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Comment fonctionne le "business des otages" ?

La France aurait payé une rançon pour les journalistes otages en Syrie, selon un magazine allemand. Francetv info s'est penché sur "l'industrie lucrative" des enlèvements contre rançons.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Des jihadistes d'Al-Qaïda au Maghreb islamique encadrent trois otages européens sur cette photo diffusée le 9 décembre 2011. (AGENCE NOUAKCHOTT INFORMATIONS / AFP)

"La rançon, c'est un peu comme L'Arlésienne de Bizet", confiait un ancien patron du renseignement français à l'AFP. "On en parle tout le temps, mais on ne la voit jamais." Pourtant, il assure qu'elle est versée "dans la quasi-totalité" des enlèvements. Une affirmation qui contredit la vesrion officielle des autorités françaises. Dernier exemple en date, la libérationd es journalistes français en Syrie pour laquelle la France aurait payé une rançon de 13 millions d'euros, selon le magazine allemand Focus. 

Les spécialistes n’hésitent plus à parler d'un "business des otages". Ceux qu'a interrogés francetv info reconnaissent que l'expression est "moralement choquante", en particulier pour les familles. Mais elle décrit "une réalité" "l'industrie lucrative" des enlèvements contre rançons. Explications.

Qui sont les preneurs d'otages ?

"Plus le pays est instable (…) plus il y a de kidnappings", résume Dorothée Moisan, journaliste et auteure de Rançons : enquête sur le business des otages, dans L'Express. Il y a d'abord les groupes terroristes jihadistes opérant en Afrique, dans la zone désertique du Sahel : Aqmi (Al-Qaïda au Maghreb islamique), le Mujao (Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest), AnsarDine (Défenseurs de l'islam) ou les islamistes armés nigérians de Boko Haram et Ansaru.

Ces jihadistes ont "des sous-traitants", précise Mathieu Guidère, islamologue expert des mouvements jihadistes, contacté par francetv info. "Ils font savoir que, si des personnes sont prises en otage, cela les intéresse."

Plus au sud, les rebelles du Mend (Mouvement pour l'émancipation du delta du Niger) enlèvent les personnels des plate-formes pétrolières. Et dans les eaux baignant la corne de l'Afrique, des pirates somaliens s'attaquent aux navires empruntant cette route maritime très fréquentée.

Ce juteux commerce a aussi cours en Irak, en Afghanistan ou en Syrie, et dans certains pays d’Amérique latine comme la Colombie, où les groupes criminels et les guerillas d'extrême gauche de l’ELN (Armée de libération nationale) et des Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie) rançonnent.

Pourquoi ces enlèvements ?

Pour ces groupes, les enlèvements servent un double objectif, explique Louis Caprioli, ancien responsable de la lutte antiterroriste à la DST et conseiller pour la société Geos, spécialisée dans la prévention et le management des risques.

Le but est d'abord politique. En prenant des otages, les jihadistes "médiatisent leur action, font entendre leur message et leurs revendications". C'est aussi une manière de "punir" les pays qui les combattent. Le deuxième objectif est lui financier. "Pour déplacer une katiba [une unité combattante] dans le Sahel, il faut des moyens considérables", rappelle Louis Caprioli, joint par francetv info. "Les rançons permettent de financer 'l'armée terroriste', de rémunérer les hommes, d'acheter l'armement, les munitions, la nourriture, les véhicules et l'essence."

"Les prises d’otages font partie du catalogue de leurs activités lucratives", note l'ancien du service de renseignements. "Ces organisations n'ont pas d'Etats-sponsors", poursuit-il. "Elles ont donc développé des activités criminelles juteuses : commerce de véhicules volés, contrebande de cigarettes, immigration clandestine, trafic de cocaïne… et prises d'otages, depuis 2003 et l’enlèvement, puis la libération contre rançon d’une trentaine de touristes allemands et suisses."

Qui sont les victimes ?

"Il est difficile d'estimer le nombre d'otages dans le monde", indique Dorothée Moisan à francetv info. "Les assureurs évaluent ce chiffre à 30 000 chaque année, mais pour certains spécialistes, c'est dix fois plus. Les enlèvements politiques ou terroristes, ceux dont on parle dans les journaux, ne représentent qu’environ 1% du total."

"Certains 'produits' – c'est le mot que les preneurs d’otages emploient  sont plus prisés que d'autres", poursuit Mathieu Guidère. "Les Occidentaux sont de plus en plus recherchés parce qu’ils sont solvables." En particulier les Français. "Une soixantaine sont kidnappés chaque année. C'est la deuxième nationalité la plus enlevée, derrière les Chinois et devant les Allemands", détaille Dorothée Moisan.

Combien rapportent ces kidnappings ?

A l’échelle mondiale, "on estime à plus d'un milliard d'euros le chiffre d'affaires de l'industrie de la rançon", calcule la journaliste, interrogée par La Nouvelle RépubliquePour le seul Sahel, le secrétariat d'Etat américain estime qu'Aqmi a ainsi levé presque 90 millions d'euros entre 2004 et 2012, relève Metronews.  

