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"Il y a ceux qui comptent la moindre goutte et ceux qui font comme si de rien n'était" : au Cap, dans une cité bientôt privée d'eau

En Afrique du Sud, les Captoniens doivent faire avec l'abaissement des réserves d'eau de la ville. Certains se débrouillent et apprennent à économiser ; d'autres craignent le "Day Zero", le jour où les autorités couperont l'accès à l'eau.

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10min
Des habitants du Cap (Afrique du Sud), collectent de l'eau à la source de Newlands, le 1er février 2018.  (HALDEN KROG / AP / SIPA)

"Quand on arrive au Cap, on ne peut pas le rater. Dès que vous posez le pied à l'aéroport, vous tombez sur des panneaux géants qui préviennent : #SaveWater (#EconomisezL'Eau)", raconte Alexandre Barrière Izard, Français de 28 ans installé dans la deuxième ville sud-africaine depuis 3 ans et demi. Président d'Entr'aide, une association qui met en relation les expatriés français, il décrit au téléphone une communauté française "globalement sereine" face à la "crise de l'eau" qui frappe le pays.

C'est le sujet de conversation numéro 1 et c'est vrai que pas mal de Sud-Africains succombent à une certaine psychose.

Alexandre Barrière Izard

à franceinfo

Par crainte d'un "Day Zero", ce jour où Le Cap n'aura plus une goutte d'eau, prévu pour l'instant le 4 juin, les Captoniens se serrent en effet le robinet comme jamais. De 1,1 milliard de litres par jour en 2016, la ville a réduit de moitié sa consommation, à environ 526 millions de litres au mercredi 14 février. Un effort inédit dans une ville de quatre millions d'habitants. Récit d'une métropole à sec et à cran.

"Ça sonne comme le titre d'un film catastrophe !"

Tout a commencé par une allocution de Patricia de Lille, la maire du Cap. "Nous avons atteint un point de non-retour", a-t-elle prévenu, le 18 janvier. Alors que, sécheresse oblige, les Captoniens étaient invités à ne consommer que 87 litres d'eau municipale par jour et par personne (contre 165 en France) depuis plusieurs mois, elle dénonce : "60% de la population" n'a pas joué le jeu. La pression – déjà réduite dans les robinets – s'abat sur les habitants quand elle annonce l'entrée en vigueur d'un nouveau plafond : 50 litres quotidiens par tête (au-delà, les tarifs explosent). "Ce discours a déclenché des scènes de panique", se souvient Shelley Humphreys de l'association Water 4 Cape Town, une ONG qui vient en aide aux écoles ou entreprises confrontées à la sécheresse. "C'est vrai que 'Day Zero', ça sonne comme le titre d'un film catastrophe, non ?"

Dans les supermarchés, "les gens se sont rués sur les bouteilles de cinq litres. Les magasins ont dû instaurer des quotas par personne", raconte-t-elle. C'est ce qu'on appelle le "panic-buying" : l'achat motivé par la peur. Dès l'aube, des clients se sont mis à faire la queue devant les portes des magasins, à l'affût de nouvelles livraisons de packs d'eau pour ne pas manquer en cas de "Day Zero".

Bassines, pots et jerricanes, utilisés pour récupérer l'eau d'une pluie inespérée, s'arrachent. Dans les quincailleries, on prévoit 6 à 8 semaines d'attente avant l'arrivée de prochaines cuves dans les rayons, raconte Aryn Baker, la correspondante du Time au Cap. Quand, via le bouche à oreille, elle se tourne vers un particulier, celui-ci lui propose 350 dollars pour un vulgaire tonneau de plastique. Sur le site de petites annonces Junk Mail, très utilisé en Afrique du Sud, les "Waterpreneurs" tentent leur chance : livraisons à domicile d'eau, vente de systèmes de traitement pour particuliers, cuves... Tout n'y est pas légal ni éthique, ni même abordable.

Des réservoirs dangereusement vides

"Il y a des gens qui essaient de se faire un peu d'argent sur le dos de la crise. Puis il y a ceux qui comptent la moindre goutte, et ceux qui font comme si de rien n'était", résume Patrice Boyer, un Français installé au Cap depuis 10 ans, et directeur de Turnkey Water Solutions, une société spécialisée dans le traitement de l'eau. Il a donc observé aux premières loges le manque de préparation de la majorité des Captoniens qui ont sous-estimé la gravité de la situation. "Je ne veux pas paraître cruel, mais le 'Day Zero', c'est une bonne leçon pour beaucoup de gens", soupire-t-il, navré. Et les autorités n'y sont pas étrangères, selon Shelley Humphrey.

Les restrictions auraient dû être mises en place progressivement, depuis 3 à 5 ans, quand les experts tiraient la sonnette d'alarme. Malheureusement, les gens ont longtemps cru qu'il finirait par pleuvoir.

Shelley Humphreys

à franceinfo

Car le problème du Cap est connu depuis bien longtemps. La ville est alimentée en eau par plusieurs grand barrages, remplis au gré des précipitations. Depuis 2014, la région a connu une sécheresse inédite et ces réservoirs se sont taris, jusqu'à n'être, en février, qu'à un quart de leurs capacités. Quand ils atteindront les 13%, les autorités décrèteront le "Day Zero" et couperont l'essentiel de l'accès à l'eau potable, n'alimentant que le centre-ville, les écoles et hôpitaux ainsi que les robinets collectifs des townships. Les autres devront se rendre dans l'un des 200 points de distribution mis en place par la ville et surveillés par l'armée, afin d'obtenir une ration de 25 litres d'eau potable, par jour et par personne. En quantité, cela revient à tirer quatre fois une chasse d'eau en une journée.

