"Ces jeunes n'ont rien" : à Mayotte, la situation des mineurs violents est devenue explosive
"Les entreprises sont incendiées, les automobilistes sont agressés par des hordes de jeunes démons qui se déplacent par centaines." La députée de la 1re circonscription de Mayotte, Estelle Youssouffa, n'a pas mâché ses mots le 22 novembre à l'Assemblée nationale pour dénoncer une situation proche de la "guerre civile" dans le 101e département français, après plusieurs semaines d'affrontements entre des bandes de villages rivaux.
A l'origine des violences : l'assassinat d'un jeune de 20 ans, tué à la machette. Le quartier de Kaweni, d'où il était originaire – et qui constitue le plus grand bidonville de France – s'est ensuite embrasé, donnant lieu à plusieurs semaines de violences avec un village rival. Des dizaines de jeunes cagoulés se sont introduit dans des lycées, ont incendié des voitures, ont coupé les routes et paralysé la circulation. Un car scolaire qui transportait une trentaine d'élèves a même été violemment attaqué.
Dans l'Hémicycle, Estelle Youssouffa a décrit "des barbares en culotte courte, de 12 à 13 ans, armés de machettes, de barres de fer, de cailloux, qui tuent, qui pillent, qui agressent, qui détruisent et sèment le chaos", soulignant l'exceptionnelle juvénilité des délinquants dans le département le plus pauvre de France. Ambdilwahédou Soumaïla, le maire de Mamoudzou, capitale économique de l'île, n'hésite pas à les qualifier de "terroristes", alors que l'insécurité est devenue un sujet de préoccupation majeur sur l'île. Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, y passera le Nouvel An, "aux côtés des Mahorais et des policiers et gendarmes mobilisés pour assurer la sécurité de la population".
Entre 3 000 et 4 000 mineurs isolés
Depuis plusieurs années, la population de ce petit territoire de l'océan Indien vit dans la peur des exactions auxquelles se livrent des jeunes de quartiers en guerre ouverte. Dans ce département exceptionnellement juvénile, l'âge moyen est de 23 ans contre 41 ans en métropole, selon l'Insee. En cause : une natalité élevée, avec 5 enfants par femme en moyenne, et plus de 10 000 naissances en 2021, pour une population de près de 300 000 habitants. La plupart des mères qui accouchent à Mayotte sont d'origine étrangère, en provenance de l'archipel des Comores. Sur les plages de ce petit bout d'Europe, des hommes, des femmes et des enfants accostent chaque jour, risquant leurs vies sur des embarcations de fortune dans l'espoir de trouver une vie meilleure.
Conséquence : la proportion d'étrangers n'a cessé d'augmenter, passant de 40% en 2012 à 48% en 2017, selon le dernier recensement de l'Insee. Un ratio "inédit" sur le territoire français, corrélé à un problème majeur : des pères et des mères en situation irrégulière se retrouvent fréquemment expulsés du territoire, laissant leurs enfants seuls à Mayotte. Heureusement, "une solidarité familiale très forte règne dans la société comorienne", relève Baptiste Filloux, salarié du Secours Catholique sur l'île. "Classiquement, celui qui a un emploi nourrit l'ensemble famille. Donc si un oncle ou un cousin peut recueillir les enfants laissés seuls, ils le feront."
Mais il arrive qu'il n'y ait aucun parent sur place pour prendre le relais. Les enfants se retrouvent alors livrés à eux-mêmes. Difficile toutefois de les recenser : les associations et pouvoirs publics estiment qu'ils seraient entre 3 000 et 4 000 mineurs non-accompagnés sur l'île. "C'est énorme quand on sait qu’il y a environ 16 000 mineurs isolés à l’échelle nationale", analyse Nicolas Roinsard, sociologue et maître de conférences à l'université Clermont-Auvergne, auteur de l'ouvrage Une situation postcoloniale : Mayotte ou le gouvernement des marges (CNRS Éditions, 2022).
Pas assez de places dans les écoles
Ces enfants vivotent dans une forme d'entre-soi, et trouvent refuge dans des "bangas", le nom donné aux cases en tôle dans les bidonvilles à Mayotte. Parmi eux, certains ont la chance de pouvoir aller à l'école. Mais les places sont chères. "On a un total de 17 000 élèves scolarisés sur l'île et de 1 000 enfants chaque année pour qui on n'arrive pas à trouver de places", commente Ambdilwahedou Soumaila.
"Il naît chaque jours 30 enfants sur Mayotte en moyenne, soit l'équivalent d'une salle de classe. On ne peut pas suivre la cadence !"
Ambdilwahedou Soumaila, maire de Mamoudzouà franceinfo
Ceux qui ne peuvent pas être scolarisés plongent dans une "oisiveté totale", constate l'édile, et doivent trouver des moyens de subvenir à leurs besoins dans la précarité. "Leurs conditions de vie sont effroyables", se désole Anne Scheuber, directrice adjointe de Mlezi Maore, l'une des principales associations de l'île, dédiée à la jeunesse. "Un tiers des logements n'ont ni eau, ni électricité." Beaucoup d'enfants mendient près des supermarchés. "Viennent s'ajouter la drogue, l'alcool, la prostitution pour les jeunes filles."
Et les solutions proposées sont très lacunaires. Les associations sur place sont encore trop peu nombreuses et leur personnel est en proie à un fort turn-over, car beaucoup ne souhaitent pas rester plus d'un an ou deux sur ce terrain compliqué. Quant à l'Aide sociale à l'enfance (ASE), elle est défaillante, comme l'a relevé un rapport d'information du Sénat en 2021, pointant "l'incapacité du conseil départemental à garantir une politique de l'aide sociale à l'enfance efficace".
