Pourquoi tout le monde pense que Facebook ne manipule que les autres
Les scientifiques l’appelle "l’effet troisième personne", ou "biais d’optimisme", c’est-à-dire la croyance selon laquelle nous ne sommes pas dupe des médias, alors que les autres personnes sont susceptibles de l’être.
Joseph B. Walther, auteur de cet article, est professeur en communication à l'University of California, Santa Barbara. La version originale de cet article a été publiée sur le site The Conversation, dont franceinfo est partenaire.
Un certain nombre de personnalités en appellent aujourd’hui à une régulation de Facebook, y compris l’un des co-fondateurs de l’entreprise et l’un de ses premiers soutiens financiers. La majeure partie des critiques porte sur la façon dont les algorithmes de Facebook prennent pour cible les utilisateurs à coups de publicités, et sur l’effet « caisse de résonance » qu’ils produisent en diffusant un contenu idéologiquement biaisé.
En dépit de ces récriminations, l’entreprise affiche des bénéfices record, et des milliards de personnes – dont plus des deux tiers de la population adulte aux États-Unis – continuent d’utiliser la version non régulée qui existe actuellement.
Depuis 30 ans, j’étudie les dynamiques sociales à l’œuvre sur Internet, et je soupçonne que ces contradictions apparentes sont d’ordre psychologique. Les gens connaissent les problèmes que pose Facebook, mais chacun s’estime à l’abri de ses effets délétères, tout en s’imaginant que les autres risquent d’en subir l’influence. Ce paradoxe aide à comprendre pourquoi les gens continuent à fréquenter le site, qui peut encore se targuer de compter plus de 2 milliards d’utilisateurs par mois en moyenne. Ironie du sort, la psychologie explique aussi les appels à réguler le géant des réseaux sociaux.
C’est pas moi, c’est eux
Le biais cognitif à l’œuvre ici s’appelle "l’effet troisième personne", ou "biais d’optimisme", c’est-à-dire la croyance selon laquelle nous ne sommes pas dupe des médias, alors que les autres personnes sont susceptibles de l’être.
Paradoxalement, cette dynamique peut pousser les gens à approuver le contrôle des médias et les restrictions imposées… aux autres. Si une personne utilise un réseau social et se sent à l’abri de son influence négative, cela provoque chez elle un phénomène psychologique appelé "influence de l’influence présumée". Elle craint que quelqu’un d’autre soit influencé, et soutient donc les efforts faits pour protéger autrui, même si elle-même estime ne pas avoir besoin de l’être.
C’est sans doute la raison pour laquelle beaucoup d’utilisateurs de Facebook se plaignent de ses dangers auprès d’autres personnes, mais continuent à se connecter au site. Même l’investisseur Roger McNamee, qui a contribué financièrement au lancement de la société et a récemment écrit un livre pour en dénoncer les dérives, semble avoir succombé à ce réflexe paradoxal. Selon le Washington Post :
En dépit […] de son dégoût pour les délits commis par les plates-formes de médias sociaux […], M. McNamee est non seulement toujours actionnaire de Facebook […] mais compte toujours parmi les plus de 2 milliards d’utilisateurs du géant des réseaux sociaux. Après tout, reconnaît-il avec un sourire et un haussement d’épaules, “Il faut bien que je fasse la promotion de mon livre.
Roger McNamee se croit peut-être insensible aux caisses de résonance et autres influences qui, prévient-il, affectent l’utilisateur lambda. Mais que faire si les utilisateurs lambda ne pensent pas être des utilisateurs lambda, et sont donc eux aussi persuadés d’être à l’abri de l’influence pernicieuse de Facebook ?
J’ai exploré cette éventualité dans une enquête menée auprès de 515 adultes américains ayant utilisé Facebook au moins une fois dans la semaine précédant l’étude. Les participants ont été recrutés par Qualtrics, qui s’est occupée du sondage. Ils viennent des 50 États du pays. Leur âge moyen est de 39 ans, et ils déclarent passer en moyenne un peu moins de 10 heures par semaine sur Facebook, un temps qu’ils jugent similaire à celui de la majorité des utilisateurs.
Trois types de questions étaient posées. Le premier concernait le degré auquel ils estimaient être influencés par Facebook sur un certain nombre de sujets sociaux et politiques, y compris la construction du mur à la frontière mexicaine, l’expansion ou l’abrogation de l’Obamacare, l’efficacité de Donald Trump et d’autres problématiques majeures pour l’avenir du pays.
Le second visait à déterminer à quel point Facebook influence, selon chacun, l’opinion des autres personnes sur les mêmes sujets. Donc, à quel point les médias sociaux affectent l’idée qu’ils se font d’une « personne lambda ».
Enfin, le troisième groupe portait sur le soutien accordé par chacune des personnes interrogées aux diverses stratégies envisagées pour réguler Facebook, y compris des arrêts de la Commission fédérale du commerce (FTC) ou de la Commission fédérale des communications (FCC), le démantèlement de Facebook par le biais de lois anti-monopole, la révélation de ses algorithmes, etc.
Des sondés soucieux de protéger les autres
Les sondés étaient persuadés que Facebook affectait les perceptions d’autrui bien davantage que les leurs. Plus ils pensaient que les autres étaient vulnérables, plus ils étaient soucieux que Facebook soit mieux contrôlé.
Ceux qui se croyaient nettement moins influençables que les autres et souhaitaient une meilleure régulation de Facebook avaient aussi tendance à penser que la source du problème résidait dans le pouvoir des caisses de résonance. Ils soutenaient les nouvelles régulations même s’ils risquaient d’être eux-mêmes affectés.
Lesdites caisses de résonance existent bel et bien, et elles affectent réellement les perceptions des gens, au point qu’un homme a été jusqu’à ouvrir le feu dans une pizzeria suite à de fausses allégations diffusées en ligne, selon lesquelles l’établissement servait de façade à un réseau de pédophilie. Toutefois, certaines études remettent en question l’idée que ces caisses de résonance aient une si grande influence sur la majorité des gens.
De mon point de vue, il est plus important de faire comprendre aux gens qu’ils risquent tout autant d’être influencés par Facebook que n’importe qui d’autre, quel que soit le niveau de risque réel. La société porte une part de responsabilité, mais les utilisateurs de Facebook aussi. Sinon, ils ignoreront les recommandations concernant leur propre usage des médias tout en soutenant des réglementations qui risquent d’être trop vagues et inadéquates. En fin de compte, les gens doivent d’abord apprendre à se sauver eux-mêmes, avant de se soucier de voler au secours des autres.
Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio pour Fast ForWord.
Joseph B. Walther, Professor of Communication; Director, Center for Information Technology and Society, University of California, Santa Barbara
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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