Génocide au Rwanda : "plus le temps passe et plus la douleur est présente" pour Gaël Faye, auteur de Petit Pays
"Je pense que la société rwandaise a réussi à reconstruire sans oublier ce qu’il s’est passé", a réagi sur franceinfo l'auteur du roman Petit Pays, qui évoque cette période du génocide au Rwanda.
"Comme à chaque mois d’avril, je ressens une grande peine m’envahir" : les mots de Gaël Faye, chanteur et écrivain franco-rwandais, alors que les commémorations du 25ème anniversaire du génocide au Rwanda démarrent, dimanche 7 avril. Une période de deuil national en souvenir des 800 000 victimes du génocide qui va durer 100 jours, comme le temps qu'a duré ce massacre de masse contre les Tutsis et les Hutus modérés, entre avril et juin 1994.
L'auteur du roman Petit Pays, couronné du prix Goncourt des lycéens en 2016, vendu à 700 000 exemplaires et traduit depuis dans 35 pays. Un roman qui évoque cette période du génocide à travers le regard d'un enfant né au Burundi, le pays voisin.
franceinfo : Vous aviez 13 ans quand votre famille s'est exilée en France juste après le génocide. Vous avez choisi de vivre entre Paris et Kigali, avec vos enfants. Actuellement, vous êtes à Kigali pour ces commémorations, qu'est ce que vous ressentez ?
Comme à chaque mois d’avril, je ressens une grande peine m’envahir. Je ressens aussi autour de moi, mes proches, mes amis, qu’eux aussi s’apprêtent à traverser ces trois mois, parce que ça dure trois mois. Ca a été 100 jours de massacre, et chaque jour, chaque semaine correspond à des temps où nous avons perdu des gens que nous connaissions.
C’est ça qui est paradoxal avec le temps du génocide : plus le temps passe et plus la douleur est présente, parce que dans les premières années il fallait survivre, il fallait réparer, il y avait toutes les urgences, et aujourd’hui, la société s’est normalisée d’une certaine façon. Les gens sont peut-être plus à même d’écouter ce qu’ils ont en eux, de se rendre compte de ce qu’ils ont perdu, et ça rend les commémorations encore plus difficiles qu’il y a quelques années. Je pense que la société rwandaise a réussi à reconstruire sans oublier ce qu’il s’est passé. 1994 correspond à l’année 0 de cette société rwandaise. On le sent bien, comme s’il y avait eu un renouveau à partir de cette date, et donc oui, on avance avec cette histoire.
Cette histoire s’exprime comment aujourd’hui chez les jeunes qui n’ont pas connu le génocide directement ? La moyenne d’âge aujourd’hui est de 19 ans, 40% de la population rwandaise a aujourd’hui entre 0 et 14 ans. Cette souffrance leur est transmise comment ?
Bien sûr, à l’école on en parle, il y a ces trois mois de commémorations, mais qu’est ce qui se dit dans les familles ? Qu’est ce qui se dit dans une famille où les parents ont été bourreaux, où les parents sont des survivants ? Moi ce dont je me rends compte, c’est que pendant les commémorations, les crises de traumatisme collectives auxquelles on assiste chaque mois d’avril ne touchent pas que des gens qui ont survécu au génocide, elles touchent également la jeune génération. Cela veut dire qu’elle a aussi en elle des stigmates de ces massacres. On voit des jeunes tomber dans des formes d’évanouissement, ils crient, on est obligé d’être à 5/6 pour les calmer. C’est comme si on assistait en direct à ce qui s’est passé il y a 25 ans. Certains thérapeutes rwandais ont essayé d’expliquer ces traumatismes-là qui sont liés aussi à la culture rwandaise où il faut retenir ses sentiments, c’est une culture très stoïque, et donc c’est comme si les gens pouvaient sortir tout ce qu’ils avaient en eux pendant ces mois de commémorations.
"Après nous, je vous en supplie, inventez un nouveau pays" : voilà ce que dit l’un de vos personnages dans votre roman "Petit Pays". 25 ans après, ce nouveau Rwanda, il existe, mais au quotidien, aujourd’hui, comment est-ce qu’on vit à Kigali ?
Ce personnage, lorsqu’il dit "après nous, inventez un nouveau pays", je pense que la société rwandaise, dans ses principes aujourd’hui, à cette utopie-là, à cette envie d’être dans un pays débarrassé des fantômes de l’ethnisme, de toute cette idéologie raciste. Après, aujourd’hui, dans la réalité de la vie de tous les jours, ça reste très difficile parce que chacun doit porter son histoire. Moi, me concernant, j’en parle à mes enfants, je leur réponds sans détours, mais j’ai des amis autour de moi qui n’arrivent pas à en parler à leurs enfants. Parfois, on n’a pas les mots pour raconter à la nouvelle génération d’où elle vient. A Kigali, un touriste qui viendrait là pour quelques semaines ne se rendrait même pas compte qu’il y a pu y avoir il y a 25 ans une telle histoire. C’est vrai que la réussite du gouvernement actuel, c’est de permettre que les Rwandais cohabitent ensemble, mais moi en tant qu’artiste, je ne peux pas rester à la surface des choses, et ce qui m’intéresse, c’est l’intimité des parcours, et ça, il faut des romans, des chansons… Il faut bien plus pour le comprendre que des statistiques.
Est-ce qu’on peut créer, composer et écrire aujourd’hui au Rwanda ?
Oui, je pense. Il y a une forme à trouver, je pense aussi, car la société est très traumatisée, et les artistes pendant le génocide ont joué un rôle. Il y a eu des artistes génocidaires, des chansons qui appelaient au crime. La place de l’artiste est une place ambiguë, on s’en méfie parce que ça a été aussi un bras armé et donc c’est vrai que je me suis beaucoup interrogé là-dessus : quels mots doit-on utiliser ? De quelle façon s’adresse-t-on au public rwandais ? Il y a des mots que je n’emploie pas, par exemple, si vous écrivez "un lac de sang", c’est une belle métaphore que l’on peut utiliser dans d’autres circonstances, mais ici les lacs de sang ont vraiment existé. Ce n’est pas la peine d’utiliser ces mots-là. La langue est piégée, et donc c’est des interrogations permanentes que l’on a. Ne pas faire du beau avec ce qui s’est commis ici, et également trouver des mots d’apaisement.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.