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Pour Dora Bouchoucha, produire des films c'est «accompagner des talents»
La productrice tunisienne Dora Bouchoucha est une figure incontournable du cinéma dans son pays. «Weldi», signé Mohamed Ben Attia, en compétition officielle au Festival international du film francophone de Namur (FIFF), est la nouvelle preuve d'une fidélité indéfectible aux talents qu'elle produit depuis deux décennies. Entretien.
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En découvrant Weldi, le deuxième long métrage de Mohamed Ben Attia présenté en mai 2018 en première mondiale à la Quinzaine des realisateurs à Cannes, une conclusion s'impose: sa compatriote, la productrice Dora Bouchoucha, a décidément du flair. Après le succès de son premier film, Hedi, un vent de liberté, qui avait notamment décroché l'Ours du meilleur premier film à la Berlinale en 2016, le réalisateur parvient de nouveau à subjuger le spectateur avec le drame d'un père tunisien confronté à la disparition de son fils, parti rejoindre les rangs du groupe terroriste Daech en Syrie.
Weldi, en compétition au Festival international du film francophone de Namur, est une nouvelle preuve que le duo artistique Bouchoucha-Ben Attia fonctionne très bien depuis qu'il s'est formé, il y a quelques années. Leur filmographie commune, assez bien fournie, en témoigne. Tout comme elle atteste de l'engagement d'une productrice-mentor, nouvelle recrue de l'Académie des Oscars depuis juin 2018.
De sa maison de production Nomadis Images aux ateliers Sud Ecriture, en passant par les Journées cinématographiques de Carthage, dont elle a été la directrice, et le jeune Festival du cinéma méditerranéen de Tunisie Manarat pour lequel elle assure la direction artistique, la Tunisienne rend possible l'éclosion d'une bouillonnante industrie cinématographique aussi bien en Tunisie que sur le continent africain et dans le monde arabe.
On a la sensation, à tort ou à raison, que le cinéma africain manque de producteurs. Quel est votre sentiment?
Il y a effectivement un manque. Dans certains pays, à l’exception de l’Egypte ou de la Tunisie, il n’y a pas assez de producteurs. Le producteur a un rôle important: l'accompagnement. Surtout quand on est producteur-créatif, on est impliqué de l'écriture jusqu'au montage. Un producteur, c'est le premier lecteur, le premier spectateur... De l’idée jusqu’à la fin, on est dedans. C’est comme cela que je travaille avec mes réalisateurs.
Et vous êtes une productrice fidèle, notamment en ce qui concerne Mohamed Ben Attia dont vous aviez déjà produit le premier film, «Hedi, un vent de liberté», Ours du meilleur premier film et Ours d'or du meilleur acteur à Berlin en 2016.
Cinq courts-métrages, le premier long, le deuxième… Comme avec Raja Amari. C’est une relation très particulière que j'ai avec les cinéastes que je produis.
Produire un film en Tunisie, est-ce plus difficile qu'ailleurs?
C'est un petit pays et la distribution pose problème. Cependant, grâce à la dynamique du cinéma tunisien, des salles rouvrent et ouvrent depuis quelques années. C'est une première: le cinéma local réinterpelle le public qui avait déserté les salles obscures dans les années 90 à cause du piratage, du manque de salles justement et des problèmes de distribution. Nous sommes très heureux de cette reprise.
En Tunisie, il y a aujourd’hui un dispositif que nos aînés ont mis en place, à savoir l’aide à la production. Il y a également Sud Ecriture (des ateliers d'aide à la réécriture de scénario qui ont été lancés en 1997 par la productrice, NDLR) que l’on organise depuis vingt ans. Le dispositif aide beaucoup les scénarios tunisiens, mais aussi africains et ceux de la région Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord). De nombreux films sont issus de ces ateliers, à l'instar de Vent du Nord de Walid Matar. Des réalisateurs comme Karim Moussaoui et Kaouther Ben Hania, dont les films ont été sélectionnés à Un Certain Regard en 2017, y sont également passés.
Comment expliquez-vous cette nouvelle vitalité du cinéma tunisien qui s'est fait remarquer ces dernières années?
Le cinéma tunisien a toujours fait parler de lui. Il n’y avait pas la quantité mais il y avait des œuvres de qualité et des percées ponctuelles qui faisaient que le cinéma tunisien ne passait pas inaperçu: Férid Boughedir, Moufida Tlatli, Nouri Bouzid, Raja Amari... Mais après le 14 janvier 2011, après la révolution donc, il y a eu un double mouvement. D'abord, du fait de producteurs qui accompagnent vraiment les cinéastes comme Habib Attia (producteur du film La Belle et la meute de Kaouther Ben Hania) et ensuite, la fin de l'autocensure.
