: Reportage Cacao : en Côte d'Ivoire, la pauvreté en tablette
Il y a de l’or en Côte d’Ivoire, mais le pays reste un producteur assez marginal (1,5 tonne par an), comparé à l’Afrique du Sud (38 tonnes) ou même au Ghana (26 tonnes). La Côte d’Ivoire produit aussi du pétrole (29 000 barils par jour en septembre 2023 selon les données de Trading Economics), mais là encore, pas tant que certains de ses voisins d’Afrique de l’Ouest, comme le Ghana (155 000 barils par jour) et surtout le Nigeria (1 335 000 barils par jour). Là où la Côte d’Ivoire surpasse tout le monde, c’est la production de cacao. Le pays est même largement le premier producteur mondial : plus de 40% des fèves de cacao proviennent de Côte d’Ivoire.
Sur les bords du golfe de Guinée, on vit littéralement du cacao et si la Côte d’Ivoire est l’un des leaders économiques d’Afrique de l’Ouest, c’est en grande partie grâce au cacao : là-bas, la culture de la cabosse (le fruit du cacaoyer) représente 14% du PIB national et 24% de la population vit directement ou indirectement du cacao. Pratiquement un Ivoirien sur quatre est économiquement dépendant du cacao ! Le chiffre est impressionnant, presque vertigineux, mais il n’est pas sans conséquences pour le pays.
Déforestation, travail des enfants et pauvreté
La première conséquence de la culture intensive du cacao en Côte d’Ivoire est une déforestation massive. En un siècle, 90% des forêts naturelles du pays ont été coupées, essentiellement pour planter des cacaoyers, des anacardiers (l’arbre qui donne les noix de cajou, dont la Côte d’Ivoire est également le premier producteur mondial) ou des palmiers à huile.
Le travail des enfants est un autre corollaire de la production de cacao. Même si le sujet est désormais très sérieusement pris en compte par les multinationales et le gouvernement ivoirien, en 2020, on estimait qu’ils étaient encore 800 000 enfants à travailler dans les plantations de cacaoyers. Principalement sur l’exploitation de leurs parents, mais pas seulement : à la marge existe également un problème de traite des êtres humains, notamment pour la main-d’œuvre burkinabé.
Enfin, impossible de ne pas souligner la pauvreté dans laquelle vivent les petits producteurs de cacao en Côte d’Ivoire. Parce qu’encore une fois, même si les cours de la cabosse s’envolent, le ruissellement n’est que très relatif. Parce que si le cours de la fève de cacao est à son niveau le plus élevé depuis les années 70, 80% des cacaoculteurs ivoiriens vivent en-deçà du seuil de pauvreté fixé à un dollar par jour.
Greenwashing gagnant-gagnant
Depuis quelques années, de grandes entreprises et des ONG travaillent donc pour une meilleure rémunération des producteurs. Nestlé, par exemple, la multinationale suisse a mandaté So-B-Green, une entreprise française, pour résoudre les problématiques sociales et environnementales de sa filière cacao. L’idée est assez simple : si les cacaoculteurs vivent mieux, ils produiront mieux… et Nestlé s’y retrouvera. Anicette N’Guessan est ivoirienne, ingénieure agronome de formation et cheffe de projet chez So-B-Green. Dans la région de Gagnoa, au nord-ouest d’Abidjan, elle accompagne de petits producteurs. Depuis trois ans, elle travaille avec ceux de Biakou : "Le programme 'accélérateur' de Nestlé a quatre piliers, explique-t-elle. Le premier, c'est la taille : il s’agit d'entretenir la parcelle. Après, on a l'agroforesterie : il faut planter des arbres dans la parcelle pour toujours maintenir la productivité et l'environnement de cette parcelle. On peut ensuite parler de la scolarisation. Là, il s’agit d’inciter le producteur à scolariser les enfants et à vérifier leur assiduité à l’école. En dernier lieu, nous allons nous intéresser à la diversification des revenus. Parce qu'on sait que le cacao ne produit pas toute l’année." Le décor est planté, mais ce sont les leviers utilisés par So-B-Green et donc Nestlé qui sont intéressants. Anicette N’Guessan poursuit : "Pour chaque activité, il y a une incitation de 100 euros par an et pour un ménage qui a fait les quatre activités, à la fin, il a un autre bonus de 100 euros. Cela se déroule sur deux années. Quand on arrive dans la troisième année, le bonus diminue de moitié. Nous réduisons les incitations financières et le producteur doit alors poursuivre seul, parce qu’il se sera rendu compte que toutes ces activités sont bonnes pour lui."
