: Document franceinfo Le 13-Novembre des otages du Bataclan et des policiers qui les ont sauvés : "Il y a ceux qui y étaient et ceux qui n'y étaient pas"
À l'approche du procès des attentats du 13 novembre 2015, franceinfo révèle une série de documents inédits. Ils sont victimes, témoins, policiers, secouristes... ils racontent leur 13-Novembre. Ce soir-là, la BRI, la brigade d'élite parisienne, mène l'assaut contre les terroristes au Bataclan. Les policiers reviennent avec les otages sur cette soirée et l'amitié qu'ils ont tissée, tous ensemble.
Le soir des attentats du 13-Novembre, tout va se jouer en quelques minutes dans un étroit couloir sombre de 10 mètres de long sur 1,5 mètres de large. Pendant plus de deux heures, les terroristes Foued Mohamed Aggad et Samy Amimour retiennent prisonniers une dizaine d'otages, au premier étage du Bataclan.
Mais à 00h20, dans les casques des policiers d'élite de la brigade de recherche et d'intervention (BRI), le "top assaut" est donné par le président François Hollande. La porte du couloir tombe. Bobby (il s'agit d'un "alias", comme on l'appelle à la BRI, un prénom d'emprunt), caché derrière le bouclier-sarcophage, numéro deux dans la colonne d'assaut Alpha, fait face aux terroristes. Grenade à la main, il va tirer le premier. À l'époque, il a 48 ans et une paire d'années passées dans la brigade d'élite parisienne. De l'autre côté du couloir, Félix (il s'agit aussi d'un alias), vient soutenir l'assaut, après être entré en premier rideau dans le Bataclan. Depuis dix ans déjà dans la police, il venait de rejoindre la BRI un an plus tôt comme adjoint de groupe opérationnel.
Les deux policiers se sont confié à franceinfo. Leur récit se croisent, pour la première fois avec celui des otages David Fritz-Goeppinger et Stéphane Toutlouyan, tous les deux venus assister au concert des Eagles of Death Metal ce soir-là. Ils racontent aussi cette incroyable amitié qui les unis aujourd'hui.
Avertissement : les témoignages qui suivent relatent des événements particulièrement dramatiques et violents, susceptibles de choquer.
Félix : Je m'appelle Félix*, je suis capitaine de police, je suis adjoint de groupe opérationnel à la BRI depuis septembre 2014 et je suis dans la police depuis 2004.
Bobby : Moi c'est Bobby*, je suis depuis seize ans à la BRI. Je suis responsable de l'instruction et de la formation pour les groupes. Ce soir-là, pour la plupart, on est devant la télé pour le match de foot [France-Allemagne, au Stade de France]. Première détonation : ça peut être tout et n'importe quoi. Deuxième détonation : il y a quelque chose d'anormal… Tout de suite, il y a une petite lumière qui s'allume et on se dit : là, il y a quelque chose qui se passe.
Félix : En ce qui me concerne, j'étais en train de regarder tout à fait autre chose, puisque je ne suis pas du tout fan de foot... Les groupes de discussion commencent à s'agiter, avec des informations qui tombent. On comprend tout de suite qu'il se passe quelque chose d'anormal. On attend le message de la hiérarchie de déclenchement d'alerte. Et dès qu'il tombe, on traverse Paris en trombe pour rejoindre le service. A ce moment-là, on a très peu d'éléments sur ce qui se passe exactement parce que les ondes de police sont saturées. Il y a énormément d'événements en même temps, entre le Stade de France, les attentats sur les terrasses, puis le Bataclan, un petit peu plus tard. On s'équipe, on met notre combinaison d'intervention, nos chaussures d'intervention, nos gants, notre cagoule, on prend notre gilet tactique et notre armement. Et on se prépare à partir. Le message de déclenchement d'alerte tombe à 21h45, et en fait les premiers pas dans le Bataclan, sur les coups de 22h20.
David Fritz-Goeppinger : Je m'appelle David Fritz-Goeppinger. Je suis une victime des attentats du 13-Novembre au Bataclan. Je suis photographe. J'habite à Paris et j'ai 29 ans.
