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Récit Assassinat de Samuel Paty : du cours sur la liberté d'expression à l'attentat, les 11 jours d'un engrenage mortel

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RECIT. Assassinat de Samuel Paty : du cours sur la liberté d'expression à l'attentat, les 11 jours d’un engrenage mortel
RECIT. Assassinat de Samuel Paty : du cours sur la liberté d'expression à l'attentat, les 11 jours d’un engrenage mortel RECIT. Assassinat de Samuel Paty : du cours sur la liberté d'expression à l'attentat, les 11 jours d’un engrenage mortel
Article rédigé par Eric Pelletier, Nathalie Pérez
France Télévisions
France 2

Onze jours après son premier cours sur la liberté d’expression, le professeur d’histoire-géographie était tué sur le chemin de son domicile. France Télévisions retrace le récit de ces journées au cours desquelles Samuel Paty s'est d'abord senti menacé. Avant d'être assassiné.

Onze jours d'extrême tension. Voilà comment résumer la période qui a suivi le premier cours de Samuel Paty sur la liberté d'expression, le 5 octobre dernier, jusqu'à ce qu'un terroriste le poignarde et le décapite, le 16 octobre.

Lors de leurs auditions par la police judiciaire, dont France Télévisions a eu connaissance, élèves, enseignants et équipe de direction du collège du Bois d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), décrivent le climat hostile qui montait dans – et surtout à l’extérieur – de l’établissement depuis le 5 octobre. Onze jours après avoir montré des caricatures du prophète Mahomet à ses élèves dans le cadre de son cours, le professeur d’histoire-géographie était tué sur le chemin de son domicile. Récit de ce mortel engrenage.

Lundi 5 octobre : "Est-ce que tout cela vaut le coup de perdre la vie ?"

Pour tenter de comprendre, il faut se replonger dans ce cours d'éducation morale et civique délivré par Samuel Paty. Agé de 47 ans, Samuel Paty enseigne l’histoire-géographie depuis plusieurs années au collège du Bois d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines). Ce n’est pas la première fois qu’il aborde le thème de la liberté d’expression devant ses élèves de 4e. Parmi les personnes entendues dans l’enquête, personne ne garde le moindre souvenir d'une plainte à ce sujet.

Ce matin-là, Samuel Paty s’avance au tableau. Il trace deux colonnes. A gauche, "Je suis Charlie". A droite, "Je ne suis pas Charlie". A l’aplomb de chacune, il inscrit les arguments en faveur de l’une ou de l’autre position : "la liberté de la presse est un droit de l’homme" ou "Charlie Hebdo n’est pas respectueux envers la religion". Un exercice de réflexion dialectique, donc.

Le professeur prévient qu’il va montrer durant quelques secondes des caricatures du prophète Mahomet et propose à ceux qui peuvent être choqués de sortir pendant ce laps de temps. Des élèves, cinq ou six, pas plus, choisissent de quitter la salle, sans paraître troublés outre mesure. Dans le couloir, l’ambiance est décrite comme "sereine" et "bon enfant". "A aucun moment, M. Paty n’a donné son avis. Il a été tellement correct et respectueux. Les formes y étaient, je vous assure", dit l’une des personnes présentes au cours. Samuel Paty conclut par cette phrase prémonitoire : "Est-ce que tout cela vaut le coup de perdre la vie ? Car la vie est sacrée…"

Mardi 6 octobre : la leçon qui enflamme les esprits

Pourtant, le lendemain matin, à la première heure, une mère de famille téléphone au collège. Elle est troublée. La veille, dit-elle, sa fille s’est sentie "discriminée" car musulmane. A la récréation, Samuel Paty rappelle la mère de famille pour lui dire que, durant ce cours, il n’a jamais demandé aux élèves musulmans de lever la main et de sortir : il a simplement proposé aux élèves qui pourraient être choqués de sortir. Il lui présente ses excuses au cas où ses propos auraient heurté sa fille. La situation semble apaisée.

Vers 12h50, Samuel Paty reproduit un cours quasi-identique avec une autre classe, la 4e4. Il propose cette fois aux élèves qui pourraient être choqués de fermer les yeux ou de détourner le regard lorsqu'il montrera les caricatures.

C’est cette leçon qui va enflammer les esprits. Bien qu’absente, l’une des élèves de la classe, Z. Chnina, 13 ans, va propager une fable bien éloignée de la réalité.

Mercredi 7 octobre : l’exclusion

Décision est prise d’exclure Z. Chnina pendant deux jours du collège. Rien à voir avec le cours de Samuel Paty puisqu’elle n’y a pas assisté. La collégienne se montre particulièrement insolente, ne respecte pas les gestes barrières contre le Covid-19 et refuse régulièrement toute punition, confortée dans son attitude par ses parents.

Le soir même, à 23h22, son père, Brahim Chnina, publie sur Facebook un message ciblant Samuel Paty et le collège. "Ce professeur Pathy dis [sic] en se vantant à ma fille qu’il a participé à la marche de Charlie. Vous aimez votre prophète (…). Vous avez l’adresse et le nom du professeur pour dire STOP." Une heure et demie plus tard, le nom du professeur est retiré.

