Smaïn Laacher : "Tout reste possible en Algérie, les jeux ne sont pas faits"
"Silmiya, silmiya" ("Pacifique, pacifique") : les opposants à la cinquième candidature d'Abdelaziz Bouteflika refusent toute violence lors des manifestations. Pour le sociologue Smaïn Laacher, le passage de l’émeute à la protestation pacifique est un tournant fondamental.
Avez-vous été surpris par les impressionnantes manifestations pacifiques en Algérie ?
Non et oui. Non parce que la manifestation (l’expression publique et ordonnée d’un mécontentement collectif) est un élément constitutif des sociétés modernes. Les Algériens, comme d’autres peuples, ont une longue expérience de l’expression politique. On a déjà, à plusieurs reprises, connu dans ce pays des communions dans la colère. Avec une oscillation continue entre des émeutes, des jacqueries et des protestations publiques. Visiblement, quelque chose est en train de changer dans les formulations pratiques et politiques de la mésentente. Oui, je suis surpris par la nouvelle morale qui préside à ce jaillissement en masse : "Nous sommes pacifiques", disent les manifestants avec des tentatives de "toucher le cœur" des policiers ; ce qui signifie, à mon sens, deux choses : d’une part, qu’il n’y aura pas deux Algéries (ou plus) se haïssant, et d'autre part qu’il est grand temps de régler les désaccords par des voies véritablement démocratiques en prenant appui exclusivement sur le droit comme norme dominante de régulations des conflits et de leur résolution.
Vous dites que l’Algérie est passée de l’émeute à la protestation publique qui, elle, est plus exigeante…
Oui et cet aspect est à mes yeux fondamental. Bien entendu, il faudrait compliquer d’avantage les choses et en particulier examiner de près et empiriquement les relations possibles entre l’émeute et la protestation collective. Mais cela nécessiterait de trop longs développements. Je rappelle simplement que la signification première du mot émeute et ce à quoi elle renvoie, c’est à l’émotion, à l’explosion, au grondement et, au bout du compte, possiblement, au sang qui coule. Il y a dans la logique de l’émeute du déchaînement ; que l’on pourrait traduire par ce désir irrépressible et désordonné de briser l’espace d’un instant (le temps de l’émeute) ce qui enchaîne. L’émeute est politique (et seulement dans cette temporalité courte) lorsqu’elle se donne comme un indicateur de l’insupportable, de l’atteinte de la limite. Dans l’émeute, il y a souvent du feu et du sang, ce n’est nullement un hasard. Lorsque la protestation se transforme – ce qui implique un processus – en émeute, nous assistons à une perte du contrôle de la situation et au non-respect des rituels propres aux protestations publiques : cortège organisé et places négociées en son sein, mise en scène en direction des médias, revendications générales et particulières, drapeaux, service d’ordre interne, non-affrontement avec la police, comptage des manifestants, etc. Je me souviendrai encore pour très longtemps de ces propos d’un militant algérien en Algérie qui me disait : "Il faut que les Algériens reprennent confiance en eux-mêmes en premier, après ils feront confiance aux autres. Je me suis rendu compte que finalement, chacun se bat, mais chacun croit qu’il est seul à se battre. On a tous le sentiment qu’on est seul." Voilà ce que la manifestation de masse et sa traduction politique, la protestation publique à la face du monde, permet comme apprentissage fondamental. Protester, c’est faire preuve de lucidité sur le présent et faire un pari sur l’avenir en mettant au poste de commande la raison, seule à même d’inventer les dispositifs et les procédures matérielles et symboliques pouvant changer la vie.
Pendant le Printemps arabe, l’Algérie est restée à l’écart des soulèvements. Aujourd’hui, la rue algérienne semble décidée à aller jusqu’au bout de son refus de la 5e candidature de Bouteflika…
L’Algérie, comme la majorité des pays arabes, n’est pas "restée à l’écart des soulèvements". Cette question a été souvent posée lorsqu’il est question du "printemps arabe". Je pense que le simple fait de poser ainsi la question relève, à mon sens, d’une erreur de perception et donc d’une croyance dans le fait (ô combien tenace) qu’il existerait un monde arabe. L’historicité des cadres nationaux (les modalités de leur apparition et de leur construction partout fragile dans chacun des pays dits arabes) informe infiniment plus qu’une psychologie sommaire des "Arabes" et de leur "résistance" à faire la "révolution". Ce pays, comme d’autres, n’avait pas réuni les conditions historiques, politiques et culturelles permettant une modification collective de l’ordre établi et de sa table des valeurs. Les sociétés sont profondément dissemblables dans le développement de leurs forces politiques. Les économies, les architectures politiques et l’existence de leurs appareils institutionnels (souvent de médiocre qualité quand ils existent), leur degré de dépendance à l’égard des pays capitalistes développés, l’existence ou non d’oppositions politiques et crédibles, intégrées dans leur société, l’état de dénuement ou non des populations, etc. sont autant de facteurs et de conditions qui impulsent ou freinent des mouvements sociaux à visée politique.
A votre avis, quelle peut être la suite de ces manifestations ?
Personne, absolument personne ne le sait. Toute situation "insurrectionnelle", au sens précis de s'insurger contre des formes d’injustice et d’indignité trop longtemps vécues (et les manifestants ne cessent de répéter qu’ils réclament pacifiquement de la considération), place les uns et les autres – quels que soit leur statut et leur place dans l’ordre social – dans une situation et dans une période d’incertitude. Et même une double incertitude. Incertitude objective liée à l’instabilité et à la complexité des rapports de forces, laissant ainsi sa place à l’indétermination et à une pluralité d’interprétations en concurrence sur l’appréciation du présent et le sens de l’avenir. Incertitude subjective liée aux évaluations les plus pertinentes possibles des uns et des autres. Je crois que les postures hérétiques et toutes les formes de "prophétie critique" interdisent de clôturer l’espace des possibles ; elles rêvent l’avenir, celui-ci est déjà plus ou moins confusément dans les têtes avant d’advenir dans la réalité sous forme de nouvelles libérations mais aussi de nouvelles contraintes. En un mot, tout est possible. En un mot les jeux ne sont pas faits.
Smaïn Laacher est professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg. Dernier ouvrage paru : Croire à l’incroyable. Un sociologue à la cour nationale du droit d’asile (Gallimard, 2018).
Ouvrage à paraître en septembre 2019 : Sacrés, sacrilèges et libertés publiques dans le monde arabe (Labor et Fides).
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