Stéphane Toutlouyan : Je m'appelle Stéphane Toutlouyan. J'ai 54 ans. J'ai trois grandes filles et j'habite à Paris. Mon métier est informaticien. Je suis au balcon au moment où les terroristes arrivent dans le Bataclan et commencent à tirer. Là, je vois des gens qui rampent et qui partent vers la scène pour essayer de trouver une échappatoire. Moi, je ne sais pas trop quoi faire et je vois arriver à ce moment-là deux des terroristes par l'autre bout qui s'approchent de nous et qui nous disent : "Bougez pas, on ne va pas vous tuer". À ce moment-là, mon réflexe, c'est d'essayer de me cacher entre les sièges, comme le font plusieurs personnes autour de moi. Et puis ils arrivent vers nous et nous disent : "Maintenant, venez".
"Ils nous rassemblent, on est une petite douzaine. Ils nous font asseoir et ils commencent leur discours en disant qu'ils font partie de l'Etat islamique."
Stéphane Toutloyan, otage au Bataclanà franceinfo
David Fritz-Goeppinger : Moi, quand l'attentat commence, je prends la fuite. La panique aidant, je termine dans un couloir de service avec de grandes fenêtres et je me dis que ça peut être une échappatoire, soit de sauter par la fenêtre, soit de grimper sur le toit du Bataclan. Je me retrouve accroché à cette fenêtre... Je me dis que je vais mourir, que pour moi, c'est la fin, il n'y a pas de suite. Je dois passer peut être cinq minutes accroché sur ce truc-là en compagnie d'un mec à côté de moi qui s'appelle Sébastien. Peu de temps après, un terroriste passe la porte. Je me rappelle très bien de ce canon de kalachnikov qui pousse la porte. Et machinalement, il se penche sur nous et nous demande de lâcher cette fenêtre. Il y a comme un moment de battement où je me retrouve face à face avec lui, seul. Et en fait, j'ai hésité, je me suis dit : est-ce que je ne peux pas passer à l'attaque ? Et puis non, j'ai rationalisé l'histoire et je me suis dit : non, je ne vais rien essayer.
Stéphane Toutlouyan : Grand bien t'en a pris !
David Fritz-Goeppinger : Je rejoins donc le petit groupe, dont Stéphane. Je m'assois, je jette mon sac à dos et j'observe. Et je comprends qu'on est pris en otage. Il y a deux terroristes, un qui a la jambe sur la balustrade du balcon et qui continue de faire des victimes dans la fosse tout en s'amusant. Il avait l'air d'un fou. Et son acolyte qui commençait à s'exprimer sur l'État islamique, en une espèce de justification. Ce qui le mène à parler de François Hollande. Il dit : "Et toi, tu penses quoi de François Hollande?" Je l'entends sans réaliser qu'il s'adresse à moi. Je ne réponds pas. Il repose la question et il pointe son arme sur moi. "Alors, tu penses quoi ?" "Moi ? Je ne pense rien, je ne suis pas français." Si, si, tu penses bien quelque chose !" "Non, non, je ne pense rien, je ne suis pas français." "Mais t'es d'où ?" Et je lui dis : "Je suis chilien." En fait, notre rencontre avec Stéphane, elle naît là, c'est ce moment où il entend que je suis chilien. Tout commence là.
Stéphane Toutlouyan : Moi, à partir du moment où j'entends David qui indique qu'il est chilien, ça résonne en moi. Et je pense à mon ex-beau-père qui est lui aussi chilien et qui disait : "Où que tu ailles à travers le monde, tu soulèves une pierre et il y a un Chilien." Hélas... je n'ai pas besoin de soulever une pierre, mais dans cet endroit exigu où on est quand même assez peu – on est douze – il y a effectivement un Chilien parmi nous.
"Soudain, on entend une personne crier. Aujourd'hui, on sait que c'est un commissaire qui est intervenu au Bataclan avec son chauffeur de service. En rentrant dans le Bataclan, il constate qu'il y a un terroriste sur scène qui lui aussi a des otages."
David Fritz-Goeppinger, otage au Bataclanà franceinfo
David Fritz-Goeppinger : On entend des coups de feu, ce commissaire qui s'adresse à ce terroriste. "Dégage, dégage !" Je ne sais pas si c'est le commissaire qui le dit ou si c'est le terroriste. Et puis des coups de feu et une explosion.
Stéphane Toutlouyan : Une explosion sur la scène. Ils décident qu'on va changer de lieu. Ils nous entraînent dans un couloir.
