Cet article date de plus d'un an.

Enquête Rachat de Twitter : ce que l’arrivée d’Elon Musk a déjà changé

Trois mois après le rachat de Twitter par Elon Musk, le réseau a déjà changé. Outre une purge massive des salariés, des comptes "bannis" sont de retour tandis que les recettes publicitaires sont en forte baisse.
Article rédigé par franceinfo - Audrey Travere, cellule investigation de Radio France
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Depuis que le milliardaire Elon Musk a racheté Twitter fin 2022, la plateforme a déjà bien changé. (JAKUB PORZYCKI / NURPHOTO / VIA AFP)

"Oh surprise, mon compte est réactivé. Bonsoir les amis", écrit sur Twitter Silvano Trotta, figure populaire au sein du mouvement antivaccin, le 16 décembre 2022. En mars 2021, son compte avait été suspendu pour avoir enfreint les règles sur la désinformation concernant le Covid-19. Mais après plus d'un an d'absence sur le réseau social, le chef d'entreprise alsacien annonce son retour de manière triomphale. Depuis, il partage à nouveau ses approximations et, dans certains cas, des fausses informations, avec plus de 90 000 followers.

COMPLORAMA >> Elon Musk et Twitter : vers plus d’extrémisme et de complotisme sur le réseau social ?

Transformer Twitter en espace de liberté d'expression quasi absolue a été rendu possible par l'arrivée d'Elon Musk, le milliardaire américain, patron de Tesla, co-fondateur d'Ebay, et utilisateur invétéré du réseau social. En le rachetant en fin d'année 2022 pour la coquette somme de 44 milliards de dollars, il a provoqué un véritable séisme dont les premières conséquences sont déjà visibles.

Une porte ouverte à la désinformation

Dès sa prise de fonctions à la tête de Twitter, Elon Musk prend une décision radicale. Il réintègre des milliers de comptes précédemment bannis pour avoir violé les règles de la plateforme. Selon la newsletter spécialisée Platformer, 62 000 comptes de plus de 10 000 followers ont fait leur grand retour sur Twitter. Dans les faits, difficile de mesurer le nombre exact de ces réactivations, mais les observateurs ont pu constater le retour de personnalités controversées. Parmi elles, on peut citer l'influenceur Andrew Tate, qui s'autoproclame misogyne. Son compte avait été suspendu en 2017 pour avoir tweeté que les "femmes devaient porter une part de responsabilité" si elles étaient agressées sexuellement par quelqu'un. Il y a quelques jours, l'Américain Nick Fuentes, un suprémaciste blanc et néo-nazi notoire outre-Atlantique, a aussi pu reprendre le contrôle de son compte. Ancien soutien de Trump, et désormais directeur de campagne de Kanye West pour les élections présidentielles de 2024, il a récemment déclaré tout qu'Adolf Hitler était "vraiment super cool". Il a cependant été re-suspendu, 24 heures seulement après son retour, après avoir partagé une image illustrant, selon lui, un complot médiatique juif.

En France, la vague de réactivation de comptes semble moins importante. Mais cela n'empêche pas certains acteurs de la désinformation de s'être déjà fait remarquer. Ainsi, Silvano Trotta a publié un tweet dans lequel il déforme les conclusions des autorités sanitaires australiennes, faisant croire, à tort, que la vaccination augmenterait les risques d'hospitalisation. Ce tweet, bien que critiqué, a comptabilisé des milliers de partages, de "likes", et près de 190 000 vues.


"Ces comptes rétablis menacent de faire grimper la désinformation, s'inquiète Chine Labbé, rédactrice en cheffe Europe de NewsGuard. D'abord à cause de ce qu'ils vont diffuser, mais aussi à travers le signal qu'ils envoient à d'autres acteurs qui pourraient être tentés de rejoindre la plateforme en y voyant un havre de liberté d'expression absolue." Pour Tristan Mendès France, enseignant dans le domaine du numérique, collaborateur à l'Observatoire du conspirationnisme et coproducteur du podcast spécialisé Complorama, "ils étaient toxiques lorsqu'ils ont été suspendus. Et aujourd'hui ils reviennent avec le même capital sur un terrain qui leur est favorable".

