Burkina Faso: la vérité enfin révélée sur l'assassinat de Thomas Sankara?
La passe d’armes sur la climatisation défectueuse entre Emmanuel Macron et les étudiants burkinabè réunis, le 28 novembre, dans un amphithéâtre de l’Université de Ouagadougou pour écouter son discours à la « jeunesse africaine », et la polémique relative à la familiarité à tout le moins déplacée avec laquelle il s’est alors adressé au président Kaboré ont quelque peu éclipsé les autres aspects de la tournée africaine du chef de l’État français.
Non pas que celle-ci ait réellement renouvelé ce genre très prisé des présidents français, nonobstant l’affirmation pour la énième fois de la fin de la « Françafrique », mais parce qu’elle a donné lieu à une annonce attendue depuis longtemps par tous ceux qui s’intéressent à l’histoire politique du Burkina Faso au cours des trente-cinq dernières années : la déclassification prochaine de tous les documents français concernant l’assassinat, le 15 octobre 1987, de Thomas Sankara, le président du Conseil national de la révolution (CNR) qui a dirigé durant quatre ans le « Pays des hommes intègres ».
Le mythe vivace de Sankara
Trente ans après, la disparition brutale de l’homme qui incarnait la révolution burkinabè demeure un sujet extrêmement sensible au Burkina mais également sur tout le continent africain, et même en France. Non seulement parce que les circonstances exactes de sa mort et de celle de la douzaine de collaborateurs qui se trouvaient à ses côtés au Conseil de l’Entente, ce jour-là, restent mystérieuses, mais aussi parce que l’identité et les responsabilités des exécutants du massacre et de ses commanditaires n’ont jamais été entièrement éclaircies.
L’annonce de Macron est incontestablement bienvenue. La déclassification des documents en question était attendue de longue date, aussi bien par les historiens de l’Afrique et des relations franco-africaines, que par les Burkinabè, notamment les jeunes générations, pour qui Thomas Sankara reste un mythe vivant.
Elle était peut-être même inévitable car comment le Président français pouvait-il se rendre au Burkina en visite officielle et prétendre s’adresser à la « jeunesse africaine » en faisant l’impasse sur cette épineuse question ? Ce d’autant que beaucoup d’Africains, jeunes et moins jeunes, et d’observateurs voient la main de la France et singulièrement celle de Jacques Foccart, à l’époque « Monsieur Afrique » de Jacques Chirac, premier ministre de la première cohabitation au moment des faits, derrière le complot ayant eu raison de Sankara. Son projet révolutionnaire dérangeait non seulement la France mais bon nombre de pays voisins du Burkina, à commencer par la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny.
Un enjeu de mémoire crucial
Nul doute donc que la levée du secret défense auquel se heurtait la justice burkinabè depuis la chute de Blaise Compaoré, en octobre 2014, satisfasse celles et ceux qui patientent depuis trente ans que soit connue la vérité et que justice soit enfin rendue. Si, comme le répètent à l’envi les officiels français et ceux qui ont eu à travailler avec Jacques Foccart dans l’ombre, la France n’a rien à voir avec l’assassinat de Sankara, pourquoi a-t-elle opposé une fin de non- recevoir à la commission rogatoire lancée par le juge burkinabè en octobre 2016 ?
Pour les admirateurs de Sankara en Afrique, et ils sont nombreux, il s’agit là d’un crucial enjeu de mémoire. « Tom », comme on l’appelait parfois familièrement, continue de fasciner une jeunesse africaine en mal de héros. Son aura n’a fait que se renforcer avec le temps alors même que le récit de son élimination sanglante – il s’est présenté de lui-même à ses meurtriers en pensant que son sacrifice épargnerait ses compagnons assiégés avec lui – revêt des allures de chemin de croix christique.
Il y a dans les circonstances mêmes de cette mort voulue une dimension rédemptrice qui continue d’entretenir puissamment les imaginaires. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter quelques-unes des chansons que lui ont consacré des chanteurs aussi connus que les Ivoiriens Tiken Jah Fakoly et Alpha Blondy, le Sénégalais Didier Awadi ou encore le Burkinabè Smokey, cofondateur du Balai citoyen, l’un des mouvements de la société civile dont la mobilisation, en octobre 2014, a contraint Blaise Compaoré à « dégager » avant d’être exfiltré vers la Côte-d’Ivoire par les forces françaises stationnées au Burkina dans le cadre de l’opération Barkhane.
Le parfait négatif des dirigeants corrompus
La figure de Sankara nourrit donc incontestablement un culte relevant sans doute d’un romantisme révolutionnaire qu’on pourrait penser dépassé mais dont il faut bien voir qu’il fait sens pour une certaine jeunesse africaine qui aspire au changement. Le Président de l’ex-CNR est, pour elle, le symbole du Juste assassiné par son meilleur ami et successeur, Blaise Compaoré, mais aussi le parfait négatif de leurs chefs d’État qu’ils jugent corrompus et soumis aux intérêts étrangers.
On peut, toutefois, se demander si ce culte n’est pas plus vivace à l’extérieur qu’au Burkina même. Certes, il y existe, associé à une culture de la contestation sociale et politique qu’Emmanuel Macron a pu vérifier à l’occasion des manifestations, ponctuées d’un jet de grenade sur un véhicule militaires français, qui l’ont accueilli à son arrivée à Ouagadougou, avant de se confronter, non un certain succès, à la pugnacité des étudiants ouagalais.
Mais tous les Burkinabè, notamment parmi celles et ceux qui ont connu la révolution, n’ont pas oublié que, si le régime instauré par Sankara et ses compagnons a engagé et réussi un certain nombre de réformes salutaires en matière de santé, d’éducation, d’accès à l’eau, de lutte contre la corruption, il s’est aussi enfermé dans une logique autoritaire qui a détourné de lui une bonne partie de ses appuis sociaux initiaux.
Il y a donc incontestablement une part d’ombre dans le mythe Sankara, qui explique en partie l’incapacité des partis et mouvements politiques burkinabè se revendiquant de son héritage à convertir en influence politique ce capital symbolique. Leurs résultats plus que modestes aux différentes élections depuis des années confirment amplement le constat. Le souvenir de Sankara peine à mobiliser électoralement, d’autant que ses héritiers manquent cruellement de relais dans un certain nombre de réseaux sociaux (chefferie traditionnelle), économiques (milieux d’affaires) et religieux (Église catholique, mouvements protestants d’obédience pentecôtiste ou évangélique) très agissants.
Devoir de vérité
Il n’en demeure pas moins qu’un devoir de vérité s’impose concernant l’assassinat de Thomas Sankara. Des présomptions de responsabilité existent. On a souvent évoqué, outre le rôle que la France aurait joué, celui du principal bénéficiaire du coup d’État d’octobre 1987, l’ami fidèle et le compagnon de route Blaise Compaoré, et les liens étroits qu’il entretenait avec Félix Houphouët-Boigny suite à son mariage avec une proche de celui-ci. Il y a aussi les ramifications régionales du complot, qui restent obscures : la Libye de Kadhafi y a-t-elle trempé ? Quid de l’ancien dirigeant du Liberia Charles Taylor ?
La levée du secret défense permettra-t-elle de répondre à toutes ces questions ? On est en droit d’en douter car, on le sait, dans ce genre de dossier, il y a rarement des traces écrites. L’affaire Thomas Sankara n’est peut-être pas près de connaître son épilogue.
René Otayek, Directeur de recherches (CNRS), Les Afriques dans le monde, Sciences Po Bordeaux
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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