David Fritz-Goeppinger : Le couloir où j'étais un peu plus tôt. Ils se retranchent avec nous dans ce couloir de service.
Stéphane Toutlouyan : Les deux terroristes se placent à chaque bout. Et ils nous placent pour que l'on joue un rôle de bouclier humain. Trois personnes derrière chaque fenêtre et le reste des otages derrière la porte qui donne sur le balcon. Je me retrouve derrière cette fenêtre avec à ma gauche, David. Et au moment où on se retrouve, David me prend la main et il me dit : "Ça va aller".
Félix : On arrive quelques minutes après l'intervention du commissaire de la BAC et de son chauffeur. Quand on entre avec l'équipe d'alerte, la première colonne, on n'a pas encore les moyens lourds. Donc on entre avec nos armes de poing, nos armes d'épaule et les boucliers à main classiques. On va rapidement s'en débarrasser, ces boucliers nous gênent plus qu'autre chose pour progresser en étant à même de riposter avec nos armes d'épaule face à l'armement des terroristes. Au moment où on entre, en fait, on ne voit quasiment rien parce que toutes les lumières du Bataclan, et notamment de la scène, ont été allumées. Mon premier souvenir, c'est de prendre une vague blanche dans les yeux et d'être un petit peu aveuglé, le temps de s'accoutumer. Et après effectivement, l'image qui me vient et que j'ai en tête, c'est comme un champ de blé qui est fauché après une tempête. Des corps enchevêtrés, avec des morts, des blessés, des gens qui font semblant d'être morts, des gens qui bougent encore. Ce qui m'a marqué, c'est qu'on voyait plus du tout le sol de la fosse. Une des choses dont je me souviens, c'est juste l'odeur, l'odeur métallique du sang quand on rentre. C'est ça que ça sent.
Bobby : Et il y a un silence étourdissant, qu'on a du mal à concevoir. C'est quelque chose qui ajoute au stress ambiant. Ce qui est difficile, c'est de faire abstraction de tout ce que vous avez à vos pieds pour réussir à travailler.
"Dans toute cette première phase, on ne peut pas s'occuper des morts et des blessés, malheureusement. En revanche, dès qu'on découvre des otages valides et qui peuvent marcher – il y avait des otages qui étaient cachés absolument partout, dans le moindre espace, la moindre pièce qu'on ouvrait – on s'assure d'abord qu'on peut les extraire en sécurité."
"Félix", policier de la BRIà franceinfo
Bobby : Félix est dans le premier rideau, la FIR, la force d'intervention rapide en première projection. Et moi, j'arrive dans la seconde vague, avec l'équipement plus lourd et notamment le sarcophage. C'est un porte-bouclier, sur roues, qui pèse extrêmement lourd et qui a une capacité en termes de protection qui est très, très importante, qui permet de pouvoir prendre l'onde de choc.
Bobby : La colonne de la FIR a investi le premier étage pour commencer à fouiller, jusqu'à tomber sur le fameux couloir où se trouvaient les terroristes.
Stéphane Toutlouyan : J'ai l'impression que je me suis appliqué une espèce de règle de pas les regarder. Et effectivement, pendant deux heures et demie, à aucun moment je ne me retourne pour les voir. Je fais mon job, je surveille ce qui se passe sur les toits.
David Fritz-Goeppinger : Moi, je me souviens très bien d'avoir imprimé leur visage et de me dire : OK, ils ressemblent à quoi ? Plus jamais de ma vie je n'oublierai ces visages. Il y en a un qui était plus virulent que l'autre.
Stéphane Toutlouyan : Plus excité.
David Fritz-Goeppinger : Plus excité, oui. Plus déterminé. D'ailleurs, il a essayé de se faire exploser au milieu de la prise d'otages, quasiment dès le début. Par chance, l'autre terroriste le voit faire ses dernières prières, il lui coupe la parole et lui dit : "Tu fais quoi ?" Ils commencent à se prendre la tête... Ça montre un peu leur non-préparation.
Stéphane Toutlouyan : Il y a quelques micro-événements. Un des deux terroristes sort des billets et demande à Sébastien de les brûler. Après coup, je me suis dit qu'ils voulaient montrer qu'ils n'avaient plus d'attaches terrestres. Et ça se termine en une tragi-comédie puisque Sébastien sort son briquet, crame les billets, et puis il sort ses propres billets et il commence à les cramer. Et le terroriste lui dit : "Mais qu'est ce tu fais?" En gros : arrête de faire du zèle, quoi ! Et Sébastien il était parti, il cramait tous les billets qu'il trouvait, y compris les siens !
