Climat : "Il est trop tard pour la banquise, mais nous pouvons encore sauver d'autres écosystèmes", martèle la glaciologue Heïdi Sevestre
Heïdi Sevestre veut croire que la disparition annoncée de la banquise de l'Arctique en été va jouer le rôle d'un électrochoc. Après la publication, mardi, d'un article scientifique confirmant que les températures empêcheront désormais la glace de mer de s'y former pendant les mois les plus chauds d'ici aux années 2030, la glaciologue française explique à franceinfo, jeudi 8 juin, comment la planète et ses occupants vont subir les conséquences de ce grand chamboulement dans l'océan le plus septentrional du monde. Un message d'alerte mais aussi d'espoir, alors que les humains détiennent la solution au réchauffement climatique : réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre.
Franceinfo : Quelles sont les conséquences directes et indirectes de la disparition de la banquise en été, dans l'Arctique ?
Heïdi Sevestre : Cette banquise joue un rôle capital de stabilisateur du climat. Du climat de l'Arctique bien sûr, mais aussi du climat global. Parce qu'elle est blanche, cette croûte de glace agit comme un miroir naturel gigantesque qui renvoie dans l'espace la chaleur que l'Arctique reçoit pendant l'été. Et il en reçoit beaucoup, puisqu'il y fait jour 24 heures sur 24 ! En renvoyant cette chaleur, cette banquise nous rend donc un service extraordinaire. Quand elle disparaît, elle fait place à un océan très foncé qui, lui, fait justement l'inverse : il absorbe la chaleur. Nous entrons alors dans un cercle vicieux : plus la glace de mer fond du fait du réchauffement climatique, plus ce réchauffement climatique s'accélère.
Localement, le résultat, c'est que la glace fond aussi plus vite au Groenland. Il ne s'agit pas de glace de mer, mais de glace terrestre. Cette fonte contribue directement à la montée des eaux partout dans le monde. A lui seul, le Groenland contient de quoi élever le niveau des océans de six à sept mètres, ce qui est énorme. Toujours localement, ce réchauffement de l'Arctique fait fondre le permafrost – ou pergélisol –, qui libère à son tour des gaz à effet de serre contribuant au réchauffement climatique. Et je n'ai même pas évoqué les conséquences sur la faune et la flore arctique, qui dépendent de cette banquise !
Enfin, puisque la banquise contribue à réguler le climat sur la planète et notamment dans l'hémisphère Nord, sa fonte se traduit chez nous, en France, par une augmentation de la fréquence et de la magnitude des événements météorologiques extrêmes. Gel tardif, gel précoce, périodes de grand froid ou périodes de grande chaleur, périodes très sèches et périodes très humides... Nous sommes directement concernés par ces bouleversements. Nous en sommes aussi à l'origine, puisque ce sont les activités humaines, au travers de nos utilisations des énergies fossiles, qui causent ce réchauffement climatique.
La banquise de l'Arctique est-elle condamnée à disparaître en été, quels que soient les efforts qui pourraient être faits à l'avenir pour réduire nos émissions ?
L'un des auteurs de l'article, Dirk Notz, l'a dit en ces termes : "C'est le premier pilier du climat qui s'effondre." Même si nous étions sur la bonne voie pour limiter la hausse des températures globales à +1,5°C [objectif affiché par l'Accord de Paris], ce ne serait pas suffisant pour sauver la banquise durant l'été arctique. Mais l'article ne dit pas que tout est fini, au contraire.
"Cet article constitue la plus grande alerte que nous ayons jamais reçue."
Heïdi Sevestre, glaciologueà franceinfo
C'est vrai que quand on étudie le climat, on voit des signaux d'alerte tous les jours, mais jamais de ma carrière je n'ai vu un article scientifique aussi fort. Il nous dit que certes, il est trop tard pour la banquise, mais nous pouvons encore sauver d'autres écosystèmes et d'autres piliers de notre climat.
La survie de l'humanité tout entière dépend de notre capacité à réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Cela fait plus de trente ans que les scientifiques répètent : "Attention, nous allons perdre l'Arctique", "attention, cela va arriver", "attention..." Ce qu'il se passe aujourd'hui nous dit que nous ne sommes pas sur la bonne trajectoire et, même s'il y a des choses qui sont faites pour réduire nos émissions, nos stratégies ne sont pas bonnes. Nous sommes beaucoup trop loin de là où nous devrions être en termes d'objectifs. Cette étude doit nous réveiller.
Il faut réduire notre utilisation des énergies fossiles, mais la fonte de la banquise ne va-t-elle pas, au contraire, permettre aux géants du pétrole et du gaz de développer leurs activités dans cette région très convoitée ?
Certains pays, certains acteurs économiques pensent à tort que "moins de banquise est égal à moins de problèmes". C'est une vision simpliste de la situation qui ne tient pas compte de tout ce que nous venons d'évoquer : des régions du monde vont devenir inhabitables, des populations vont être déplacées, notamment par la montée des eaux, notre agriculture sera durablement affectée... De plus, il ne faut pas croire que naviguer dans l'Arctique va devenir une partie de plaisir. J'y habite une bonne partie de l'année et ce que j'ai vu cette année m'a terrifiée. La banquise a eu beaucoup de mal à se former et pendant quelques mois, nous avons eu des tempêtes tous les deux jours qui rendaient la vie impossible au Svalbard, sur la terre ferme. Je n'imagine même pas ce que cela donnait à bord d'un bateau !
Le chaos climatique sera plus prononcé dans cette zone. De plus, la banquise "absorbe", d'une certaine façon, l'énergie des vagues. Les bateaux qui viendront chercher du pétrole et du gaz dans l'Arctique vont affronter des icebergs – pour l'essentiel venus de la fonte des glaces du Groenland –, des tempêtes qui empêchent toute visibilité et des vagues de 20 ou 30 mètres que rien n'arrêtera. Ceux qui pensent qu'il s'agit d'une opportunité vont comprendre que personne n'a intérêt à voir la banquise disparaître.
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