Assassinat de Samuel Paty : d'un jeune homme "discret" à un meurtrier, la fabrique d’un terroriste
Le 16 octobre, la décapitation de Samuel Paty sidérait la France. Comment un Tchétchène de 18 ans a pu devenir ce terroriste capable de commettre un acte aussi barbare ? Enquête sur l’itinéraire de celui qui était perçu, il y a trois ans encore, comme un garçon discret et serviable.
16h57, vendredi 16 octobre 2020, à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines). Abdoullakh Anzorov vient de décapiter l’enseignant Samuel Paty aux abords de son collège. Méthodiquement, il poste sur Twitter un message de revendication qu’il a pris la peine de rédiger à 12h17, quatre heures précisément avant de passer à l’acte. Il joint au texte une photo glaçante de l’enseignant. Quelques minutes plus tard, peu avant d’être abattu par les policiers, Abdoullakh Anzorov envoie un second message de revendication sur Instagram, sous forme de message audio. Son destinataire est un mystérieux contact à Idlib, au nord-ouest de la Syrie. D’une voix grave et essoufflée, il explique avoir "vengé le prophète", en reprochant à Samuel Paty de l’avoir "montré de façon insultante". "Frères, priez pour qu’Allah m’accepte en martyr", lance-t-il.
Le soir-même, à 80 kilomètres à l’ouest de Conflans, c’est la stupeur dans le quartier populaire de La Madeleine, à Évreux (Eure). Plusieurs dizaines de jeunes se retrouvent au pied des barres de HLM, où vivait l’assassin. Ils tentent de comprendre comment leur copain a pu basculer dans l’horreur. Une rumeur court : il se serait radicalisé en jouant en ligne à Call of Duty, après avoir été contacté par un recruteur. Une rumeur que personne n’arrivera à documenter. Certains font remarquer qu’il était devenu solitaire depuis plusieurs années. Mais la plupart disent ne pas s’être aperçu qu’il s’était radicalisé.
Il grandit dans le quartier PSR, "la prison sans retour"
Abdoullakh Anzorov est né à Moscou en 2002. L’année d’après, ses parents, tchétchènes, quittent la Russie pour se réfugier en Pologne. Son père expliquera plus tard qu’il avait aidé des combattants tchétchènes et qu’il craignait de faire l’objet de représailles. En 2008, la famille part s’installer en France. Le jeune Anzorov a alors 6 ans. Ses parents obtiennent le statut de réfugiés en 2011, et lui sa carte de séjour à sa majorité en 2020, valable jusqu’en 2030.
Aîné d’une fratrie de six garçons, il grandit dans les immeubles HLM de La Madeleine, à Évreux. Le quartier est appelé le PSR (programmes sociaux de relogement), mais les jeunes le surnomment la "prison sans retour". Évocation probable des émeutes de la fin des années 1990 et référence à la maison d’arrêt mitoyenne, qu’Abdoullakh Anzorov voit de son appartement.
La famille est discrète. La mère s’occupe de ses enfants, le père travaille dans la sécurité. "Ils font leur vie dans leur coin, ils sont assez peu investis dans leur communauté, explique un Tchétchène de ce quartier, où vivent par ailleurs 200 autres compatriotes. Ils ne participent pas beaucoup aux rassemblements ou aux mariages, parce que le père travaille la nuit ou est en déplacement. Et le reste de la famille veut rester tranquille." Une famille sans histoire, donc.
"Son rêve c’était de devenir un pro de MMA"
Côté pile, Abdoullakh Anzorov est décrit dans sa cité comme un garçon "discret et serviable". Un habitant du quartier, encore sous le choc, se souvient : "Je le voyais souvent avec son grand-père. Il l’accompagnait presque tous les jours à l’hôpital, car il avait des problèmes de santé. Il lui faisait ses courses." L'habitant évoque aussi un garçon poli : "Quand il nous croisait dans la rue, il nous demandait toujours si on avait besoin d’un coup de main. Il ne traînait pas dehors."
Passionné, comme beaucoup de Tchétchènes, par la lutte, Abdoullakh s’entraîne régulièrement aux sports de combat. "Il allait à la boxe anglaise à Nétreville [un autre quartier d’Évreux] et à la boxe chinoise au centre-ville, se souvient un ami. Je le voyais avec son daron [père] qui l’accompagnait. Il se donnait à fond. Son rêve, c’était de devenir un combattant professionnel de MMA." Le MMA, (pour "mixed martial arts", ou "arts martiaux mixtes" en français) est un sport de combat qui vient d’être autorisé en France, où les adversaires s’affrontent dans une cage. En Tchétchénie, c'est quasiment un sport national.