David Fritz-Goeppinger : Je ne me suis jamais dit : il faut que la police arrive. Je savais très bien que quand la police arriverait et que l'intervention arriverait, ça n'allait pas bien se passer. Que ce serait le moment de crise où il pouvait se passer des choses pas cool, du genre me prendre une balle, ou que les otages soient exécutés, ou qu'un des terroristes se fasse exploser. Et en même temps, ils arrivent.
Félix : Au moment où il s'apprête à ouvrir la porte, un des membres de la colonne remarque un chargeur, une kalachnikov, juste à proximité de la porte. A ce moment-là, les otages perçoivent notre présence. On a un contact à la voix avec les terroristes, puis les otages qui parlent pour eux.
Stéphane Toutlouyan : Il y a des échanges, on dicte un numéro de téléphone à travers la porte [pour que la BRI puisse communiquer avec les terroristes]. De l'autre côté, l'opérateur essaye de noter le numéro, mais comme il a son casque d'intervention, il n'entend pas bien et donc il fait répéter.
David Fritz-Goeppinger : Et en fait, c'est assez rigolo parce qu'il a un accent du Sud à couper au couteau.
Stéphane Toutlouyan : Et avec l'accent, il fait répéter. Si ce n'était pas aussi tragique, ça serait vraiment très drôle ! Oui, une bonne scène de film comique.
David Fritz-Goeppinger : OSS 117 !
Stéphane Toutlouyan : Et ça dure, peut être dix minutes-un quart d'heure, le temps que les opérateurs de le BRI puissent appeler un des deux terroristes, qui "négocie". Mais nous, assez rapidement, on se dit qu'il n'y a pas de négociation possible puisque la demande de ce terroriste c'est : "On veut que François Hollande signe une lettre comme quoi il retire les forces françaises des interventions en Syrie et en Irak". Donc là, on se dit : bon, ben c'est bon...
David Fritz-Goeppinger : On n'est pas sorti de l'auberge !
Stéphane Toutlouyan : On est doublement morts, il n'y a aucune chance que François Hollande signe ce genre de lettre.
Bobby : On sait très bien que dans leur doctrine, ils sont là pour mourir, et donc ça va être difficile d'avoir une autre option que d'avancer. On a une porte fermée, on a la possibilité de se coordonner, de se conditionner. Là, on a réussi à obtenir au sein des colonnes une espèce de concentration hors norme et complètement en inadéquation avec les risques qui nous attendaient et dont nous avions cependant conscience.
David Fritz-Goeppinger : Le négociateur dit aux terroristes qu'il faut du temps pour évacuer les blessés dans la salle… Il temporise. Au bout de deux heures trente, un dernier coup de fil est passé. J'avais bien entendu que le négociateur utilisait tout le temps la même unité temporelle. Et là, il lui dit : "Je t'appelle dans dix minutes" au lieu de six. Ça a fait tilt. Et peu de temps après, un grand coup est donné dans la porte. On comprend que l'assaut commence.
Bobby : Le feu vert arrive de très haut, forcément du sommet. Les officiers nous annoncent que ça va passer à l'assaut.
Félix : Une fois que chacun sait ce qu'il a à faire et que tout le monde est prêt, le chef de colonne va déclencher l'assaut en disant : "Top assaut". C'est ça qui tombe dans les casques à ce moment-là.
Bobby : Toute la colonne est constituée et se protège dans l'axe du sarcophage. Dès la première poussée, on sent une résistance molle, on sent que ce n'est pas mécanique, que c'est humain. On comprend très vite que les otages sont derrière. Donc, on va repousser une deuxième fois très, très fort et là, ça va céder.
David Fritz-Goeppinger : Nous, on se met tous à crier en chœur à la police de ne pas entrer. Pour nous, c'est bizarre, mais ça constitue une mauvaise nouvelle : on se dit que c'est maintenant, qu'il y a un danger... On résiste, mais au bout d'un moment, la porte cède.
