reprenant son sérieux. Mais ça va passer. C'était très violent de passer d'un appel, où l'on me dit 'Viens vite, on a besoin de toi, on a de nombreuses victimes il y a eu un accident avec un camion', de cette intervention que j'ai imaginée, à ce que j'ai vu."
C'est cette violence-là qui est difficile à gérer. C'est compliqué, après, de continuer comme si de rien n'était
Chloé, infirmièreà franceinfo
L'infirmière n'a pourtant pas souhaité bénéficier d'un soutien psychologique. "L'attentat n'a pas influencé mon quotidien : je dors bien, je fais du sport, j'ai mon travail que j'adore toujours, je prends toujours autant de gardes comme pompier, détaille-t-elle. Mon ressenti de la vie est juste un peu différent. J'ai arrêté d'aller aux concerts. Je suis un peu plus dans la crainte de ce qui peut se passer. Mais il faut apprendre à vivre avec." Chloé a préféré en parler avec ses collègues. Témoigner aussi. Comme d'autres professionnels intervenus sur les lieux de l'attentat, elle a raconté son ressenti à Marc Magro, urgentiste à Nice et à Menton, qui en a tiré un livre, Soigner : Nice, 14 juillet 2016 (Ed. First). "C'est une belle aide", commente-t-elle. On sait qu'on n'était pas seuls ce soir-là. Finalement, on se rend compte que c'est aussi violent pour les uns que pour les autres."
"J'ai vécu les plus belles retrouvailles de ma vie"
"Les soignants suivent eux aussi un long processus de guérison", explique Marc Magro. Certains, comme Chloé, ont trouvé une autre solution : se concentrer sur le suivi des familles de victimes. Lorsqu'elle sort du High Club, le 15 juillet au petit matin, elle ne rentre pas directement chez elle. Elle rend visite à ses collègues du service de réanimation pédiatrique. "Je ne pensais pas qu'il y avait autant d'enfants hospitalisés." Parmi eux, il y a Léon*, en vacances à Nice avec sa famille. "Tout le monde s'affairait autour de lui car il était gravement atteint", se souvient Chloé. Le petit garçon de 6 ans souffre d'un traumatisme crânien, d'une fracture au bassin et de lésions cutanées importantes. "Quand je suis arrivée, il était sans parents et sans identité, précise l'infirmière. Heureusement, ses grands-parents se sont manifestés quelques heures plus tard."
Léon est plongé dans un coma artificiel pendant trois à quatre jours, le temps qu'on lui prodigue les soins nécessaires. Quand il se réveille, il est prostré et muet. "On essayait de lui apporter tout le réconfort qu'on pouvait, sans lui parler de ce qui s'était passé ou de sa maman." Sa mère, hospitalisée à l'autre bout de la ville, est elle aussi très gravement blessée. Son état lui interdit tout déplacement. Il faut attendre la fin du mois de septembre, plus de deux mois plus tard, pour qu'elle puisse enfin se rendre au chevet de son fils. Dans le livre de Marc Magro, elle résume : "J'ai sans doute vécu les plus belles retrouvailles de ma vie entre un enfant et sa maman."
"Elle est arrivée en ambulance, se souvient-elle. On l'a prise en charge en fauteuil roulant et on l'a conduite dans le box de son enfant. On l'a aidée à le prendre dans ses bras. C'était pour la première fois depuis le 14 juillet." L'infirmière vit ce moment fort avec une auxiliaire de puériculture. "Il ne fallait pas être trop nombreux. C'était un moment d'intimité et de renaissance. La maman nous a dit : 'J'ai l'impression d'accoucher à nouveau, de redécouvrir mon enfant.' C'était pas grandiose : il n'y a pas eu de cris. C'était dans la douceur et la pudeur." C'est à ce moment-là que la quadragénaire craque. Elle "décompense", comme le disent les soignants. "Les larmes sont montées tout doucement, se rémémore Chloé. Ma voix s'est enrouée."
On est habitués à des moments particuliers en réanimation. Mais là, c'était quelque chose qu'on n'avait jamais pu vivre auparavant. On est sorties de la chambre avec ma collègue. On s'est regardées. On avait un immense sourire sur le visage, avec les larmes qui coulaient en même temps. C'était du bonheur. C'était bien.
Chloé, infirmièreà franceinfo
Un enfant devenu "la mascotte du service"
Pour Chloé, ce moment était indispensable. "Cette rencontre, c'était une obligation car on a pu boucler la boucle, explique-t-elle. Le fait d'avoir pu provoquer la rencontre a permis d'achever correctement notre travail. Heureusement qu'on a pu y arriver, sinon il nous aurait manqué quelque chose, à nous les soignants en équipe. Il y a eu un début, un milieu et une fin à cette histoire." L'épilogue survient en octobre, quand la mère et son fils sortent de l'hôpital pour rentrer dans le nord-est de la France. Léon est devenu "la mascotte du service". Avant leur départ, la mère tient à saluer et remercier l'équipe médicale une dernière fois. "Ils sont venus nous voir en fauteuil roulant, tous les deux, relate Chloé. C'était aussi émouvant."
Au-delà de la colère, la commémoration de l'attentat du 14-Juillet la replonge dans cette joie éprouvée face à la réunion de deux patients. Un souvenir auquel s'est ajouté un nouveau sentiment : la frustration de ne pas savoir ce que Léon et sa mère sont devenus. "En principe, une fois qu'on a fini notre prise en charge médicale en réanimation, on ne cherche jamais à prendre des nouvelles, explique l'infirmière. C'est fini, donc on passe à autre chose. Je pense que c'est une protection. On sait aussi que les patients ont besoin d'avancer, d'oublier ce séjour en réanimation." Mais cette fois-ci, c'est différent.
Cette fois, on a été projetés violemment dans une situation. On a tout donné. On n'a pas réussi à se protéger. On était à nu. On a laissé un petit peu de nous. Plus que d'habitude.
Chloé, infirmièreà franceinfo
Mais Chloé n'a pas laissé la frustration s'installer. Elle a réussi à récupérer le numéro des grands-parents du petit Léon dans le dossier médical. Un de ses collègues médecin les a contactés. Ils sont restés une demi-heure au téléphone. Et Chloé, a eu, enfin, des nouvelles de l'enfant et de sa mère. "Ils vont bien ! Ils tiennent debout ! Le petit garçon a repris l'école, il a eu un bon livret scolaire. Il boite un peu. Sa mère marche avec l'aide de béquilles, se réjouit l'infirmière. Je suis contente d'avoir eu de leurs nouvelles, et de savoir qu'elles sont bonnes." Chloé peut mettre un point final à cette histoire, se dire qu'elle se termine bien. De quoi retrouver son sourire et sa joie. "Je suis infirmière, je n'ai pas le choix."
* Les prénoms ont été changés
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