Pour quantifier les effets de cette reprise de la désinformation, NewsGuard a étudié l'activité des comptes Twitter associés à deux sites de désinformation francophone un mois après le rachat de Twitter par Elon Musk. Dans un briefing confidentiel auquel la cellule investigation de Radio France a eu accès, l'organisation observe une hausse de 36% de l'engagement généré par ces tweets contestables (autrement dit des likes, partages et commentaires), par rapport à la période précédant le rachat : "Ce phénomène s'inscrit dans la durée, précise Chine Labbé. On observe une augmentation de de la popularité des contenus de ces acteurs malveillants."

"Si vous payez, vous êtes visibles"

Lorsqu'il prend les rênes de Twitter, le milliardaire décide également de revoir complètement le système de certification de la plateforme. Jusqu'à présent, une pastille bleue de certification était accordée par Twitter gratuitement. Elle permettait d'authentifier l'identité de l'utilisateur et pouvait permettre d'estimer, même imparfaitement, le sérieux de son profil.

Mais désormais, dans plusieurs pays, Twitter propose un simple abonnement pour obtenir ce sésame sur le site "Twitter Blue". Pour huit dollars par mois, n'importe quel utilisateur de la plateforme peut arborer ce badge, qui lui offre un bonus algorithmique, donc une meilleure visibilité, quel que soit le sérieux des informations publiées. "Elon Musk a tué le dispositif de pastilles qui permettait de s'orienter plus ou moins selon la fiabilité de l'information, constate Tristan Mendès France. Aujourd'hui, son idée est de dire : ‘Si vous payez, vous êtes visible.' Indépendamment de votre expertise et de votre légitimité."


Et de fait, le site francophone complotiste "Les DeQodeurs", qui s'inspire de la mouvance américaine QAnnon, arbore désormais une pastille de certification bleu sur son compte Twitter. L'abonnement Twitter Blue n'étant pas encore disponible sur le sol français, le site explique être passé par un membre de l'équipe basé au Canada pour obtenir le sésame. "Avant, on n'avait pas le droit. Il n'y avait que les chiens de garde de la rhétorique qui pouvaient l'avoir", peut-on lire dans un de leurs tweets.

Une modération en chute libre

L'arrivée d'Elon Musk a la tête de Twitter signe aussi le début d'une vague de licenciements massifs. Le 4 novembre 2022, il renvoie 50% de l'effectif mondial de Twitter, soit 4 000 personnes. Ce qui réduit drastiquement l'équipe Trust and Safety, en charge de la sécurité des utilisateurs sur la plateforme. Exit aussi l'équipe "Droits de l'Homme", qui avait pour mission de s'assurer que la plateforme respectait bien les standards internationaux en la matière, notamment ceux des Nations unies. Les modérateurs de contenus sont également touchés. Avant le rachat, Twitter en comptait déjà moins de 2 000 dans le monde, pour 500 millions de tweets par jour.

Cette purge inquiète des associations qui se demandent comment Twitter va pouvoir raisonnablement modérer les contenus haineux et la désinformation. D'autant plus que les derniers chiffres évoqués par la presse outre-Atlantique font état d'une nouvelle diminution de l'effectif. Seulement 1 300  personnes travailleraient encore activement chez Twitter. Selon des documents internes, consultés par la chaîne américaine CNBC, les ingénieurs seraient au nombre de  550, tandis que l'équipe Trust and Safety serait, elle, réduite à 20 personnes.

Elon Musk a réfuté ces chiffres dans une série de tweets, affirmant que "plusieurs centaines de personnes travaillaient encore pour la sécurité des utilisateurs". Mais la tendance est clairement à la réduction de l'effectif, car il estime que la modération, qui se fait déjà avec les algorithmes, pourraient se passer d'un regard humain. De son côté, Melissa Ingle, ancienne ingénieure chez Twitter qui travaillait sur ces algorithmes modérateurs, doute cependant de l'efficacité de cette automatisation : "Les algorithmes ne peuvent pas tout voir, témoigne l'ex employée. Ils passent tout le temps à côté de tweets problématiques et ils ne perçoivent pas les nuances. C'est pour cela qu'il faut aussi des humains."

Des procédures judiciaires en cours

Aux États-Unis, plusieurs anciens employés licenciés de Twitter, ont décidé de porter plainte contre leur ancienne entreprise. Dans un recours collectif déposé fin novembre, ils accusent Twitter de ne pas avoir respecté le délai légal précédant leur licenciement, et de ne pas leur avoir versé les indemnités qui leur étaient dues. "Je n'étais pas préparé à me battre pour ça. Je voulais passer à autre chose, témoigne Emmanuel Cornet, un ingénieur licencié de chez Twitter qui s'est joint au recours collectif. Mais j'ai des collègues qui eux étaient prêts. Je pense qu'ils font ça pour montrer qu'on ne peut pas faire n'importe quoi en toute impunité."