Jeudi 8 octobre : Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui se rendent au collège

La mère de Z. Chnina débarque "furieuse" au collège. Sa fille impute son exclusion au fait d’avoir refusé de quitter le cours du mardi comme l’exigeait, selon elle, Samuel Paty vis-à-vis des collégiens musulmans. Une version totalement erronée. D’une part, Z. Chnina était absente ce jour-là. D’autre part c’est bien son comportement général et son absentéisme qui ont été sanctionnés. Samuel Paty n’a prononcé aucune sanction contre elle.

Mais il est déjà trop tard. Le père de l'élève, Brahim Chnina, vient à son tour au collège pour réclamer des explications de la part des responsables de l’établissement. Il débarque accompagné d’Abdelhakim Sefrioui, qui se targue d'être un représentant des imams de France. L’homme est en réalité un islamiste radical, fiché S, régulièrement pointé du doigt pour son antisémitisme.

Vendredi 9 octobre : un prof sous pression

L’affaire s’emballe. Sur Facebook apparaît une nouvelle vidéo de Brahim Chnina, le père de Z. Chnina. Celui-ci livre une version erronée, "copiée-collée" de celle de sa fille. Le référent laïcité de l’académie de Versailles est alerté. Le fonctionnaire se rend au collège et, selon des témoignages recoupés, soutient l’enseignant. "M. Paty commençait à accuser le coup", se souvient un témoin de ces événements.

La principale, elle, écrit un message aux familles et aux enseignants pour apaiser les tensions. La salle des profs, elle, se montre divisée face au contenu du cours de Samuel Paty. Certains enseignants considèrent en effet que leur collègue n’aurait pas dû montrer cette caricature de Mahomet. Selon un membre du collège, deux d’entre eux se désolidarisent du professeur.

Samedi 10 et dimanche 11 octobre : des menaces par téléphone

Tout bascule car la situation trouve un écho puissant bien au-delà des grilles du collège. Pour preuve, ces menaces anonymes laissées sur le répondeur du collège. Comme celle-ci, datée du 10 octobre à 11h31 : "Oui, bonjour le collège de racistes ! (…) On va s’occuper de votre Paty d’accord ? De votre professeur d’histoire et de votre collège… Si vous ne faites pas quelque chose rapidement, il va en prendre plein la gueule et votre collège aussi !"

Au cours de ce même week-end, la vidéo de Brahim Chnina devient virale. Elle a été consultée "4 500 fois" le lundi matin. Dans une deuxième vidéo, publiée sur YouTube, intervient notamment Abdelhakim Sefrioui qui qualifie Samuel Paty de "voyou enseignant".

Lundi 12 octobre : "Je n’ai commis aucune infraction"

Un témoin entendu par la police judiciaire se souvient de professeurs bouleversés, "en larmes", ce lundi matin. Samuel Paty vient d’envoyer un message à ses collègues. Il se sent menacé physiquement par des "islamistes locaux", ajoutant que l’établissement est ciblé lui aussi. Inquiets, certains de ses collègues décident de le raccompagner chaque soir du collège à son domicile situé à quelques centaines de mètres de l’établissement. On ne sait jamais.

Ce même jour, à 17 heures, Samuel Paty est convoqué au commissariat de Conflans-Sainte-Honorine. Il doit répondre d’une prétendue diffusion d’images pornographiques lors de son cours. Z. Chnina, la fille de Brahim Chnina, a en effet déposé plainte contre lui. Samuel Paty, qui se bat pied à pied, répond aux accusations : "J’enseigne depuis vingt-trois ans et je n’ai jamais rencontré ce type de problème (…). Il s’agissait plus précisément de l’organisation d’un débat sur les caricatures de Mahomet et qui sont à l’origine des attentats de Charlie Hebdo (…). Fallait-il publier les caricatures au nom des droits de l’homme ou ne fallait-il pas les publier au regard des conséquences possibles ?" Prémonitoire une nouvelle fois.

S’agissant du cours du 6 octobre, il déclare : "L’image du prophète a été présentée durant deux secondes. J’avais proposé à mes élèves de détourner le regard quelques secondes s’ils pensaient être choqués pour une raison ou une autre." "A aucun moment je n’ai déclaré aux élèves : 'Les musulmans, vous pouvez sortir car vous allez être choqués.' Et je n’ai pas demandé aux élèves quels étaient ceux qui étaient de confession musulmane (...). Je n’ai commis aucune infraction pénale dans le cadre de mes fonctions", martèle-t-il. Et évoquant la plainte de l’élève Z. Chnina, absente le jour dit : "Je pense qu’elle a inventé un récit à travers des rumeurs d’élèves."

A la fin de l’audition, Samuel Paty dépose plainte à son tour pour diffamation publique, cette fois envers la collégienne et son père.

Vendredi 16 octobre : assassiné et décapité en rentrant chez lui

L’heure des vacances a sonné. Elles sont les bienvenues après ces deux semaines sous tension pour le personnel du collège. Peu avant 17 heures, Samuel Paty quitte seul l’établissement et regagne son domicile à pied, en suivant le trajet qu’il emprunte habituellement.

Un jeune homme vêtu de noir lui emboîte le pas. Il a 18 ans. Il s’appelle Abdoullakh Anzorov. Radicalisé et obsédé par la polémique enflammée sur les réseaux sociaux, il est venu d’Evreux (Eure) pour tuer le professeur. Le terroriste le poignarde et le décapite. Fin sanglante d’un engrenage commencé onze jours auparavant dans le huis clos d’un collège.

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