: Reportage Crues dans le Pas-de-Calais : à Thérouanne, le ballet des tracteurs d'agriculteurs transformés en navettes fluviales
"Ma maison est au bout, là, à droite. Je ne l'ai pas vue depuis 48 heures. Je peux monter ?" Une habitante de Thérouanne (Pas-de-Calais) hèle un tracteur de huit tonnes, mercredi 3 janvier, alors que la commune est coupée en deux. La Lys, le cours d'eau en vigilance rouge qui la traverse, a débordé. Seule une poignée de machines agricoles permettent encore de faire le lien entre le Sud-Est et le Nord-Ouest, car la route est impraticable pour les autres véhicules. Romain Steenkeste, un fils d'agriculteur âgé de 16 ans, multiplie les rotations pour venir en aide à la population. "Rololololo", lâche sa passagère en prenant des photographies. Une ligne d'eau marque la porte de sa maison.
Le jeune homme ne se contente pas de jouer les taxis bénévolement. Mardi, son père et lui ont aussi installé des ballots de paille de 70 centimètres, pour tenter de protéger plusieurs habitations, près du lit de la rivière. Mais le courant, bien trop fort, en a emporté la plupart.
Vêtu de kaki et plongé dans ses bottes, Romain Steenkeste est rentré chez lui à minuit, parce qu'il "avait envie d'aider les gens qui sont dans la galère". Il a également apporté un premier soutien à des retraités évacués, derrière la mairie. Dans un premier temps, ils n'avaient pas voulu quitter leur domicile.
A bord des tracteurs, le long de la Grand-Rue, c'est la vie de centaines de personnes qui défile. Derrière les vitrines des commerces, on distingue parfois quelques silhouettes, affairées à nettoyer.
"On prend trois-quatre personnes à chaque fois, et j'ai dû faire une vingtaine de tours. Et puis, il y a trois tracteurs à faire tourner, donc ça fait pas mal de monde transporté. Plus qu'à la première crue [début novembre], en tout cas."
Romain Steenkeste, fils d'agriculteurà franceinfo
Il faut compter quatre minutes environ pour parcourir 200 mètres. Mais dans le secteur, beaucoup savent qu'ils peuvent compter sur ce mode de transport, étrenné lors de la précédente crue du 11 novembre. Une ambulancière a même donné rendez-vous à son collègue, pour qu'il dépose une patiente à l'autre bout de la rue. Celle-ci a pris le tracteur, avant d'être véhiculée vers l'hôpital d'Helfaut. "Ce matin, on est passés car on savait qu'il y aurait les tracteurs", abonde Vanessa, qui travaille à la clinique vétérinaire. "Sans eux, il était impossible de passer", explique-t-elle, avec ses bottes à la main.
"Si l'eau atteint le châssis, moi j'arrête"
Les dégâts sont impressionnants, et s'étalent jusqu'à la place de la mairie, puis au parking situé derrière. Au total, une douzaine de rues sont inondées, explique en effet le maire Alain Chevalier, contre trois ou quatre la veille. Il n'avait "jamais vu ça", se désole-t-il, alors qu'il vit dans la commune depuis cinquante ans déjà. La nouvelle crue, dit-il, a d'ores et déjà battu celle de novembre.
"Le boulot est un peu particulier en ce moment. On nettoie et aucun client ne va arriver", commente Hugo Warembourg, tout au fond d'un hangar au sol bruni. Cet employé travaille dans la concession voisine, où sont stationnés des dizaines de tracteurs. De temps en temps, il vient également participer aux rondes en empruntant l'une de ces machines agricoles. "L'eau ne touche pas encore le moteur. On peut passer, tout doucement, mais ça commence à être critique quand même."
C'est également l'angoisse de Frédéric Dumont, un agriculteur qui vient lui aussi prêter main-forte, quand il reçoit un appel ou une demande. "Moi, au niveau du châssis, j'arrête. Si je perds mon tracteur, je sais bien que l'assurance ne prendra rien en charge". La veille, le camion d'un fournisseur de gaz a insisté pour passer, raconte-t-il. Le véhicule, hors d'usage, a dû être tracté. Cette fois-ci, Frédéric est chargé de ramener le maire au poste de commandement mis en place par la mairie. Un trajet sans heurt.
La "navette" en tracteur, un réflexe solidaire
Frédéric Dumont a également transporté des pharmaciennes, dans la matinée. Le 11 novembre, la crue s'était arrêtée à un centimètre de l'officine. Mais cette fois, Anne, l'une des employés, doit manier le balai-raclette. "Hier, on avait pris nos bottes pour traverser la rue inondée et repartir. Mais ce matin, le niveau est trop haut et le courant est trop fort", explique-t-elle. "Heureusement, on a pris la 'navette' de Thérouanne", sourit-elle, comme s'il s'agissait d'un classique moyen de transport fluvial. "Souvent, les agriculteurs sont présents dans les coups durs. Là, ils ne roulent pas trop vite, pour ne pas faire de vagues vers les maisons".
A quelques mètres de là, la boulangerie reste désespérement fermée, ce mardi. Des travaux consécutifs à la crue de novembre venaient pourtant d'y être terminés et le commerce devait rouvrir cette semaine. Quant à la salle communale, elle devait accueillir un nouveau plancher, mais elle s'est transforméer en "piscine", plaisante tristement un employé municipal, de l'eau jusqu'au milieu des bottes.
Avant la prochaine décrue, l'adjoint au maire, Alain Ropital, salue ce coup de main bienvenu de la part des conducteurs de tracteurs. "Le monde agricole joue un très grand rôle pendant ces événements", salue-t-il, avant d'emprunter à son tour l'imposant taxi. Frédéric Dumont, entre deux tournées, repart contrôler les conséquences de la crue sur son exploitation de grande culture : blé, maïs et betterave. La dernière fois, déjà, il avait subi des talus écroulés et de fortes quantités d'eau dans les parcelles.
Toute la journée, lui et les autres conducteurs reçoivent les chaleureux remerciements des habitants, en quête d'un moyen de transport de fortune. En attendant ses prochains passagers, Frédéric Dumont sourit, avec une pointe d'amertume : "C'est marrant. Dans ces moments-là, quand on aide les gens, personne ne dit plus de mal des agriculteurs."
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