Mais côté face, Abdoullakh Anzorov est connu des services de police pour des faits de petite délinquance : dégradation de biens publics et violence en réunion. Une voisine a raconté au Journal du dimanche (article payant) que lui et ses frères avaient la fâcheuse habitude de casser des carreaux. Certains évoquent son tempérament "impulsif" et "bagarreur". "Moins que beaucoup de jeunes du quartier", relativise un proche. "D’ailleurs, le 14 juillet 2020, poursuit ce dernier, il a dégagé des petits qui mettaient le feu aux poubelles, comme chaque année. Il est le seul à être sorti de chez lui et il leur a dit : 'partez, il y a des gens qui habitent ici'."
Exclu de son lycée pour une bagarre violente
Ses interventions musclées ne sont pas du goût de tout le monde. Il y a deux ans, à la sortie des cours, Anzorov participe à une rixe avec sa bande de copains tchétchènes contre des jeunes originaires d’Afrique noire et d’Afrique du Nord. "C’était une bagarre assez violente à coups de pieds et à coups de poings, se souvient un jeune. Je sais qu’il y a eu un arrangement après avec la famille d’un des Maghrébins qui avait pris une raclée."
A la suite de cette rixe, Anzorov est exclu du lycée professionnel Augustin-Hébert et n’en retrouvera pas d’autre. Une sanction peu courante, selon un directeur d’établissement professionnel : "Il a dû en faire beaucoup pour être viré définitivement. Soit la bagarre a été très violente, soit il y a eu pas mal d’incidents avant avec lui. Car c’est assez rare qu’on exclue définitivement un élève pour ce genre d’incident dans nos établissements et qu’il ne retrouve pas un point de chute."
À 16 ans, Abdoullakh Anzorov arrête donc les études et entre dans la vie active. "Son père le met au travail sur des chantiers de BTP où il est employé par des Turcs. Parfois, il part loin d’Évreux pour le boulot", se souvient encore ce jeune.
Un tournant dans sa radicalisation ?
Cette rupture avec le lycée semble être un tournant dans la radicalisation du futur assassin. "C’est à partir de ce moment-là qu’on ne l’a plus vu dans le quartier, sauf à la salle de sports", insistent plusieurs proches. "Est-ce qu’il s’est plongé dans des vidéos jihadistes sur internet le soir, en revenant du boulot ? Ou quand il était loin d’ici ?", s’interrogent-ils. "L’école est souvent le lien social qui tient les jeunes, commente le directeur d’un lycée professionnel. Souvent, ils dérapent quand ils en sortent avant la fin du cursus."
Jusqu’alors, ses proches décrivent Anzorov comme un jeune qui allait simplement prier à la mosquée Assalam, pas loin de chez lui, une mosquée sans histoire. Une de ses anciennes professeures se souvient pourtant de cet élève qui, en classe, accordait beaucoup d’importance à la religion. C’est ce qu’elle a raconté à Rudy Pupin, journaliste à France Bleu Normandie, qui relate ses propos : "Sur son agenda, il dessinait des symboles religieux, lui a-t-elle dit. Il écrivait des 'Allah Akbar' qu’il mettait bien en évidence. Il avait des copains, mais ne parlait pas du tout aux filles. Il ne se mélangeait jamais avec elles." Le journaliste ajoute que l’enseignante pense qu'Abdoullakh "a vécu des traumatismes, a vu des choses dans son enfance qu'il n'aurait jamais dû voir". "Aujourd'hui, dit-il, elle a le sentiment d'avoir raté un truc à l'époque. De ne pas avoir détecté, avec ses collègues, une possible radicalisation."
De leur côté, les parents d’Abdoullakh pratiquent un islam modéré, trop même, selon leur fils aîné. D’après un témoin, il s’en était ouvert à un contact qu’il avait à Idlib en Syrie. "Sur son compte Instagram, Abdoullakh lui avait écrit : 'Mon père n’est pas comme vous, à fond dans l’islam'. Aujourd’hui, poursuit ce témoin, son père est persuadé que son fils s’est fait retourner la tête par ce type en Syrie."
A-t-il agi sous influence ?
Ce contact à Idlib, au nord-ouest de la Syrie, a été révélé par l’exploitation du téléphone d’Abdoullakh Anzorov. Il aurait eu des échanges également avec un autre interlocuteur à Idlib, un russophone. Ces deux contacts ont-ils joué un rôle dans le projet d’assassinat de Samuel Paty ? L’enquête est en cours. "C’est peu probable", estime Wassim Nasr, journaliste spécialiste des mouvements jihadistes à la chaîne France 24 (auteur d'État islamique, le fait accompli, chez Plon, 2016). Pour cet expert, le Tchétchène n’a pas fait allégeance à un mouvement particulier, sinon, il l’aurait fait savoir : "Il a écrit son texte à 12h17, quatre heures avant de passer à l’acte. Il avait largement le temps de se revendiquer comme membre d’Al-Qaïda ou de l’État islamique. Il ne l’a pas fait. De plus, aucun mouvement jihadiste n’a revendiqué son attaque."