Madrid aurait par exemple versé respectivement 8 et 7,5 millions d’euros à Aqmi et au Mujao, en 2010 et 2012, en échange de la libération de citoyens espagnols. L'Allemagne et la Suisse auraient elles réglé 5,9 millions d'euros à Aqmi en 2009 pour deux de leurs ressortissants, ainsi que pour deux diplomates canadiens, note L'Opinion.

En 2011, l'enlèvement de Françoise Larribe se serait soldé par le paiement de 12,5 millions d’euros, affirme Dorothée Moisan dans son livre. Et en avril, Boko Haram aurait relâché la famille Moulin-Fournier contre 5,1 millions d'euros. Enfin, la libération des quatre Français kidnappés au Niger en 2010 aurait coûté quelque 20 millions d’euros.

Comment sont fixées les rançons ?

Pour ces otages libérés le 29 octobre, la rançon demandée s'élevait à 90 millions d'euros, revue à la baisse après trois années de négociations. Mais elle reste "astronomique", juge Louis Caprioli. Car le prix des vies occidentales ne cesse de flamber. "Avant l'intervention militaire française au Mali, un otage français valait entre 3 et 5 millions d'euros. Aujourd'hui, c'est entre 5 et 8 millions", observe Mathieu Guidère.

"Ce sont des sommes colossales au regard des salaires moyens dans la région", commente-t-il. "Certains ont touché ces millions et le font savoir. Alors, la rumeur alimente l'appât du gain, des prix circulent et cela devient une industrie." Il note d’ailleurs un glissement vers des enlèvements moins idéologiques et plus crapuleux.

Louis Caprioli explique lui que la "médiatisation" n’est pas sans conséquences. "Elle est nécessaire pour les familles et pour les otages", mais "agit comme un stimulant auprès des groupes terroristes. Elle donne de la valeur aux otages et permet aux organisations de décider que le montant de la rançon doit être encore plus élevé".

Qui les paye ?

Les rançons sont d’abord payées par les familles. Mais aussi, dans le cas de certains salariés, par leurs employeurs, indique Dorothée Moisan. En 2008, 1,48 million d'euros avait été versé par l'armateur du voilier Le Ponant pour la libération des trente membres de l'équipage (dont vingt-deux Français), retenus au large de la Somalie.

Certaines compagnies d'assurance anglo-saxonnes proposent même aux entreprises des contrats "K&R" (kidnapping et rançon). La prime d'assurance pour un homme d'affaires opérant en Irak, par exemple, serait de 2 200 à 4 400 euros, note L’Opinion. Et le marché de ces couvertures spéciales aurait doublé entre 2006 et 2011, indique le site.

Parfois, ce sont les pays qui paient. "Certains ont une réputation de fermeté : la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la Russie, Israël, l'Australie ou la Nouvelle-Zélande", énumère Dorothée Moisan. "D'autres sont connus pour être plus flexibles dans les négociations : la France, l'Espagne, l'Allemagne, la Suisse ou l'Autriche."

Deux "écoles" s'opposent, explique ainsi Mathieu Guidère. D'un côté, "la doctrine anglo-saxonne", qui "considère que la gestion des enlèvements ne relève pas de la compétence de l'Etat, mais de la responsabilité individuelle de la personne enlevée ou de son employeur". De l'autre, "la doctrine française", selon laquelle "le chef de l'Etat est responsable de la sécurité de ses citoyens." 

Mais les compensations peuvent aussi être en nature : libération de prisonniers, fourniture d'armes ou l'impunité pour certains chefs d'Etat, rappelle Geopolis

Quelle est la position de la France ?

En France, "la prise d'otages est une affaire d'Etat", analyse Mathieu Guidère. Or, "cette politisation à l'extrême entraîne une médiatisation mondiale et fait grimper les enchères." Mais il y a eu un "revirement" depuis l'arrivée de François Hollande à l’Elysée, observe Dorothée Moisan. "L'opération Serval, au Mali, a contraint Paris à mettre en pratique une nouvelle doctrine de non-paiement de rançon." Inimaginable, en effet, de verser de l'argent à ceux que l'on combat.

Bilan : "Depuis un an, l'Etat n'a pas payé de rançon. Il essaie de privilégier le recours aux autorités locales, notamment nigérianes et camerounaises, et les remercie à chaque libération", affirme la journaliste. Mais "il arrive que la France paye, pour des journalistes, des fonctionnaires ou des agents secrets", nuance-t-elle. Dans ce cas, "il le fait grâce aux fonds spéciaux des services de renseignements".

Qui touche la rançon ?

"L'argent qui finit entre les mains des jihadistes n'est pas considérable", remarque Mathieu Guidère. "Car les intermédiaires qui, sur le terrain, jouent un rôle important dans les négociations, prennent le maximum. Et les groupes de brigands qui sillonnent le Sahel à la recherche d'otages à enlever se payent sur la bête et exigent un certain montant aux organisations à qui ils les livrent."

Les nombreux informateurs sont aussi rétribués pour les renseignements qu'ils fournissent. Tout comme les complices qui apportent de la nourriture aux otages, et dont il faut payer le silence, ou les gardiens qui se relaient 24h/24. Cela représente parfois "une trentaine de personnes, des employés qu'il faut rémunérer le temps d’une détention qui peut aller de quelques mois à plus de trois ans", rappelle le spécialiste.

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