Avant, plus que la censure, il y avait de l’autocensure même si les films tunisiens ont toujours été très audacieux. Le cinéma tunisien a toujours été le plus audacieux du monde arabe. Ca qui a changé, c’est que les réalisateurs, notamment les jeunes, se sont réconciliés avec eux-mêmes. Il y a une liberté de ton, un rapport direct avec le sujet qu’ils embrassent, plus de vérité et plus de maturité.
Vous avez créé votre maison de production, Nomadis Images, en 1995. Sans faire de bilan, quel regard portez-vous sur ces deux décennies qui se sont écoulées?
J’ai eu la chance de travailler avec des réalisateurs formidables comme Raja Amari, Mohamed (Ben Attia), Hinde Boujemaa, Sami Tlili pour les documentaires... Il y a une relation de confiance qui s'est créée. Avec Lina Chaabane, on accompagne énormément nos réalisateurs. Nous pouvons être «chiantes» (sourire), on se mêle de tout! La production est un métier difficile et méconnu. On pense souvent qu'il s'agit juste de trouver de l'argent. Ce n'est pas le cas, cela ne m’aurait pas intéressé sinon. Nous nous impliquons énormément en amont afin de pouvoir être satisfaites du résultat.
Ces temps-ci, on parle beaucoup de la place des femmes dans le cinéma. Vous comptez parmi les rares femmes productrices dans votre pays, en Afrique et dans le monde arabe...
Quand j’ai commencé, il n’y en avait même pas en Tunisie. Je ne savais pas dans quoi je m’embarquais. Il y a toujours eu des femmes réalisatrices mais pas des productrices, à l’exception de la cinéaste Salma Baccar qui l’est devenue pour produire ses propres films. Mais ces deux dernières décennies, le métier s’est beaucoup féminisé partout dans le monde. Peut-être parce que les femmes ont, semble-t-il, moins d’ego. Ce qui facilite beaucoup les relations.
En outre, on aime le travail bien fait, cela ne veut pas dire que les hommes l’aiment moins, mais il y a quelque chose qui en fait un métier qui sied bien aux femmes. Produire exige également d’être organisé, d’avoir toujours un plan B, d’anticiper les problèmes et les femmes sont douées pour cela.
Vous travaillez souvent sur des premiers films et il y notamment les ateliers Sud Ecriture que vous avez créés en 1997. Il y a chez vous, un côté défricheuse de talents....
Si je fais ce métier, c’est pour accompagner des gens talentueux. Quand quelqu’un a un point de vue, une vision originale, on le sent tout de suite... Je l'ai vu chez Mohamed et un tas d’autres. S’il n’y a pas le talent et qu’il n’est pas travaillé, on ne va pas très loin. J'aime bien trouver des talents, pas seulement en Tunisie et pas nécessairement pour les produire. Il s’agit surtout de les pousser. Je travaille beaucoup en Afrique subsaharienne dans cette optique et ce depuis très lontemps.
Vous pratiquez ce métier depuis deux décennies. Qu'est-ce qui vous embête le plus aujourd'hui?
La perception que l'Occident a de l'Afrique et du monde arabe est en train de changer. Cependant, il y a toujours cette idée qu'un film africain doit représenter toute l'Afrique. Il en est de même pour une œuvre arabe qui devrait refléter tout le monde arabe. Comme si le monde arabe ou l'Afrique étaient monolithiques. Un Burkinabè n'est pas un Malien. Tout comme un Egyptien n'est pas un Tunisien. Ce prisme m'a toujours un peu agacée. Cependant, je dois dire que cela a beaucoup évolué depuis mes débuts et que les choses sont vraiment en train d'évoluer.
A quoi est due cette évolution?
La qualité, la diversité et la complexité des œuvres proposées y sont pour beaucoup. Sans nous en rendre compte, réalisateurs et producteurs, nous nous battons tous contre ces idées reçues.
Les frères Dardenne (cinéastes et producteurs belges) ont participé à la production de «Weldi». La multiplication des coproductions participe-t-elle à ce mouvement?
Absolument ! C'est une chance pour nous et pour nos partenaires puisqu'on apporte quelque chose de nouveau. Je travaille avec les frères Dardenne et Delphine Tomson. Nous sommes sur la même longueur d'ondes. Pour coproduire, il faut avoir la même vision du monde.
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