Bobby : Dès que la porte s'ouvre, on n'a pas le temps d'avancer d'un centimètre. On est pris sous le feu, directement. Le premier terroriste vide ses 30 cartouches à moins de trois mètres et comme on prend directement la foudre, l'ensemble de la colonne est obligé de plonger dans les strapontins pour sortir de l'axe de feu. Il ne reste que quelques garçons qui ont les moyens de se protéger au niveau du sarcophage. Toute la colonne va se retrouver désorganisée. Cinq cartouches vont être tirées sous le feu avec le deuxième terroriste qui est localisé au bout du couloir. Le problème, c'est que quelques otages prennent la fuite. Et là, on est obligés de faire feu à cinq reprises avec les otages qui passent dans le dos du terroriste. Donc, entre chaque otage, il fallait tirer une cartouche en évitant de les toucher. Avant même de commencer à avancer, une tête vient taper au niveau du genou. Et on pense à un des terroristes qui tente de se faire sauter au contact des opérateurs. Là, l'opérateur lui prend les cheveux pour lui faire sauter la tête tout de suite, et en tirant les cheveux, les cheveux sont plutôt souples... avec un râle féminin. Là, on comprend que c'est une otage qui essaie de s'exfiltrer. Ils sont trois, un couple et une femme. On va exfiltrer la femme tout de suite et on va commencer pour la première fois à prendre un peu de terrain avec le sarcophage.
Stéphane Toutlouyan : Au moment où le terroriste tire, la BRI envoie des grenades assourdissantes. Donc là, on ne comprend plus rien à ce qui se passe, on a la tête comme une pastèque. Et puis de la fumée… Dans mon souvenir, il n'y a plus de lumière. On est dans la pénombre.
David Fritz-Goeppinger : Il y a un des deux terroristes...
Stéphane Toutlouyan : Celui qui est derrière la porte...
David Fritz-Goeppinger : ... qui nous attrape...
Stéphane Toutlouyan : ... et qui nous entraîne...
David Fritz-Goeppinger : ... jusqu'au bout de ce couloir. Et les policiers continuent de progresser. Le terroriste se rend compte que son arme, ça ne les a pas arrêtés. Et la police continue d'avancer. Malheureusement, à l'entrée de ce couloir, il y avait deux petites marches et le bouclier de la BRI chute sur ces marches.
Bobby : Le sarcophage se couche. Et très rapidement, la colonne va passer par-dessus. Toute la colonne prend conscience que là, on n'a plus de protection. Et compte tenu de la motivation des terroristes, vous savez que si vous prenez un chargeur, là, c'est l'hécatombe. Donc, on va continuer à avancer et un des opérateurs qui est devant engage le feu, deux fois. On continue à cheminer et lorsqu'on est au bout du couloir, il y a encore trois otages qui n'ont pas bougé, qui sont recroquevillés au bout du couloir.
David Fritz-Goeppinger : Nous, comme dit Stéph, on essayait de se glisser dans les plinthes, on se fait le plus petit possible. On est tous les deux par terre, roulés en boule, serrés l'un contre l'autre.
Stéphane Toutlouyan : On est allongés et on se rend compte qu'au-dessus de nous, ça tire.
David Fritz-Goeppinger : J'entends des balles siffler au dessus de moi. Et en fait, on attend.
Bobby : Et c'est notre projection et notre dynamique, plus les deux coups de feu, qui vont mettre la pression sur le terroriste qui va décider de se faire sauter. Et qui va se louper un peu dans le timing.
David Fritz-Goeppinger : Moi, je le vois faire. On le voit chercher le bouton poussoir qui lui permet de se faire exploser. On sait qu'on va y passer, que c'est le moment. En fait, il actionne le bouton, ça explose.
Stéphane Toutlouyan : Par chance, ça explose vers le haut.
Bobby : Il a 1,2 kg de charge, plus des écrous, ce qu'on appelle la masse additionnelle, ce qui va servir de projectile au niveau du blast et de l'explosion. La charge de derrière va très bien sauter avec tous les écrous qui vont se projeter dans son dos. Mais la charge de devant, en revanche, au lieu de projeter les écrous, va avoir un dysfonctionnement et se projeter vers le haut. Donc, le terroriste va complètement exploser. Ça va nous sauver la vie et ça va sauver la vie des trois otages qui sont à ses pieds.