"Cette source est presque devenue une zone de guerre"

Pour cette future mission, la mairie recrute activement des volontaires. Mais déjà, elle peine à réguler l'affluence à la source naturelle de Newlands, située dans un quartier huppé et prise d'assaut depuis fin janvier. "Cette source, qui a toujours été utilisée comme point d'eau potable par les familles pauvres, est presque devenue une zone de guerre, où des centaines de personnes font des heures de queue pour stocker de l'eau potable", déplore Shelley Humphrey. Quand la rumeur a couru que cette source naturelle allait s'épuiser, bousculades et bagarres ont conduit la police à intervenir. Elle fait désormais la sécurité sur le site, détachant du robinet ceux qui se serviraient trop gracieusement.

Des Captoniens font la queue avec des bidons vides, afin de les remplir à la source de Newlands, au Cap, le 2 février 2018.  (BRAM JANSSEN / AP / SIPA)

Si dans les quartiers pauvres, les habitants ont toujours utilisé les eaux "grises", la classe moyenne découvrent la débrouille et partage ses astuces. Blogueuse, secrétaire dans un établissement scolaire dans le civil et jeune mère de famille, Celeste Jonkers a publié un post le 28 janvier intitulé "Comment survivre avec 50 litres d'eau par jour". Elle y concède être "en panique à l'idée du 'Day Zero'" mais partage toutefois les "astuces géniales (et souvent dégoutantes)" pour ne plus gaspiller.

Après avoir manqué de péter un plomb avec 50 litres par jour, j'ai découvert que je pouvais vivre avec bien moins.

Celeste Jonkers

sur son blog

Sa fierté ? Avoir relevé un "10 litres challenge". "Deux litres pour se laver le matin et deux litres pour se laver le soir", commence-t-elle. Se nettoyer à l'éponge, voire avec des lingettes, est ainsi devenu une habitude pour les plus économes. "Je récupère ces quatre litres pour la lessive, en ajoutant l'eau de mon mari et des enfants", poursuit Celeste qui lave le tout à la main avec une lessive fait maison, n'utilisant la machine que pour le cycle rinçage... dont elle récupère l'eau à nouveau, pour les plantes ou les toilettes ! Elle termine par "750 ml pour me brosser les dents et me laver les mains" et "500 ml pour rincer la nourriture". Soit cinq verres d'eau pour le tout. 

Alexandre Barrière-Izard, lui, assure que sa vie en colocation n'a pas radicalement changé, une fois pris l'habitude "de garder l'eau pour la réutiliser", notamment en se douchant par-dessus une bassine. Pour la faire courte, la ville propose de télécharger des chansons de deux minutes, temps maximum conseillé pour une douche.

Dans les lieux publics, les robinets ont souvent été coupés, remplacés par des distributeurs de gel hydroalcoolique. Dans les foyers comme dans certains restaurants, pâtes et riz ont été bannis, remplacés par un régime à base de grillades, de légumes au four ou de pizza à emporter. Pour éviter les vaisselles, beaucoup conseillent de recouvrir les assiettes de cellophane ou de s'équiper d'assiettes en carton ou de couverts jetables – alternatives hélas néfastes pour l'environnement.

Les eaux usées, elles, servent surtout à alimenter les chasses d'eau, la nouvelle obsession des Captoniens. Au bureau, Klaudia Schachtschneider, de l'ONG WWF, a surmonté la gêne de "ne plus tirer la chasse d'eau après la petite commission", raconte-t-elle au Huffington Post. Et même dans les restaurants, des affichettes encouragent à ne tirer la chasse qu'en cas de force majeure (comprendre : en cas de "grosse commission").

Inégalités face aux restrictions

Au Cap, destination touristique par excellence, les hôtels ont enlevé les bouchons des baignoires, pour inviter les clients à privilégier la douche. Mais la consommation des clients condamnent les établissements modestes à des factures extrêmement salées, relève Water 4 CapeTown, ce qui met en danger les entreprises les plus vulnérables dans cette florissante industrie. 

Une telle situation ne peut pas durer. Il faudrait augmenter la capacité de production d'eau potable, plutôt que de considérer que ces restrictions sont désormais la norme.

Patrice Boyer

à franceinfo

D'ailleurs, dans les luxueuses résidences de la banlieue du Cap, on ne se pose pas la question au moment de remplir les piscines. "Les très riches peuvent se permettre de faire venir de l'eau d'autres régions. Même si cela revient à payer pour l'eau courante le prix d'une eau en bouteille", explique cet entrepreneur français. Ceux qui en ont les moyens ont même fait creuser des puits dans leurs jardins afin de contourner le réseau municipal "et vivent comme si les restrictions n'existaient pas", déplore-t-il. "Rien que dans le voisinage, j’en ai vu 3 ou 4 pousser ces dernières semaines", poursuit Patrice Boyer. "Ils pompent l'eau de la nappe, entre 40 et 80 m, pour 15 ou 20 000 euros de travaux", explique le spécialiste.

Ces solutions ponctuelles ne règlent en rien le problème d'accès à l'eau du Cap : "Puiser dans la nappe sans un plan pour qu'elle ne se remplisse, c'est repousser le problème. Il faut que la ville se dote d'une vision cohérente de gestion de l'eau", détaille-t-il, d'autant qu'elle dispose d'excellents équipements (son taux de fuite est de seulement 15%, contre 44% à Rome). Selon lui, mieux recycler les eaux usées permettraient déjà de faire plafonner la consommation journalière de chacun à 87 litres, sans imposer de pénibles restrictions aux citoyens. En attendant, les Captoniens apprennent à vénérer la pluie.

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