"Je ne contracte pas" : le monde parallèle des "êtres souverains", la mouvance complotiste qui amuse autant qu'elle inquiète
Saviez-vous qu'il existait des techniques quasiment imparables pour ne plus payer d'impôts ou d'amendes, pour échapper aux arrestations, à l'Urssaf ou à l'Aide sociale à l'enfance ? Pour faire un résumé très rapide d'une thèse très compliquée : l'Etat, et tout ce qui lui est lié, est illégal, et aucune administration n'a de pouvoir légal sur vous. Pour s'en libérer, il suffit, entre autres, de dire : "Je ne contracte pas". Bien entendu, cette idée est fausse. La phrase est devenue un "mème", repris avec moquerie sur les réseaux sociaux, après l'arrestation d'un couple qui a voulu refuser de "contracter" avec la gendarmerie lors d'un contrôle routier.
Il ne s'agit pourtant pas d'une parodie, ni d'un épiphénomène. Cette formule fait référence à la théorie des "êtres souverains", un ensemble de croyances pseudo-juridiques qui ont gagné en audience depuis la crise sanitaire du Covid-19, qui virent souvent au complotisme, exploitées par des gourous espérant en tirer profit.
David n'est pas un gourou, mais il joue aujourd'hui un rôle non négligeable dans la diffusion de ces idées en France. Il a participé à la création, en février 2022, du groupe Facebook baptisé "Illégal en France diffusion", qui rassemble plus de 11 500 membres, et le groupe "Syndicat des droits de l'homme pour la justice". Cet homme, qui concède ne pas avoir de formation de juriste mais se dit "accompagné de professionnels", affirme à franceinfo avoir créé ces entités "après avoir travaillé sur le sujet pendant de longues années, pour alerter la population et qu'elle nous aide à faire passer le message".
La "République française présidence" et ses numéros Siret
Lire les messages des "êtres souverains", c'est se plonger dans un univers parallèle de références légales obscures et de vocabulaire ésotérique. Mais parmi les principes les plus partagés, il y a l'idée (fausse) que l'Etat français n'a pas d'existence légale, et que ses ordres ou ceux de toute administration peuvent donc être refusés.
D'après cette théorie, également expliquée par Pierre, le conducteur arrêté dans la vidéo, la France n'est plus un pays depuis 1947, mais une entreprise. Les tenants de cette affirmation fallacieuse brandissent notamment pour preuve les numéros Siret (le registre des établissements français) associés à l'entité "REPUBLIQUE FRANCAISE PRESIDENCE", ou à l'Urssaf, aux mairies et gendarmeries. Sauf que le numéro Siret ne recense pas uniquement les entreprises mais les "établissements" en général, dont les administrations.
Il s'agirait, qui plus est, d'entreprises "étrangères enregistrées aux Etats-Unis", assène également David à franceinfo. L'argument ? Elles sont absentes du registre du commerce et des sociétés français (RCS), qui répertorie les entreprises, mais possèderaient un numéro D-U-N-S, qui serait son équivalent outre-Atlantique. Là aussi, c'est faux : le numéro D-U-N-S, fourni par l'entreprise américaine Dun & Bradstreet, n'est pas réservé aux entreprises et n'implique pas d'implantation aux Etats-Unis. Il s'agit d'un simple identifiant standardisé permettant de confirmer qu'une entreprise existe et d'évaluer sa solvabilité, par exemple.
Peu importe, pour ceux qui y croient, il n'y a plus d'Etat mais seulement une entreprise étrangère "REPUBLIQUE FRANCAISE PRESIDENCE" et ses filiales. A leurs yeux, de nombreuses lois et requêtes administratives sont donc de simples "réglements intérieurs" d'entreprise, qu'il est possible de refuser comme on refuse de signer un contrat (d'où la phrase "Je ne contracte pas").
Cette stratégie du "joker" légal n'est qu'un exemple. Tout ou presque peut être considéré nul et non avenu, avec des formulations légales toujours plus complexes. Exemples : d'après certains de ces groupes, les amendes sont illégales parce que les routes ne sont pas des voies publiques. Elles appartiennent – si vous avez tout suivi – à des administrations qui sont des entreprises privées illégitimes.
La "détestation de l'autorité et de l'Etat" pour point commun
Sur le groupe "Illégal en France diffusion", on trouve beaucoup de demandes de conseils, la plupart concernant des questions d'argent. Contester les impôts, l'Urssaf, les amendes, les saisies administratives, l'autorité des tribunaux... Ces "citoyens souverains" réunissent "des profils divers présentant une même détestation de l'autorité et de l'Etat" dont les adeptes "répondent, paradoxalement, par la loi pour contester la loi", souligne à l'AFP Sylvain Delouvée, chercheur en psychologie sociale à l'université Rennes 2.
Une stratégie qu'un avocat américain a même assimilée à du "terrorisme de papier", rappelle l'ONG de lutte contre les discriminations Anti-Defamation League. Car les "êtres souverains" ne sont pas apparus en France : la mouvance trouve son origine aux Etats-Unis, où l'inquiétude historique de voir émerger un Etat fédéral tyrannique est historiquement forte. Dès les années 1970, l'organisation Posse Comitatus a déployé une rhétorique et des actions antigouvernementales proches des "sovereign citizens" ("SovCit") d'aujourd'hui, largement motivées par une idéologie raciste et antisémite, raconte le groupe de lutte contre le racisme Southern Poverty Law Center (SPLC).