Stéphane Toutlouyan : Je relève la tête et je vois un des opérateurs de la BRI. J'ai l'impression de voir Robocop. Il me soulève et il me balance de l'autre côté. Là, je vois qu'il y a quelqu'un à terre, en l'occurrence Caroline, et j'essaye de la relever. Et j'entends quelqu'un qui me dit : "Bouge, bouge, bouge". C'est David, qui arrive derrière moi. Il me pousse, il soulève le bouclier et il prend Caroline sur ses épaules.
David Fritz-Goeppinger : Moi, je me dis : jamais, jamais je ne sors d'ici en laissant cette personne là. On est entrés ici ensemble, on sortira d'ici ensemble. Pour moi, c'était impossible de la laisser là. Nous, on quitte le couloir, on se dit : pour nous, c'est fini. Mais il y a une partie des d'otages qui est encore dans l'escalier. Et surtout, il y a le deuxième terroriste qui continue d'être actif.
Bobby : Sous le blast et l'impact, il a dégringolé l'escalier et il est encore vivant. Et sa charge n'a pas sauté. Les deux opérateurs sont dans l'obligation de le neutraliser puisque, bien évidemment, on ne peut pas aller au contact d'une charge. Il faut absolument rendre la charge inerte, d'une certaine façon. Ensuite, au fur et à mesure, on nettoie, on tombe sur des pièces avec des otages dedans. Il faut les évacuer le plus vite possible pour éviter des dégâts collatéraux, une explosion qu'on ne maîtriserait pas. Tout le monde a été évacué par le bas, par la scène. On va essayer de les préserver, il y a eu beaucoup de dégâts au niveau de l'explosion. Effectivement, c'est un spectacle extrêmement choquant en dehors de ce qu'ils ont déjà vécu.
David Fritz-Goeppinger : Pour moi, l'intervention du Bataclan, c'est une réussite puisque vu la configuration des lieux, le fait qu'il y ait autant d'otages dans un endroit aussi petit, avec deux terroristes armés jusqu'aux dents.... Et en fait, on est tous là. Il y a eu des blessés. J'ai perdu des points d'audition, on garde des séquelles, mais on est tous là.
Bobby : On avait onze otages à l'intérieur du couloir. En sept minutes [la durée de l'assaut], on sauve à peu près 60 personnes en direct, avec le couloir, l'escalier et toutes les pièces adjacentes. Et sur l'ensemble du Bataclan, 400 à 600 personnes. C'est hors norme.
David Fritz-Goeppinger : C'est l'ex-femme de Stéphane, qui est chilienne, qui a retrouvé ma trace sur Facebook. Stéph lui avait dit : il y avait un Chilien à côté de moi, en gros, il faut que tu secoues les cocotiers pour le trouver ! Un jour, je reçois un message en espagnol. "Je suis l'ex-femme de Stéphane, il a été pris en otage avec toi. Il te cherche". Je contacte Steph. Assez bizarrement, je lui envoie un message comme si c'était un gars que j'avais croisé dans une soirée lambda... Et je lui dis : "Apparemment, on était ensemble"... J'étais hyper ému de pouvoir enfin avoir affaire à quelqu'un qui avait vu et ressenti ça. Avec qui j'avais tout ça, et c'est énorme, en commun, là où mes parents ou ma petite amie de l'époque avaient beaucoup de mal à comprendre. Je savais que Steph pouvait comprendre. Et ça, ça changeait tout. En c'est tellement grand ! Et là, j'ai ce mec, Stéphane, 50 ans, qui me dit : "Écoute, si tu veux, on peut voir se voir, on va boire un coup". C'est le début d'une relation amicale où ça part d'une base normale, mais à partir d'un événement exceptionnel.
Stéphane Toutlouyan : C'était un besoin très fort, vraiment incontrôlable.
David Fritz-Goeppinger : Ça a commencé avec Stéphane. Et puis un matin, je me réveille et je me dis : en fait, j'aimerai bien rencontrer les gars de la BRI.
Stéphane Toutlouyan : Et si je peux me permettre, sauf erreur de ma part, ça se fait de façon très particulière...
