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Etat d'urgence : les assignations à résidence sont-elles abusives ?

Le Parlement a prolongé l'état d'urgence pour trois mois. Conséquence : le ministère de l'Intérieur peut décider d'assigner à résidence toute personne considérée comme suspecte.

Article rédigé par franceinfo - Estelle Walton
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L'état d'urgence permet au ministère de l'Intérieur de décider d'une assignation à résidence. (DELIGHT / E+ / GETTY IMAGES)

Prolongé pendant trois mois, l'état d'urgence déclaré dans la soirée du vendredi 13 novembre pour François Hollande après les attentats de Paris doit faciliter le travail des autorités dans la surveillance de potentiels terroristes. Conséquence : l'assignation à résidence est désormais étendue à toute personne dont "il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public". Elle peut désormais être décidée directement par le ministère de l'Intérieur.

Cette décision a déjà donné lieu à 164 assignations à résidence. Parmi les personnes visées, un jeune Morenxois de 31 ans, qui pointe donc au commissariat de la petite ville des Pyrénées-Atlantiques deux fois par jour depuis lundi. Mais selon son avocat, cette assignation "ne fait aucun sens". "Les faits pour lesquels il a été assigné frisent l'absurdité et datent de plus de 20 mois", accuse Thierry Sagardoytho. En cause, une partie de paintball pendant laquelle il aurait été en contact avec un réseau d'islamistes radicaux. Mais "sans préciser quelles personnes, ou la façon dont la justice a obtenu ces informations", explique le conseil.

L'avocat palois considère cette décision comme une "gesticulation judiciaire". "S'il représentait un réel danger, les services de renseignements l'auraient déjà inculpé depuis longtemps. Moi tout ce que j'ai vu c'est un gamin respectable, complètement perdu et déboussolé. Il n'a pas de casier judiciaire et son profil n'avait jamais intéressé la justice, même pas en tant que témoin." 

Une "atteinte aux libertés fondamentales"

Thierry Sagardoytho est bien décidé à saisir la justice. Mais saisir le tribunal administratif peut être très long. Un constat que rejoint son confrère Jean-Yves Lienard, pénaliste dans la région de Versailles : "Une assignation est une mesure de sûreté administrative. Vous voulez le contester devant qui, le tribunal administratif ? On en reparle dans trois ans. Là, il n'y a pas de passage devant le juge et donc pas de possibilité de défense en amont. C'est tout simplement une mesure de non-droit", reproche l'avocat, lui aussi très virulent.

Jean-Yves Lienard a déposé un "référé-liberté", action possible en cas d'atteinte grave d'une administration à une des libertés fondamentales : "Les conditions sont réunies. Il y a urgence : à cause de sa privation de liberté d'aller et venir il risque de perdre son emploi." Le tribunal a alors obligation d'agir dans les 48 heures. Thierry Sagardoytho a d'ailleurs reçu un deuxième client qui rejoint le même profil.

Sans condamner complètement la mesure, François Zind comprend le désarroi du Mourenxois. "Après les attentats, les autorités veulent élargir leur spectre de recherche pour minimiser les risques d'attentat, et on peut les comprendre. Le problème, c'est si ces mesures perdurent dans le temps", s'inquiète l'avocat. Le spécialiste du droit des étrangers se dit soucieux : "notre hantise, c'est que l'exception devienne la règle". En 2014, l'avocat avait défendu une jeune Mulhousienne interdite de sortie du territoire, là aussi une décision administrative.

Des avocats impuissants

L’état d’urgence ouvre la possibilité pour le ministre de l’Intérieur d’assigner à résidence des personnes qui ne sont soumises à aucune procédure judiciaire si leur "activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics". Une situation difficile à empêcher : "En tant qu'avocat, on a très peu de moyens d'agir", regrette le Strasbougeois. "Nous n'avons pas accès aux pièces du dossier tant qu'il ne bascule pas dans le judiciaire. Il faut déposer un recours pour avoir accès à ne serait-ce qu'une partie des éléments. Mais ils sont souvent protégés par les services secrets", explique François Zind.

Depuis les attentats, l'avocat n'a pas pour l'instant été contacté pour défendre un assigné à résidence, "et je n'aimerais pas avoir à le faire en ce moment. Sauf énorme bavure judiciaire, je ne pense pas être en mesure de gagner, les gens sont trop inquiets".

Une mesure contre-productive ?

Cette inquiétude, Samia Maktouf l'invoque comme une croisade. Si elle concède que la prolongation de l'état d'urgence "restreint les libertés fondamentales" celle qui a défendu plusieurs victimes d'attentats trouve l'élargissement de la mesure parfaitement justifié : "La France est le pays des droits de l'homme, mais cela ne permet pas de laisser passer des dérives qui peuvent porter atteinte à la sécurité de notre pays. Il s'agit de notre survie. La dérive, c'est de porter atteinte à la sécurité des Français. Ils vivent dans la peur, je ne vois donc pas d'inconvénient à ce que la police soit munie des moyens nécessaires pour lutter contre le terrorisme de guerre."

Ces moyens, Mourad Berchellali en a fait les frais. Après avoir été entraîné en Afghanistan par un proche qu'il admirait, il a réussi à tourner la page. Quinze ans plus tard, il enchaîne les actions et conférences à travers le monde pour sensibiliser les jeunes sur les dangers du jihadisme. Pour lui, ces mesures de prévention n'endigueront pas le jihadisme en France. Pire, cela pourrait pousser des jeunes à se radicaliser : "L'excès de précautions peut encourager le risque. Comment réagir si vous êtes enfermé chez vous sans raison apparente, si on vous stigmatise devant votre quartier, vos proches ? Difficile alors pour des jeunes au bord de la radicalisation de résister à la propagande de Daesh et son paradis doré".

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