Une violence "hors norme"
Ces enfants et adolescents se retrouvent donc à la merci des adultes, qui cherchent à les exploiter. "C'est comme ça qu'ils rentrent dans des bandes : pour avoir la protection de leur clan", explique Nicolas Roinsard.
"La bande est à la fois intégratrice et protectrice : il faut montrer que vous êtes capables de vous battre pour mériter votre place."
Nicolas Roinsard, sociologueà franceinfo
Leurs vies sont rythmées par les conflits entre quartiers. "Avant d'habiter à Mayotte, on habite dans son village", pointe Anne Scheuber, qui note que les jeunes mineurs accompagnés par son association "ne connaissent pas ce qu'il y a en dehors de leur quartier". Le constat semble étonnant, quand on sait que cette île minuscule s'étend sur seulement 374 km2. Mais "il n'y a aucun transport en commun, hormis les bus scolaires et quelques taxis collectifs". Ces dernières années, les rixes entre les bandes rivales se sont multipliées. "Ces jeunes n'ont tellement rien dans la société, qu'ils doivent se battre pour conserver ce qui leur reste : une réputation", estime Nicolas Roinsard.
Par ailleurs, les modes d'actions, et notamment de racket, sont de plus en plus organisés, souvent téléguidés par des adultes, plus expérimentés. Baptiste Filloux, qui travaille sur place depuis bientôt quatre ans, observe "un phénomène de banditisme", avec des groupes qui s'en prennent aux automobilistes dans les bouchons, "dans une forme de quasi prise d'otage". "C'est relativement bien organisé, à grande échelle : c'est certain que ça ne mûrit pas dans l'esprit d'un gamin", assure-t-il. Selon une note de l'Insee publiée en 2021, qui fait le point sur la violence "hors norme" à Mayotte, les habitants "sont personnellement trois fois plus victimes de vols avec ou sans violence" qu'en France métropolitaine.
La police débordée
La journaliste de Mayotte La 1ère Halda Halidi assure que les bandes apprennent petit à petit à "synchroniser leurs actions sur plusieurs zones" pour prendre la police de cours, qui se retrouve débordée et qui a pour consigne de s'en tenir à du maintien de l'ordre, sans répliquer. La plupart du temps, elle disperse les affrontements à coups de gaz lacrymogène.
Les forces de l'ordre se retrouvent souvent caillassées quand elles pénètrent dans les quartiers sensibles. Sur Mayotte La 1ère, Bruno Cossin, secrétaire national outremer du syndicat Unsa, a salué l'augmentation de 40% des effectifs de la police depuis 2017. Mais il estime qu'il y a toujours "un déficit d'une dizaine de personnes".
D'autant que les armes des délinquants tendent à changer elles aussi. "On n'est plus dans les barres de fer et les chaînes de tronçonneuse, utilisées il y a encore quatre ou cinq ans. On va vers des armes blanches, plus létales", note le sociologue Nicolas Roinsard. Résultat : "on compte les morts, alors qu'on ne les comptait pas tant que ça il y a encore 5 ou 10 ans."
Une défiance envers l'Etat français
Si tous les pans de la société s'accordent à déplorer cette violence endémique, la lecture qui en est faite n'est pas unanime. Pour les chercheurs interrogés par franceinfo, un des motifs important de la délinquance juvénile est économique. "On est aussi sur une logique de survie, avec une part conséquente des cambriolages qui commencent par le contenu du frigo", assure Nicolas Roinsard. Pour la députée Estelle Youssoufa, c'est une vision "idyllique".
"On n'agresse pas à la machette parce qu'on a faim."
Estelle Youssoufa, députée de la 1re circonscription de Mayotteà franceinfo
Comme beaucoup de Mahorais, l'élue a le sentiment que sa terre natale est en train d'être dépossédée. "En semant la terreur, le but de ces bandes est de nous chasser et c'est exactement ce qu'ils arrivent à faire : beaucoup partent en masse pour s'installer à La Réunion ou dans l'Hexagone", déplore-t-elle. Le maire de Mamoudzou, Ambdilwahedou Soumaila, estime lui aussi que cette délinquance vise à "déstabiliser Mayotte". Tous les deux rappellent que les autorités comoriennes continuent à revendiquer la souveraineté sur l'île, témoignant des tensions qui règnent encore entre les deux territoires.
"S'il n'est pas certain qu'il faille prêter une volonté politique aux jeunes", Nicolas Roinsard reconnaît qu'il y a toute de même de leur part une forme de "défiance vis-à-vis de l'Etat français qui leur mène la vie dure, avec une politique migratoire très répressive". Le sociologue rappelle que l'on expulse autant à Mayotte qu'à l'échelle de tout l'Hexagone avec 20 000 reconduites aux frontières entre janvier et octobre 2022 sur le sol mahorais contre 16 819 pour l'ensemble de l'année 2021 en France métropolitaine, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur.
Des familles entières sont par ailleurs régulièrement chassées, dans des opérations de "décasages" qui consistent à détruire leurs habitations en tôles, sans que des solutions de relogement ou d'hébergement d'urgence ne leur soient proposées, ce que dénoncent des associations comme La Cimade et Médecins du monde. "Les gamins des bidonvilles en veulent beaucoup à la France. Ils sont nés à Mayotte, ont grandi à Mayotte, n'ont pas connu d'autre pays et sentent bien qu'ils sont indésirables. Mais ils ne se considèrent pas non plus Comoriens, car ils n'ont jamais mis les pieds là-bas, analyse Nicolas Roinsard. Tout est réuni pour aboutir à la fabrique d'une jeunesse haineuse."
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