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Nigeria: l’ombre de Ryad et Téhéran plane sur les violences entre communautés

La sanglante répression qui s’est abattue sur des manifestants chiites, fin octobre et début novembre 2018 au Nigeria, est venue attiser un conflit qui menace de s’aggraver. Celui opposant le pouvoir fédéral, une élite musulmane largement sunnite et soutenue par l'Arabie Saoudite, à une minorité chiite encadrée par un mouvement islamique pro-iranien.
Article rédigé par Alain Chémali
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6min
Coups de feu et grenades lacrymogènes... des policiers nigérians tirent sur les partisans du Mouvement islamique du Nigeria (IMN) qui manifestaient le 30 octobre à Abuja, pour réclamer la libération de leur chef Ibrahim Zakzaky. (SODIQ ADELAKUN/AFP)

«Etre chiite sous le gouvernement Buhari (...), c'est être persécuté», affirme à l'AFP Ibrahim Musa, porte-parole du Mouvement islamique du Nigeria (IMN), dont plusieurs membres ont été abattus par les forces de l'ordre ces derniers jours.
 
«Nous avons subi avec cette administration plus de discriminations qu'avec n'importe quelle autre dans le passé», poursuit-il. «Nous ne sommes pas autorisés à vivre notre foi selon nos convictions.»
 
A trois reprises en moins d'une semaine, l'armée et la police nigérianes ont ouvert le feu sur des civils chiites qui manifestaient à Abuja, la capitale fédérale, pour célébrer une fête religieuse chiite et réclamer la libération de leur leader Ibrahim Zakzaky, emprisonné depuis bientôt trois ans sans avoir été jugé.
 
«Une utilisation excessive de la force»
Le bilan, qui varie selon les sources, est lourd: six morts selon les autorités, 49 selon l'IMN, quand Amnesty International évoque 45 tués, dénonçant une «utilisation excessive de la force».
 
«Il semble que l’armée nigériane utilise délibérément des tactiques visant à tuer lorsqu’il s’agit de faire face aux rassemblements du Mouvement islamique du Nigeria. Un grand nombre de ces tirs constituent clairement des exécutions extrajudiciaires», a déclaré le directeur d’Amnesty international Nigeria, Osai Ojigho.
 
Alors que l'ambassade des Etats-Unis au Nigeria a demandé «une enquête approfondie», se disant «préoccupée» par ces violences, l'armée nigériane a contre-attaqué sur Twitter en citant Donald Trump sur les migrants sud-américains pour justifier la répression des chiites.
 
Evoquant le sort de la caravane de migrants s'approchant de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, le président américain avait déclaré le 1er novembre que toute personne jetant des pierres serait considérée comme armée de fusils.
 
«Non seulement ils (les chiites) utilisent des pierres mais ils transportaient également des cocktails Molotov, des machettes et des couteaux, alors oui, nous considérons qu'ils étaient armés», a déclaré le 2 novembre à l'AFP le porte-parole de la Défense, John Agim pour justifier l'usage de la force.
 
L'ombre de Ryad et Téhéran
Ces violences n'ont rien de nouveau et viennent raviver le traumatisme de décembre 2015, lorsque plus de 300 personnes avaient été tuées par les militaires à Zaria, le fief de l'IMN dans le nord du pays, selon des ONG de défense des droits de l'Homme.
 
Le leader de l'IMN Ibrahim Zakzaky, arrêté et emprisonné suite à ces manifestations dans lesquelles il a perdu un œil, conteste l'autorité d'Abuja depuis des années et souhaite établir un Etat islamique chiite à l'iranienne. Fin 2016, un tribunal fédéral avait jugé sa détention illégale et ordonné sa libération. Mais cette décision n'a jamais été exécutée.
 
L'IMN est apparu au départ, en 1978, comme un simple mouvement étudiant avant de muer en groupe révolutionnaire inspiré par la révolution islamique en Iran. Il est aujourd'hui encore proche de Téhéran et suscite une grande hostilité au Nigeria où l'élite musulmane sunnite ne cache pas ses affinités avec l'Arabie Saoudite.

Le portrait du chef chiite nigérian, Ibrahim Zakzaky, brandi par une militante chiite libanaise lors d'une manifestation à Beyrouth, le 19 décembre 2015, contre son arrestation au Nigeria. (Ratib Al Safadi/ANADOLU AGENCY/AFP)
 
Le président Muhammadu Buhari et l’opposant Atiku Abubakar, son principal adversaire à la présidentielle prévue en février 2019, tous deux de confession sunnite, se sont d'ailleurs illustrés par un silence assourdissant ces derniers jours.
 
«Il y a cette idée que les chiites ne sont pas de vrais musulmans», estime le politologue Chris Ngwodo. «Ces divergences idéologiques fondamentales peuvent expliquer la férocité avec laquelle le régime a réprimé ces manifestations.»
 
Les salafistes d’Izala, un rival de poids pour l’IMN
Par ailleurs, l'IMN a un rival de poids dans le nord, principalement musulman, du pays. Le mouvement salafiste Izala («Ceux qui prônent un retour à l'enseignement du prophète» Mahomet), fondé la même année par un religieux saoudien.
 
Ce groupe entretient des relations étroites avec Ryad et le gouvernement nigérian, et sa chaîne de télévision satellitaire, Manara, use d'une rhétorique violemment anti-chiite. Ses membres ont d'ailleurs affronté plusieurs fois les partisans de l'IMN lors de processions religieuses chiites.
 
Izala reçoit également des fonds d'Arabie Saoudite qui ont notamment permis la construction de mosquées et d'écoles dans le pays.
 
«De nombreux membres du gouvernement actuel sont membres de l'Izala», affirme à l'AFP une source bien informée d'Abuja, sous couvert d'anonymat. «A l'intérieur de l'establishment politique, certains utilisent la force publique pour leur combat religieux contre ce qu'ils considèrent être de l'apostasie.»
 
Le chef chiite, Zakzaky est très charismatique
En attendant, la réponse brutale de l'armée et la détention dans un lieu secret du leader chiite Zakzaky font craindre aux observateurs une escalade de la violence.
 
«Zakzaky est très charismatique et le mouvement ne s'essouffle pas, ses partisans sont prêts à mourir pour défendre sa cause», estime Cheta Nwanze, du cabinet de sécurité SBM Intelligence. «La répression ne peut que contribuer à les radicaliser.»
 
L'homme, très affaibli après une attaque, selon son avocat, et détenu dans un lieu tenu secret par la DSS – les services de renseignements nigérians – doit comparaître devant une cour de justice le 7 novembre.   
        

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