David Fritz-Goeppinger : Ça, c'est une histoire ! J'ai rendez-vous pour récupérer mon sac dos que j'avais laissé au Bataclan. Je suis avec un officier de police judiciaire très sympa. Avant de partir, je lui dis : "Écoutez, j'ai un service à vous demander. J'aimerais rencontrer les gars de la BRI." "Mais pourquoi? D'habitude, ça ne se fait pas, mais vous êtes sympa. Je vais demander à mon chef." Et il revient avec un homme en marcel blanc qui me tend un Post-It. Il me dit : "Voilà, vous passez un coup de fil. Si ça ne répond pas, vous laissez un message et vous supprimez le Post-It". En gros : vous le brûlez, il faut que personne ne tombe dessus ! Dingue ! J'appelle le numéro. Ça ne répond pas, je laisse le message, j'explique qui je suis en me disant que personne ne va jamais me rappeler... Et en fait, on me rappelle. Une personne me dit : "OK, on vous accueille au service quand vous voulez". Et trois jours après, j'ai rendez-vous à 10 heures du matin au 36, quai des Orfèvres. On contrôle mon identité quatre fois, c'est hyper hyper sécurisé. Les portes s'ouvrent là et j'ai des mecs qui me regardent, grands, costauds, avec une certaine curiosité. C'est quoi ce mec ? Qu'est-ce qu'il veut ? Et ils me disent : "Qu'est-ce qui t'est arrivé ?" Voilà, ça commence comme ça, on parle… et en fait, on a parlé pendant cinq heures. On fait une sorte de débriefing, des deux côtés... "Nous, quand on faisait ça, vous, vous faisiez quoi ?" "Et la négociation ?" Quelque chose que je n'oublierai jamais, c'est leur accueil. Cet accueil-là, c'est un truc de dingue.
Bobby : Le fait de côtoyer [des ex-otages], c'est important pour eux. Cela leur a permis de se reconstruire. Ils en avaient besoin. Ce qui est sûr, c'est qu'ils incarnent à eux seuls le sens de notre démarche. Ça matérialise ce pourquoi on a risqué notre vie.
David Fritz-Goeppinger : Il y a une partie de construction personnelle et collective qui, pour nous a été primordiale. Être proches les uns des autres, rencontrer les gars de la BRI, rencontrer un président, rencontrer d'autres victimes, échanger avec elles... Ma rencontre avec Steph, ensuite ma rencontre avec Arnaud, ma rencontre avec Séb... Cette phrase, je peux la continuer jusqu'à l'infini. Aujourd'hui encore, je continue de rencontrer des gens incroyables.
Stéphane Toutlouyan : Pour moi, c'est effectivement le début de ma deuxième vie. Comment digérer cette soirée et quelle place lui attribuer dans mon vécu ? Avec, comme le dit David, des rencontres et une complicité avec des personnes qui, si je ne m'étais pas retrouvé à cet endroit-là, n'auraient jamais eu lieu.
Bobby : Il y a 600 destins qui se sont joués ce soir-là en quelques heures. Et quel que soit la place que vous ayez eu à ce moment-là, où votre rôle, il y a ce vecteur commun. Il y a ceux qui y étaient et ceux qui n'y étaient pas.
*Bobby et Félix sont des pseudonymes.
Leur 13-Novembre
Victimes, policiers, médecins, voisins... Ils racontent leur nuit du 13 novembre 2015, lorsque des commandos jihadistes font 130 morts et 350 blessés à l'extérieur du Stade de France près de Paris, sur des terrasses de la capitale et dans la salle de spectacle du Bataclan.
• La nuit du 13-Novembre racontée par les appels au Samu : "J’ai vu un mec avec une kalachnikov sortir d’une voiture"
• Le 13-Novembre du magistrat qui a suivi le dossier des attentats jusqu'au procès : "Tout le monde a eu conscience de l'enjeu"
• Le 13-Novembre du commissaire du 10e : "Ce soir-là, on était le phare dans l'obscurité"
• Le 13-Novembre d'un voisin descendu porter secours aux blessés "dès que les terroristes sont partis"
• Le 13-Novembre d'un urgentiste : "Je suis seul médecin et je comprends très vite qu'il n'y aura pas de renforts"
• Le 13-Novembre de deux rescapés du Bataclan, qui ne seraient "pas là l'un sans l'autre"
• Le 13-Novembre des otages du Bataclan et des policiers qui les ont sauvés : "Il y a ceux qui étaient et ceux qui n'y étaient pas"
• Le 13-Novembre d'un policier entré au Bataclan : "Je suis fier d'avoir participé à l'enquête, pour les victimes"
• Le 13-Novembre de la mère d'une victime du Bataclan : "On rejoint un autre rivage, avec ceux qui ont vécu le même drame"
• Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.