Une décision récente a annulé la possibilité pour ces ex-employés de déposer un recours collectif, mais elle les autorise à poursuivre leurs démarches chacun de leur côté. Selon l'avocate qui les représente, plus de 500 autres personnes ont, depuis, décidé de contester le montant des indemnités qu'ils ont reçues.

Des bureaux vides en Europe

Du siège de Twitter à San Francisco à ses filiales de Rio, Singapour ou encore Accra, personne n'a été épargné par cette vague massive de départs. En Europe, en novembre 2022, les employés des bureaux à Bruxelles mettaient la clé sous la porte. Les six employés de cette antenne belge étaient pourtant un point de contact important auprès des institutions européennes. Au même moment, Damien Viel, jusqu'ici responsable de Twitter France à Paris, annonçait ne plus travailler pour l'entreprise. "C'est fini !" tweete l'ancien numéro un de Twitter dans l'hexagone. Fierté, honneur et mission accomplie. Au revoir #twitterfrance. Quelle aventure ! Quelle équipe ! Quelles rencontres ! Merci à tous pour ces sept années incroyables et intenses." Difficile de savoir à ce stade quel sort a été réservé à la trentaine d'employés basés à Paris. Mais les bureaux de la capitale où nous nous sommes rendus semblent déserts. Et les messages envoyés au siège américain sont restés lettre morte.

Le siège social de Twitter à San Francisco aux États-Unis, le 18 novembre 2022. (TAYFUN COSKUN / ANADOLU AGENCY / VIA AFP)

Ce silence est d'autant plus préoccupant que certains médias avaient des rapports réguliers avec les plateformes, notamment pour lutter contre la désinformation. L'Agence France Presse (AFP), par exemple, était en discussion avec Twitter au sujet d'un projet de vérification de l'information (fact-checking, en anglais) en Amérique Latine. Ce partenariat avait été décidé peu avant l'arrivée d'Elon Musk. Mais depuis, plus aucune nouvelle. "Une partie des équipes avec lesquelles on pouvait communiquer ne se manifestent plus, regrette Julie Charpentrat, adjointe à la rédaction en chef de l'investigation numérique à l'AFP. Pour l'instant, on reste dans le flou sur ce que veut faire Twitter."

Une fuite des annonceurs

Cette succession de décisions a aussi entaché la réputation du média social. En témoigne la chute de 40% que connaissent ses revenus. Inquiets de la tournure prise par les événements, 500 publicitaires ont déclaré mettre en pause leur partenariat avec la plateforme. Un coup dur pour le réseau social qui a toujours été déficitaire depuis sa création en 2006. Les revenus publicitaires représentent sa principale source de financement. "C'est le signal qu'il y a un mouvement dans l'industrie vers une meilleure modération, vers plus de transparence de la part de ceux qui, aujourd'hui, gèrent notre liberté d'expression sur les plateformes sociales, estime Julie Owono, directrice exécutive de l'ONG Internet Sans Frontières. Mais ce mouvement-là pour l'instant n'est pas suivi par Twitter, ce qui est inquiétant et dommage pour la plateforme."

Dommage, peut-être, mais surtout très problématique dans un avenir proche, en tout cas sur le marché européen. Car d'ici l'année 2024, le Digital Services Act (DSA) va progressivement s'appliquer. Cette nouvelle législation prévoit des obligations contraignantes qui s'imposeront à toutes les plateformes numériques, y compris Twitter. Des obligations de modération, de moyens et de transparence, dont le respect sera surveillé de près par la Commission européenne. "Si les plateformes négligent leurs devoirs, qu'elles continuent de publier des contenus agressifs, empêchent les autorités d'avoir accès à leurs algorithmes, ou gagnent de l'argent grâce à des publications tombant sous le coup de la loi... Alors la sanction tombera", prévient Vera Jourova, vice-présidente de la Commission européenne chargée des valeurs et de la transparence.

Il reste à savoir quelle sanction. L'amende maximale prévue par le DSA s'élève à 6% du chiffre d'affaires mondial annuel de l'entreprise sanctionnée. Mais le bras de fer ira-t-il jusque-là  ? Réponse a priori d'ici l'été 2023, période à laquelle le DSA devrait entrer en vigueur pour Twitter.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.