À Biakou, le programme en est à sa troisième année et d’après la cheffe de projet de So-B-Green, les producteurs ont toujours de l'engouement pour toutes les activités du programme. Ils veulent continuer. Ces expérimentations semblent donc fonctionner pour les producteurs, mais également pour Nestlé qui y voit clairement un moyen de garantir ses approvisionnements en cacao. Pour Anicette N’Guessan, c'est effectivement du "gagnant-gagnant". Les producteurs gagnent plus d’argent et apprennent de bonnes pratiques quand Nestlé s’assure un bon approvisionnement auprès des coopératives et une meilleure qualité de sa matière première. Certains, en Côte d’Ivoire, mais surtout en Europe, voient l’initiative de Nestlé comme du greenwashing, mais de ce que nous avons pu voir, les cacaoculteurs de Biakou font quand même partie des 20% les mieux rémunérés du pays.
Un hectare de cacaoyers pour faire vivre cinq personnes
À Biakou, Anicette N’Guessan nous présente Armand et Zimako, deux petits producteurs de cacao qui participent au programme de So-B-Green-Nestlé et s’en portent visiblement beaucoup mieux. Leurs parcelles se trouvent à une demi-heure de moto du village. La piste à utiliser pour s’y rendre est trop abîmée pour une voiture classique. Et puisque ces cacaoculteurs ne possèdent pas de gros 4×4, leurs petites motos feront largement l’affaire. À peine arrivés, c’est Armand qui prend la parole, au milieu de sa parcelle. Un hectare de cacaoyers pour faire vivre une famille : "Je suis venu à la culture du cacao après le décès du 'vieux'. Ça a été un héritage, pour moi. En comptant ma femme et mes enfants, ma parcelle nourrit cinq personnes. Je travaille seul. Quelques rares fois, madame m’accompagne pour apporter de l’eau ou faire ses petites cultures, mais je travaille seul. Les enfants, eux, ont le droit à la scolarisation, ils doivent aller à l’école."
Armand parle comme le cacaoculteur modèle d’un programme pilote, mais il a l’air sincère. Et puis Anicette N’Guessan n’est pas là pour contrôler ce qu’il dit. Elle discute, un peu plus loin avec Zimako, qui cultive une parcelle voisine. Sur la déforestation, Armand plaide coupable : "Nous, les paysans, on était tous braqués sur la cacaoculture, mais ce n’était pas la meilleure solution de détruire la forêt. On a compris. Moi, par exemple, j’ai mis une porcherie en marche. J’ai déjà six cochons et j’ai d’autres projets, comme un poulailler. J’y tiens et si Dieu le veut, je vais le faire."
Zimako, lui, nous dit pourquoi et comment il est arrivé dans le cacao : "Le chocolat, c’est ce que les blancs mangent beaucoup ! Donc moi, j’ai dit à mes frères qu’il fallait se lancer dans le cacao." La logique est implacable et elle dit encore le paradoxe du chocolat en Côte d’Ivoire : les Ivoiriens sont les premiers producteurs de cacao au monde… mais ils ne mangent pratiquement pas de chocolat. La raison est assez simple : il n’y a qu’une usine de chocolat dans le pays (l’usine Cémoi, inaugurée à Yopougon, un quartier d’Abidjan, en 2015) et les tablettes disponibles dans les supermarchés le sont à des prix prohibitifs puisqu’elles sont essentiellement importées d’Europe. Le gouvernement souhaite que 100% de la production du pays soit transformée localement à l’horizon 2030. Il a également annoncé l’installation de trois nouvelles usines, mais les clichés liés au chocolat ont encore de beaux jours devant eux. Pour l’instant, "le chocolat, c’est trop choco pour nous", nous a même expliqué la réceptionniste de notre hôtel à Abidjan lorsqu’on lui demandait si elle aimait le chocolat. À "Babi" et dans tout le pays, choco est un synonyme de chic, cher ou riche en nouchi, l’argot ivoirien. Très loin d’un bien de consommation courante.
