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Procès des attentats du 13-Novembre : la cour d'assises parviendra-t-elle à percer le mystère Salah Abdeslam ?

Après quatre mois d’audience, un nouveau chapitre s'est ouvert depuis début janvier avec les interrogatoires des onze accusés présents. Portrait du plus médiatique d'entre eux.

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
A droite, masque baissé, Salah Abdeslam au procès des attentats du 13-Novembre, à Paris, le 28 septembre 2021.  (ELISABETH DE POURQUERY / FRANCE TELEVISIONS)

Il a repris sa place dans le box. Après avoir boycotté l'audience pendant quinze jours pour protester contre la déposition en visioconférence et anonymisée des policiers belges, puis avoir contracté le Covid-19, fin 2021, Salah Abdeslam doit être interrogé, mercredi 9 et jeudi 10 février, au procès des attentats du 13-Novembre.

Eclairera-t-il la cour d'assises spéciale sur son rôle exact ? Après plusieurs faux départs en raison de la crise sanitaire, le procès est entré dans la phase des interrogatoires sur le fond du dossier. Parmi les vingt accusés, dont six sont jugés par défaut, Salah Abdeslam est le seul membre encore en vie des commandos jihadistes. Cette exception, dans un dossier terroriste de cette ampleur, lui vaut d'être poursuivi comme coauteur des pires attaques menées sur le sol français depuis la Seconde Guerre mondiale. Et fait de lui l'accusé le plus médiatique.

L'un des visages de la terreur

Devenu ennemi public numéro 1 pendant sa cavale de quatre mois, jusqu'à son arrestation en Belgique le 18 mars 2016, Salah Abdeslam est resté, pour l'opinion, l'un des visages de la terreur. La cour a découvert un jeune homme de 32 ans aux cheveux bruns coiffés en arrière, désormais presque rasés, une barbe sous le masque chirurgical, de petits yeux noirs et vifs sur un teint pâle. Ses traits sont sans singularité, mais sa personnalité intrigue. Ses déclarations contradictoires, rapportées pendant l'enquête par ses comparses et coaccusés, puis son silence durant l'instruction n'ont pas permis de lever le voile sur une question clé du procès : pourquoi ne s'est-il pas fait exploser ce soir-là ?

S'il est établi que le dispositif de mise à feu de sa ceinture, retrouvée dans une poubelle à Montrouge (Hauts-de-Seine) était défectueux, l'hypothèse d'un désistement volontaire ne peut être écartée : l'expertise n'a pas permis de déterminer si Salah Abdeslam avait tenté d'activer le détonateur. L'expert qui a examiné les gilets explosifs des terroristes sera questionné sur ce point en mars. Appelé une première fois à la barre le 24 septembre, il n'a pas été en mesure de dire si l'accusé aurait pu déclencher d'une autre manière son gilet, avec un briquet par exemple.

Le "dixième homme"

Les explications de Salah Abdeslam sont donc très attendues. Même si cela ne change rien à la qualification des faits pour lesquels il est poursuivi, comprendre les ressorts psychologiques du jihadiste contribuerait à la manifestation de la vérité. Selon une expertise psychiatrique datée du 30 décembre 2021, Salah Abdeslam est "un humain plutôt ordinaire qui s'est lui-même engagé dans la déshumanisation totalitaire". Mais selon les docteurs Daniel Zagury et Bernard Ballivet, sa "personnalité antérieure semble ne pas avoir été enfouie".

L'homme qui se tient dans le box aujourd'hui est-il le même qu'il y a six ans ? Ne s'est-il pas forgé un personnage, comme le suggère son ancien avocat Franck Berton dans son Journal, écrit par la journaliste Elsa Vigoureux ? Pour le pénaliste et son confrère belge Sven Mary, qui ont assisté Salah Abdeslam quelques mois avant de jeter l'éponge, son statut d'unique survivant et de "dixième homme des commandos" lui a taillé un costume trop grand. Un avis partagé par Gérard Chemla, avocat de nombreuses parties civiles au procès du 13-Novembre.

"On lui a donné une position d'ennemi public numéro 1, il fait tout pour être à la hauteur de cela. Il a un petit côté 'la grenouille qui veut ressembler à un bœuf'."

Gérard Chemla, avocat de parties civiles

à franceinfo

Outre sa participation directe aux attentats, Salah Abdeslam est accusé d'être allé chercher en Hongrie et en Allemagne des jihadistes arrivés de Syrie, entre le 30 août et la mi-octobre 2015. Il est aussi jugé pour avoir acheté des produits pour fabriquer les ceintures explosives, avoir loué des véhicules et des chambres d'hôtel pour les membres de la cellule terroriste. Dans la nuit du 12 au 13 novembre, il était lui-même logé à Bobigny (Seine-Saint-Denis), avec les commandos du Stade de France et des terrasses. Mais après avoir laissé sa voiture dans le 18e arrondissement, où un attentat a été revendiqué a posteriori par l'Etat islamique, il n'a finalement tué personne le 13 novembre 2015.

Le silence comme dernière liberté ?

Lorsqu'il annonce dans Le Nouvel Obs renoncer à défendre Salah Abdeslam en octobre 2016, Franck Berton voit dans ses conditions de détention exceptionnelles le motif de son silence et de sa radicalisation encore plus extrême. L'avocat dit avoir vu son client "sombr[er] psychologiquement" depuis son incarcération en France.