En France, les premiers adeptes de ces "argumentaires pseudo-juridiques" ont émergé en 2015, explique à l'AFP Sylvain Delouvée. Un certain "Conseil national de transition" (CNT), créé cette année-là, défend l'idée que "les lois ne sont pas légitimes" et appelle à une marche pacifique sur l'Elysée le 14-Juillet pour renverser le gouvernement.
La crise des "gilets jaunes" comme accélérateur
"Ces argumentaires basés sur la loi ont ensuite pris de l'ampleur avec la crise des 'gilets jaunes'", analyse pour l'AFP Sebastian Dieguez, docteur en neurosciences et chercheur à l'université de Fribourg (Suisse). Figure des "gilets jaunes", Serge Petitdemange assurait par exemple que la publication d'un décret en 2016 avait rendu la Constitution caduque, et invalidait l'élection d'Emmanuel Macron.
Mais les idées véhiculées par certains "êtres souverains" vont encore plus loin. Beaucoup partagent la théorie de la "fraude du nom légal", une croyance conspirationniste expliquée par exemple sur le site Conspiracy Watch. Selon eux, l'acte de naissance est en fait un acte juridique signé sans l'accord de la personne concernée, pour associer de force à chaque individu une personne morale frauduleuse, un "homme de paille".
Tous les accords, les contrats, les factures concernant cet "être vivant" seraient en fait passés avec cette personne juridique non consentie, dont le nom est écrit en majuscules, comme pour une entreprise sur les registres. D'où le fait que la passagère insiste pour que son nom soit écrit "en minuscules" dans la fameuse vidéo du contrôle routier (évoquée au début de cet article). Pire encore, tous les Etats seraient en faillite et leur patrimoine restant devrait donc revenir aux "êtres souverains"... Ce dont les entreprises illégitimes vous privent en vous maintenant dans l'ignorance et en vous associant cette fausse personnalité juridique.
La communauté "One Nation" et l'enlèvement de Mia
Difficile d'estimer l'audience de ces croyances, mais les chiffres des groupes qui participent à les diffuser sur les réseaux sociaux ne sont pas rassurants. Un groupe Telegram dédié à la "fraude du nom légal" compte plus de 21 000 abonnés, et 64 000 sur la chaîne TikTok associée. Une autre chaîne TikTok qui diffuse régulièrement ces arguments cumule près de 68 000 abonnés et pas moins de 661 000 "j'aime", alors que sa première vidéo publique date seulement d'octobre 2023. Contactés par franceinfo, aucun des deux n'a répondu.
Des utilisateurs y publient régulièrement des textes ou vidéos complotistes sur la pandémie de Covid-19, l'invasion de l'Ukraine par la Russie ou de pseudo-réseaux pédocriminels impliquants l'Aide sociale à l'enfance (ASE) et les "élites". Ces théories peuvent avoir des conséquences dangereuses : aux Etats-Unis, des tenants des idées "SovCits" ont abattu deux policiers lors d'un contrôle routier dans l'Arkansas en 2010.
En France, une mère a enlevé en 2021 sa fille de 8 ans, Mia, par peur d'un complot impliquant l'ASE. Elle adhérait à la communauté "One Nation", cofondée par Alice Pazalmar, qui avait notamment appelé à "refuser toute autorité illégitime", en reprenant certains arguments des "êtres souverains". Dans cette affaire, Rémy Daillet-Wiedemann, une figure du complotisme français, est cité. Depuis la Malaisie où il résidait, le quinquagénaire est soupçonné d'avoir incité à l'enlèvement de la petite fille. Il est par ailleurs suspecté d'avoir inspiré des projets d'attentat d’ultradroite pour s'emparer de l'Elysée en 2021.
Un filon dont certains tentent de tirer profit
Certains essaient même d'en profiter pour gagner de l'argent. Le compte Telegram "Fraude du nom légal" redirige par exemple vers un site vendant une "formation" "100% légale" pour se "débarrasser de [ses] dettes légalement", avec par exemple des courriers type pour "rembarrer les huissiers". Le tout pour au moins 97 euros. Contacté par mail et sur Instagram, le propriétaire du compte n'a pas répondu.
Un autre site, Common Law Court International Francophone, prétend vendre des documents d'"être vivant". Certificat de naissance, de mariage, "carte liberté" censée remplacer la carte d'identité (avec le nom en minuscules et à l'encre rouge)... Avec ces faux documents, "vous n'êtes plus soumis aux lois statutaires, sauf si vous y consentez", affirme le site. Les prix vont de 10 à 390 euros.
Sauf que cette "cour" n'a évidemment aucun pouvoir ni aucune existence juridique, et le site ne contient pas de mentions légales. Contacté, l'un des principaux contributeurs du canal Telegram associé au site a fourni des réponses évasives et exigé en retour "une garantie contractuelle de [nos] intentions". David, dont le groupe "Illégal en France diffusion" propose des documents type en accès libre, n'approuve pas la démarche et qualifie ce site de "supercherie". "Je vous laisse essayer de passer à l'aéroport avec leur passeport. Même moi, je ne vais pas essayer !"
David affirme à franceinfo que le groupe "accueille de nouveaux membres tous les jours". Contactée par l'AFP, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) explique avoir reçu une "vingtaine de signalements ou de demandes d'information depuis 2020" concernant la mouvance des "citoyens souverains". Mais elle assure n'avoir pas relevé "d'éléments constitutifs d'une dérive sectaire".
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