De retour à Biakou après une nouvelle promenade à moto, c’est Danielle qui nous accueille. Elle a mis sa plus belle robe pour nous raconter sa vie : "Je m’appelle Danielle, j’ai dix enfants. Trois garçons et sept filles. Avec mon mari, on a un champ de cacao et on s’en sort bien. Je me lève tous les matins à 4 heures, je passe le balai et je mets l’eau des enfants à chauffer. Ensuite, je les réveille pour qu’ils aillent se laver et qu’ils ne soient pas en retard à l’école." Danielle a les yeux qui brillent. Elle nous dit qu’elle aime sa famille, qu’elle aime sa vie et qu’elle aime Nestlé : "On remercie beaucoup Nestlé ! Ils nous ont beaucoup aidés. Maintenant, on s’en sort. Ils envoient 65 000 francs CFA par an sur le compte des femmes et 32 000 pour les enfants. Si j’ai un problème ou si les enfants sont malades, c’est cet argent qu’on prend pour les amener à l’hôpital. Ça nous aide beaucoup ! Je suis heureuse, parce qu’avant, je ne gagnais rien. Aujourd’hui, grâce à Nestlé, j’ai un peu d’argent."
Industriels et consommateurs devraient "se poser les bonnes questions"
Une fois rentrés à Paris, nous avons montré l'interview de Danielle à Christophe Alliot, le cofondateur du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic) : "Ce n’est pas très représentatif de la dure réalité que rencontrent l’extrême majorité des producteurs de cacao en Côte d’Ivoire, estime-t-il. Ce sont des expériences pilotes qui sont intéressantes, mais le gros enjeu qui est posé à la filière, c’est : quelle capacité d’en faire une généralisation ? Les primes, c’est bien pour impulser, mais il fait changer le cœur du réacteur." Christophe Alliot ne veut surtout pas jeter Nestlé avec le jus du cacao, mais il aimerait que les acteurs se posent les bonnes questions : "Qu’est-ce qu’on achète, à quel prix et surtout, comment la chaîne définit-elle son prix pour que nous, consommateurs, on ait entre nos mains un produit dont on soit sûrs qu’il rémunère correctement les cacaoculteurs ?"
Simple, basique, Christophe Alliot a déjà imaginé quelques pistes pour que les petits producteurs soient payés au juste prix de leur travail. S’attaquer à marge des multinationales qui importent, transforment le cacao et vendent le chocolat en est une, évidemment, mais elle n’est pas la seule : "Nous sommes légitimes à nous poser la question de la publicité. Elle peut représenter 10%, voire plus, du prix final sur certaines tablettes. Ce n’est pas rien ! Peut-être qu’on est allés trop loin."
"Quand la publicité commence à représenter autant que la matière première, est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose qui devrait être mis en débat ?"
Christophe Alliotà franceinfo
En pleine période de Pâques et au moment où les prix du cacao et du chocolat flambent, le moment est sans doute venu d’imaginer un avenir différent pour le secteur, afin d’assurer une production durable et équitable. Christophe Alliot en est persuadé, mais tous les acteurs n’ont pas les mêmes objectifs. Comment imaginer, par exemple, mettre les membres de la famille Ferrero autour de la table des négociations ? L’année passée, les revenus du groupe alimentaire italien ont augmenté de 21% pour atteindre 17 milliards d’euros et si Ferrero a prévu d’embaucher, il n’envisage pas pour l’instant de rogner sur ses marges.
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