Selon Wassim Nasr, Abdoullakh Anzorov se disait proche de l’organisation baptisée Hayat Tahrir Al-Cham (HTS), également basée à Idlib. Dans les faits, on ne sait pas s’il avait des contacts réels. Mais Wassim Nasr a contacté en personne le porte-parole de cette organisation, qui a nié toute implication : "Il m’a dit : 'On ne sait pas qui est ce jeune homme, on n’a rien à voir avec cette affaire.' Il est donc peu probable que l’acte ait été commandité."
Le Caprice des dieux : un fromage "impur"
À l’été 2020, Abdoullakh Anzorov est très actif sur les réseaux sociaux. La consultation de ses tweets ne laisse pas de doute sur sa vision intégriste de la religion. Avec des confrères du journal Le Monde, Nicolas Chapuis a eu accès à 3 000 tweets publiés entre juin et octobre 2020 sous différents comptes. Au début, il échange des blagues avec ses amis. Peu à peu, son interprétation rigoriste de l’islam se renforce. "Il détaille sa vision du monde réparti entre ce qui est halal [permis] et haram [interdit], explique Nicolas Chapuis. Ce qui est haram, selon lui, c’est par exemple, la danse, le chant, les séries Netflix, ou encore le Caprice des dieux qui ferait, selon lui, l'apologie du polythéisme."
Le sujet qui revient le plus, ce sont les femmes. "Il les appelle régulièrement les 'femelles', poursuit le journaliste. Il leur interdit de lui parler sur son compte Twitter. Pour lui, une femme ne doit montrer strictement rien de son corps, même pas un bout de cheveux. Il se pose des questions totalement absurdes comme, par exemple, comment regarder dans l'angle mort de son rétroviseur de sa voiture sans voir des femmes dedans."
Lorsqu’il est question de mouvements jihadistes, Anzorov semble être vigilant. "À plusieurs reprises, il apporte son soutien aux talibans en Afghanistan, à Aqmi [Al-Qaïda au Maghreb islamique], à Al-Qaïda, poursuit le journaliste du Monde. À un moment, il retweete quelqu'un qui a posté un message de l'État islamique. Mais dès que ça touche aux questions de terrorisme, il se montre assez prudent. À ses amis qui parlent de ces questions, il leur dit : 'Fais-toi discret, pas de ça ici.'"
Inconnu des services de renseignement malgré plusieurs signalements
À plusieurs reprises, il poste des messages de haine lorsqu’il évoque les autres religions, ainsi que des contenus homophobes. Le 12 juillet 2020, il est dénoncé à la plateforme de signalement Pharos, pour des propos haineux tenus contre le régime chinois et pour avoir soutenu les Talibans. Fin juillet, un tweet antisémite signalé par la Licra est retiré par Twitter. Fin août, selon Mediapart, Anzorov publie un photomontage dans lequel on voit un soldat qui s’apprête à en décapiter un autre avec un sabre. Cette image est détournée d’une série turque consacrée à l’histoire de l’Empire ottoman.
Son profil passe néanmoins sous les radars des services de renseignement. Selon plusieurs sources, les propos qui visaient la Chine et l’Afghanistan ont été considérés comme ne visant pas le territoire français. Quant au photomontage, il ne serait pas remonté jusqu’aux services antiterroristes.
Tout bascule le 25 septembre 2020
Ses messages sur Twitter changent de nature à partir du vendredi 25 septembre. Cette date coïncide avec deux événements. Devant les anciens locaux de Charlie Hebdo à Paris, un jeune Pakistanais blesse grièvement avec un hachoir deux personnes de l’agence de production Premières lignes, pensant qu’elles travaillaient pour le journal satirique.
Le 25 septembre est aussi le jour du meurtre d’un ami tchétchène en pleine rue, à La Madeleine, où habite Anzorov. Lors de la prière rituelle qui a suivi, un homme fait remarquer au jeune Tchétchène qu’il s’est radicalisé. "Il a giflé le mec, raconte un témoin. Après, il a été s’excuser auprès du grand frère du défunt parce qu’il a réalisé que c’était déplacé de faire ça dans un moment pareil. Le grand frère lui a répondu : 'Ce n’est pas moi que tu as giflé, ce n’est pas à moi que tu dois demander pardon.'"
Le 25 septembre, Anzorov se met en chasse, cherchant clairement des cibles sur Twitter, des personnes qui, selon lui, ont insulté l’islam et le prophète, et qu’il pourrait punir. Il en trouve au moins deux, deux jeunes, qui ont posté des blagues sur les réseaux sociaux. Il cherche alors à se procurer leur adresse et leurs coordonnées. Manifestement, il n’y parvient pas. Le 9 octobre, il prend connaissance de la polémique qui enfle autour de Samuel Paty. Il fixe son choix sur lui. Une semaine plus tard, il passe à l’acte.
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