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Les chimpanzés au service de la forêt tropicale africaine

"Par leur action, ces disséminateurs ont contribué à l'expansion des espèces d'arbres à croissance lente de la forêt humide", selon le chercheur Alex Chepstow-Lusty dans The Conversation.

Article rédigé par The Conversation - Alex Chepstow-Lusty
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Chimpanzé commun (Pan troglodytes) couché dans la forêt de Kibale, en Ouganda. (PIERRE VERNAY / BIOSPHOTO via AFP)

La plupart des gens imaginent probablement que la forêt humide d’Afrique occidentale et centrale – la deuxième plus vaste au monde – existe depuis des millions d’années. Des travaux récents suggèrent pourtant qu’elle ne s’est constituée qu’il y a environ 2000 ans. Fortement fragmentée sous l’effet de l’allongement de la saison sèche, il y a 2 500 ans, la forêt a atteint son état actuel au terme de cinq siècles de régénération.

Cette restauration n’est pas liée à l’action de l’homme, mais a été favorisée par des agents de dispersion des graines ou des fruits, parmi lesquels les chimpanzés. Par leur action, ces disséminateurs ont contribué à l’expansion des espèces d’arbres à croissance lente de la forêt humide. Aujourd’hui, ces animaux se trouvent menacés par la déforestation et par la chasse, ce qui avec le changement climatique pourrait dans le futur mettre à mal la résilience des couverts tropicaux.

J’ai commencé à réfléchir aux processus naturels dans les forêts africaines en 1993. Aux côtés du célèbre groupe de chimpanzés de Jane Goodall à Gombe, en Tanzanie, nous essayions avec ma femme de suivre ces primates sauvages. C’est l’un des directeurs de recherche de Gombe, Anthony Collins, qui nous a sensibilisés à leur rôle. Il suggérait qu’ils avaient pu influer sur la composition du couvert par leurs propres pratiques nutritionnelles, les fruits étant ainsi excrétés çà et là. Une sorte de "protojardinage".

J’ai finalement dû quitter les chimpanzés après avoir obtenu un petit financement pour étudier les changements passés de la végétation grâce aux pollens fossilisés, cette fois-ci dans les Andes.

Quelques années plus tard, je me suis retrouvé à donner des cours à Cambridge sur les impacts anthropiques au cours des 10 000 dernières années. Je "retournai" soudainement aux forêts tropicales humides d’Afrique et à leur histoire. A cette époque, les scientifiques considéraient l’humain comme largement responsable du recul spectaculaire des forêts depuis 3 000 ans.

Les premiers rares articles scientifiques que j’ai lus sur le sujet utilisaient l’abondance de pollens issus du palmier à huile dans les lits datés des vases lacustres comme signal d’une présence humaine. Ce palmier à huile est aujourd’hui célèbre pour sa culture à échelle industrielle massive sous les tropiques. Puisqu’il a toujours constitué une importante source de nutrition pour les populations de la région, les scientifiques l’assimilaient à un indicateur de présence humaine.

Peu de temps après, j’ai commencé à travailler dans un laboratoire de palynologie à Montpellier dans le sud de la France. Là, je me suis penché plus longuement sur l’histoire de la forêt africaine, et les autres chercheurs ont bouleversé ma vision simpliste des pollens fossilisés du palmier à huile.

Lorsque l’on s’intéresse aux données recueillies sur la forêt humide africaine, on s’aperçoit qu’elle a connu un recul très fort il y a environ 2 500 ans dans le bassin du Congo, ainsi que dans une vaste zone allant du Sénégal au Rwanda. Or, on n’y trouve qu’un très petit nombre d’indices archéologiques de populations humaines dispersées : l’homme ne peut donc être tenu responsable d’une destruction simultanée à si grande échelle.

Quand la forêt humide africaine a failli disparaître

Les forêts humides tropicales (en vert foncé) couvrent encore la plus grande partie du centre et de l’ouest de l’Afrique.  (Vzb83/wiki, CC BY-SA)

Comment expliquer alors la quasi-disparition des forêts humides ? La réponse n’est en réalité pas liée à l’action de l’humain mais à celle du climat.

Au cours d’une étude récemment publiée dans le journal Global and Planetary Change, mes collègues Pierre Giresse, Jean Maley et moi-même avons utilisé les nombreux enregistrements de végétation disponibles à travers l’Afrique centrale et occidentale afin de démontrer qu’il y a approximativement 2 500 ans, la durée de la saison sèche a augmenté. La forêt humide s’est fortement fragmentée et a été envahie par la végétation de savane – herbes, buissons isolés et arbres.

Au cours des siècles suivants, les forêts se sont régénérées spontanément, en incluant des espèces comme le palmier à huile. Ce dernier requiert beaucoup de lumière et prospère dans les espaces ouverts ou dans les vides créés dans les forêts quand la canopée s’ouvre à distance des zones les plus denses. C’est pourquoi il joue souvent le rôle d’espèce pionnière contribuant à ce que les bois repoussent.

Mais les grosses noix étant trop lourdes pour être emportées par le vent, il est dès lors nécessaire que leur dissémination soit réalisée grâce aux déjections d’animaux comme les chimpanzés. Ceux-ci sont capables d’avaler ces fruits dont la chair orange vif constitue une part importante de leur régime alimentaire. Et c’est ainsi qu’avec d’autres disséminateurs de graines, ces grands singes ont joué un rôle crucial dans la régénération des forêts humides d’Afrique.

Le fruit du palmier à huile consommé et excrété par les chimpanzés du Parc national de Gombe.  (D Mwacha A Collins/Jane Goodall Institute, Author provided)

Les disséminateurs de graines menacés

Lorsque nous avons initié cette recherche, nous ne pouvions pas envisager combien elle deviendrait significative au regard de la pandémie actuelle. Aujourd’hui, le changement climatique, la déforestation et la chasse affectent lourdement ces mêmes forêts. Le marché de la viande de brousse contribue à la disparition d’espèces clés comme les chimpanzés. Or sans ces animaux capables de disperser les graines à distance – particulièrement les plus grosses et les plus lourdes – la composition naturelle et la régénération des forêts seraient menacées.

Au début du 20e siècle, il existait environ un million de chimpanzés. Leur nombre à l’état sauvage est désormais estimé entre 172 000 et 300 000. Ces espèces fournissent un service indispensable et méritent donc d’être mieux protégées pour préserver les forêts en elles-mêmes et prévenir les transmissions de maladie.

Cusano, un mâle alpha de Gombe (Tanzanie), fit partie de ceux qui moururent de maladie respiratoire en 1996. (Alex Chepstow-Lusty, Author provided)

La diffusion des maladies aux humains est notamment associée au commerce de la viande de brousse. Mais la propagation des maladies existe dans le sens inverse. En juin 1996, trois ans après avoir quitté les chimpanzés de Mitumba à Gombe, presque la moitié du groupe de singes est décédée probablement d’une maladie respiratoire transmise par les humains.

Les écosystèmes des forêts tropicales sont peut-être beaucoup plus résilients qu’on ne peut le prédire. Mais sans les chimpanzés et autres disséminateurs de graines, nous assisterions à une triste évolution vers des forêts fragmentées et clairsemées. Sans doute devrions-nous considérer à sa juste valeur le rôle essentiel des déjections… et de ceux qui les produisent.The Conversation

Alex Chepstow-Lusty, Associate Researcher, Quaternary Palaeoenvironments Group, University of Cambridge
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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