Dans sa cellule de 9 m2, deux caméras infrarouges le surveillent 24 heures sur 24, sans angle mort. Un dispositif inédit, qui a nécessité une modification de la loi. Les premiers mois, un plexiglas obstruait sa fenêtre. Le glissement de Salah Abdeslam, dépeint dans Le Journal de Franck Berton, peut se résumer en trois dates. Le jeudi 12 mai 2016, l'accusé demande "combien je vais prendre, combien je vais prendre ?" et répète "mais j'ai pas de sang sur les mains, j'ai tué personne, j'ai tué personne, je ne suis pas allé aux terrasses, je me suis sauvé". Le 5 décembre 2017, après avoir fait valoir plusieurs fois son droit au silence dans le bureau du juge, il "se plaint de n'avoir pas assez de temps pour ses prières et ses ablutions. Il ne veut plus voir les avocats, qui sont des mécréants, Dieu est seul juge de ses actes". Le 5 février 2018, jour de son procès à Bruxelles pour la fusillade avant son arrestation, il refuse de reconnaître le tribunal et s'en remet à "Allah".

En avril 2018, le Molenbeekois sollicite de nouveau Franck Berton. Sous la plume d'Elsa Vigoureux, l'avocat rapporte les inquiétudes de l'administration pénitentiaire au sujet des "poussées délirantes" du jeune homme. Ce dernier "peut se mettre à jouer avec ses chaussettes, enfilées au bout de chacune de ses mains", "se gratte partout sur le corps", "voit de la glu partout" et est "persuadé qu'on cherche à l'empoisonner".

Une rupture de défense

En septembre 2018, nouvelle rupture entre les deux hommes. Salah Abdeslam désigne Olivia Ronen, brillante avocate du même âge que lui, connue dans le petit cercle des pénalistes aguerris à la justice antiterroriste. Trois ans plus tard, à l'ouverture du procès, Salah Abdeslam parle. Dès le premier jour, il se présente comme "un combattant de l'Etat islamique". Au sixième, il lance : "On a attaqué la France, visé la population, des civils, mais il n'y avait rien de personnel." Il justifie les attentats comme une réponse aux "avions français qui ont bombardé l'Etat islamique, les hommes, les femmes, les enfants". Mais assure aux proches d'une victime à la barre que "les musulmans n'étaient pas visés".

L'attitude provocatrice de Salah Abdeslam s'est assagie au cours des débats. Mais pour Arthur Dénouveaux, rescapé du Bataclan et président de l'association de victimes Life for Paris, sa parole "est en trompe l'œil". "Jusqu'à présent, il a parlé pour ne rien dire, estime-t-il. C'est une autre forme de mutisme. Il ne dit rien sur les faits, rien sur les ressorts intimes de ses actes."

"Ce qu'on apprend le plus, c'est comment fonctionne la propagande jihadiste, le carburant de l'engagement de ces gens-là."

Arthur Dénouveaux, président de Life for Paris

à franceinfo

Du "bon élève" à "Abou Abderrahman"

De fait, on en a peu appris sur sa personne depuis l'ouverture du procès. Visiblement content de se retrouver aux côtés de son ami d'enfance Mohamed Abrini, au point que les deux accusés ont dû être séparés en raison de leurs bavardages intempestifs, il a mis hors de cause trois autres coaccusés – dont deux comparaissent libres – qui l'ont aidé à fuir après les attentats : "Il y a beaucoup de générosité à Molenbeek. Parmi ces gens-là, il y a Mohammed Amri, Ali Oulkadi et Hamza Attou, qui m'ont rendu service et ils ne savaient rien du tout."

Lors de son interrogatoire de personnalité, le 2 novembre, il a raconté, placide, l'enfance "simple" d'un "bon élève" titulaire de l'équivalent du baccalauréat en Belgique, ses débuts dans la vie professionnelle comme électromécanicien, sous la houlette de son père, puis les mauvaises fréquentations et le dérapage, en 2011, lorsqu'il est licencié à cause d'un premier passage en prison après une tentative de cambriolage avec effraction. Il est condamné avec un certain Abdelhamid Abaaoud, bon ami de quartier et chef opérationnel des attentats du 13-Novembre.

Salah Abdeslam enchaîne ensuite les petits boulots et les infractions au Code de la route. Il euphémise son passé de fêtard, de joueur au casino et de fumeur de cannabis : "Seulement un amateur, un joint de temps en temps le week-end." Aucun mot sur sa radicalisation, qui débute en 2014, cet aspect-là du dossier devant être abordé ultérieurement. Un policier belge, entendu le 7 décembre, apporte de maigres précisions en citant sa kounya (son nom de guerre) "Abou Abderrahman" et ses échanges sur Facebook avec Abdelhamid Abaaoud, alors en Syrie. Salah Abdeslam aurait évoqué l'idée de rejoindre le califat de Daech dès novembre 2014. Mais il est le seul des dix terroristes du 13-Novembre à n'y avoir jamais mis les pieds.

Jusqu'en mars, il sera interrogé à plusieurs reprises sur son rôle précis dans la préparation des attaques, le déroulement de la soirée du 13-Novembre et sa cavale. Compte-t-il répondre aux questions ? Considère-t-il, comme ses coaccusés Osama Krayem et Mohamed Bakkali, que la "décision de la cour" est déjà prise le concernant et que ce procès est une "illusion" ? Ses conseils n'ont pas souhaité se prononcer sur ce point. Sur les bancs des parties civiles, on se refuse à "être suspendu à ses lèvres". Mais "tout n'est pas joué d'avance", veut croire Frédéric Bibal. "La justice peut avoir d'autres enjeux que le résultat final, elle a aussi un enjeu de récit, souligne l'avocat. Si Salah Abdeslam participe, de façon plus loyale et plus volontaire, on doit en tenir compte. On ne peut pas le traiter comme quelqu'un qui a continué à se taire."

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