"Soirées cartables", "neknomination" : "Tous les concours à boire ont explosé"
La mort par noyade d'une lycéenne de 16 ans après une fête à Guingamp illustre la progression, chez les jeunes, du phénomène de "binge drinking", qui consiste à boire un maximum d'alcool en un minimum de temps.
Dans la nuit de vendredi à samedi 1er mars, Marie, une lycéenne de 16 ans, a disparu au cours d'une fête très arrosée dans le centre-ville de Guingamp (Côtes-d’Armor). Son corps a été retrouvé, mardi 4 mars, par les plongeurs de la gendarmerie, dans le Trieux, le fleuve côtier qui traverse la commune. L'adolescente, en état d’ébriété, s'est noyée, rapporte France 3 Bretagne mercredi 5 mars.
Ce nouveau drame illustre tragiquement l’aggravation d’un phénomène : la consommation excessive d’alcool chez les jeunes.
Le "binge drinking" vécu comme une fête et un jeu
"Soirées cartables." Marie participait à l'une de ces "soirées cartables". Ce "binge drinking" (biture express, en français), qui consiste à boire un maximum d'alcool en un minimum de temps, est en vogue en Bretagne. Le principe : pour fêter la fin des cours et le début des vacances, les lycéens – mais aussi certains collégiens – descendent dans les rues du centre-ville, des bouteilles d’alcool dans leurs sacs à dos, et boivent. Si possible très vite. A Guingamp, à la veille des dernières vacances de la Toussaint, la "soirée cartable" s’est déjà soldée par trois comas éthyliques, relate Le Télégramme. Et en 2009, une demi-douzaine d'adolescents avaient fini la première soirée des vacances de Noël dans le même état, rapporte Le Figaro.
"Neknomination." Ce jeu à boire est l’autre variante à la mode de la biture express. Son nom est une contraction de l'anglais "neck your drink" (boire cul sec) et "nominate" (désigner). La règle est la suivante : on se filme en buvant une boisson alcoolisée, parfois agrémentée d'huile de voiture, de poissons vivants, etc. Puis on partage la vidéo sur internet et on désigne des amis qui auront 24 heures pour faire de même. La pratique est devenue virale grâce aux réseaux sociaux. Au Royaume-Uni, la police compte au moins trois décès de jeunes en lien avec ce jeu. En France, le phénomène commence à faire parler de lui.
"Concours à boire." "Tous les concours à boire ont explosé, constate le professeur Michel Reynaud, chef du service addictologie à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif (Val-de-Marne), interrogé par francetv info. Et dans le domaine, les trouvailles sont illimitées. Les shots [des verres d’alcool fort à boire d’une traite] sont devenus un terme générique. Dans les bars ou les soirées, le whisky ou la vodka se servent au mètre. Dans les universités et les grandes écoles, les soirées d’intégration sont devenues des week-ends, voire des semaines, d’intégration." Les jeunes associent également souvent boissons énergisantes et alcoolisées, car la taurine ou la caféine masquent les effets de l'alcool. Cela accentue aussi la prise de risque, pointe Le Figaro.
Hépatites, cirrhoses et dommages au cerveau
"Ça augmente d’année en année", assure le spécialiste, qui constate "un doublement des passages aux urgences pour coma éthylique chez les moins de 30 ans". Un rapport de l'Inserm (l'Institut national de la santé et de la recherche médicale), publié début février, confirme la tendance. Avec des statistiques de 2010 et 2011 à l'appui. Plus d’un tiers (34%) des élèves de troisième disent avoir déjà été en état d’ivresse. Plus de la moitié (58%) des élèves âgés de 11 ans ont déjà testé une boisson alcoolisée. Et l'alcoolisation ponctuelle importante, c’est-à-dire la consommation d’au moins cinq verres d’alcool en une seule occasion, est, elle aussi, devenue un phénomène majoritaire, qui touche 53% des jeunes de 17 ans.
"Le problème, ce n’est pas l’excès, mais l’excès répété d’excès", explique le professeur Michel Reynaud. "Ça tue, ça entraîne des hépatites aigües, des cirrhoses, des dommages au cerveau", énumère le médecin. A cela s'ajoute la vulnérabilité des adolescents aux effets de l'alcool. "La maturation cérébrale s’opérant jusqu’à 25 ans, la consommation de l’alcool va tuer plus de neurones chez l’adolescent que chez l’adulte, explique Mickaël Naassila, directeur de recherche sur l’alcool et les pharmacodépendances à l’Inserm, cité par 20 Minutes. Ce qui peut avoir un impact sur la capacité à apprendre." Et le spécialiste d'ajouter que "la précocité de la consommation d’alcool multiplie aussi par deux le risque de développer une addiction pour la vie entière."
"L’ivresse systématique est devenue une norme valorisée"
"La cuite massive est désormais l’objectif recherché, notamment chez les jeunes femmes, alors qu’elle était auparavant honteuse, relève Michel Reynaud. L’ivresse systématique est devenue une norme valorisée chez les adolescents. Il faut adopter ces comportements excessifs pour être intégré dans le groupe, pour faire la fête, pour avoir des relations amicales ou amoureuses..." A cela s’ajoute une autre dimension : "la prise de risque, constitutive de l’adolescence", souligne le médecin.
L’addictologue met aussi en cause la loi Bachelot qui, en 2009, a autorisé la publicité pour les boissons alcoolisées sur internet, distillant une image festive et ludique de l’alcool, explique-t-il. Il déplore à ce propos "la grande habileté" des marques d'alcool qui, d’un côté, font de la publicité pour leurs produits et, de l’autre, appellent à la modération, comme l'a fait la Fédération française des spiritueux, mi-février, en pleine polémique sur la "neknomination", dans un communiqué relayé par L'Express.
"Apprendre aux enfants un usage non destructeur"
Face à l’ampleur du phénomène, les pouvoirs publics passent à l’action, localement et épisodiquement. Au début des vacances de Noël, gendarmes et policiers ont saisi 770 bouteilles d'alcool à Rennes (Ille-et-Vilaine) en une soirée, écrit Le Télégramme. A Guingamp, un arrêté municipal a été pris, avant les vacances de Noël, pour interdire l'alcool sur la voie publique. Et, lors de la "soirée cartable", des médiateurs, des parents d'élèves et des élus ont assuré une maraude, et les patrouilles de gendarmerie ont été triplées, liste Ouest France. Des courriers ont également été adressés aux parents pour les mettre en garde.
Car "le rôle des parents est d’informer leurs enfants sur les dangers de l’alcool", plaide l'addictologue Michel Reynaud. "Mais c’est difficile d’écouter un message de prévention quand tous les copains font et disent le contraire. Le contrepoids est terrible." Et d'autant plus compliqué que "les parents sont déconnectés de la réalité de leurs enfants, assure le médecin. Ils ont une représentation de ce qu’était leur ivresse vingt ans plus tôt, alors que les pratiques ont changé."
"Face à une norme devenue dangereuse, le rôle des parents, et plus largement de la société, devrait être d’apprendre aux enfants à avoir un usage qui ne serait pas destructeur", poursuit-il. Cela passerait notamment, selon lui, par une incitation des producteurs et distributeurs de boissons alcoolisées à participer à cette campagne de prévention. Mais il reconnaît que "c’est un peu utopique".
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