Mati Diop : "Ce phénomène, tragique, de toute une jeunesse disparue en mer en tentant de rejoindre l’Espagne m'a hantée"
"Atlantique", le film de la cinéaste franco-sénégalaise Mati Diop, évoque l'émigration des jeunes Sénégalais vers l'Europe en invoquant leurs esprits.
Ada, promise à un autre, et Souleiman s'aiment en secret et se voient quand ils le peuvent. Un soir, Souleiman ne vient pas à leur rendez-vous. Ada finit par apprendre qu'il a décidé de faire la traversée de l'Atlantique vers l'Europe, à l'instar de nombre de ses amis. Bientôt, une étrange fièvre s'empare des femmes qui leurs sont proches. Les esprits de ceux qui sont partis ne semblent pas très loin. Sur fond d'histoire d'amour et sous forme de drame fantastique, la cinéaste franco-sénégalaise Mati Diop explore la problématique de l'émigration massive des jeunes Africains, gagnés par le désespoir d'une vie sans perspective, qui choisissent de rejoindre l'Europe dans des conditions périlleuses. Atlantique, le premier long métrage de fiction de la cinéaste, a remporté le Grand Prix de la 72e édition du Festival de Cannes. Mati Diop revient sur la genèse de ce film et ce qu'il représente pour elle au regard de ses origines sénégalaises.
franceinfo Afrique : "Atlantique" est le résultat d’une prise de conscience. Une aventure qui s’étale sur une décennie, entre le court métrage "Atlantiques", sur cette même thématique des jeunes Sénégalais qui veulent rejoindre les côtes européennes, et le film qui sort aujourd’hui. Dans quelles conditions s'est-elle produite ?
Mati Diop : en sachant que durant cette décennie, quatre films ont été fait, Atlantiques (court métrage tourné au Sénégal), deux courts-métrages tournés en France et Mille soleils (documentaire, 2013). A cela s’ajoute, la fabrication du long métrage. C’est arrivé justement après un "black out". Ce terme a été utilisé par un jeune acteur, Souleymane Sylla, qui est venu voir mon film à une projection à Montreuil (en région parisienne). Il m’a dit que l’œuvre l’avait énormément touché, parce qu’il était originaire du Sénégal et qu’il n’y avait pas séjourné pendant des années. Il m’a remercié de l’avoir replongé dans Dakar (la capitale du Sénégal). Quand il m’a expliqué son parcours – il avait intégré le Conservatoire d’arts dramatiques à Paris – et qu’il s’était éloigné de ses origines, il m’a dit qu’il avait fait une sorte de "black out". Un terme que j’ai trouvé génial. Je lui ai demandé s’il se rendait bien compte du mot qu’il avait utilisé. C’est vraiment ce qu'il s’est passé pour moi.
Je suis allée régulièrement à Dakar quand j’étais enfant. Il y avait un relatif équilibre. Mais entre 12 et 25 ans, je n’y ai pas remis les pieds. A l'époque, j’étais à Paris, j’évoluais dans un monde culturellement assez blanc et j’étais évidemment, comme tous les jeunes de ce monde, attirée par la culture américaine, occidentale. On grandit dans un univers qui nous pousse à accorder plus de valeur à cette culture-là plutôt qu’à celle de l’Afrique.
J’ai grandi dans une société qui m’a plus encouragée à renier ces origines, voire à en être même un peu embarrassée plutôt qu’à les mettre en avant. Je ne l'étais pas moi-même, parce que j’ai la chance de venir d’une famille qui a exprimé une vision tellement forte d’elle-même, véhiculée par les films de mon oncle (Djibril Diop Mambéty, NDLR) ou à travers la musique de mon père (Wasis Diop, NDLR), que j’ai toujours été fière de cette Afrique-là. Ce repère m’a permis de construire un rapport à l’Afrique basé sur une conscience de ce qu’est vraiment ce continent.
Bref, à un moment donné, j’ai réalisé que ma culture blanche occidentale prenait totalement le dessus sur mes origines africaines et ma propre africanité. J’ai vraiment eu une forme de réveil. Le fait d’avoir joué dans un film de Claire Denis, 35 Rhums (2007), le rôle de la fille d’un homme noir m’a un peu éveillée à moi-même. J’avais besoin de retrouver cette part de moi-même et, par conséquent, j'avais envie de participer à la reconstruction d’un imaginaire, d’une nouvelle approche. Tout en le faisant à ma manière, le travail qu’avait fait mon oncle était trop important pour ne pas être poursuivi. C’est ce que j’ai décidé de faire.
De Ada, votre héroïne, vous dites que l'écrire s'apparentait à faire l’expérience d’une adolescence africaine que vous n’aviez pas vécue. Pourquoi ?
Je l’ai compris de façon rétrospective en montant le film. On fait aussi des films pour mettre en place des situations...
Pour raconter le continent et plus particulièrement le Sénégal, vous avez choisi d'évoquer une problématique très actuelle, l'immigration clandestine et ses conséquences…
J’ai un problème avec le terme "clandestine". C’est important d’en parler parce que cela m’est arrivé de le dire plusieurs fois jusqu’à ce que Valérie Osouf, qui est une cinéaste et une activiste investie dans les questions liées à la migration, me fasse la remarque. En utilisant ce mot, on condamne ces personnes à la clandestinité, en les associant à une certaine criminalité. C’est une sémantique qui est générée par l'extrême droite. C’est important de faire attention à la manière dont on nomme ces personnes. Si nous utilisons ces mots, cela veut dire que ces gens-là ont gagné parce qu'ils ont réussi, à l'intérieur même du langage, à condamner ces migrants.
C’est parce que cette question des jeunes qui émigrent dans ces conditions périlleuses vous a hantée que vous l'avez traitée en faisant appel aux djinns (terme qui désigne les esprits dans la culture musulmane)...
Ce phénomène, tragique, de toute une jeunesse disparue en mer en tentant de rejoindre l’Espagne est quelque chose qui m’a marquée et hantée. Qui dit jeunesse disparue en mer parle d'une jeunesse fantôme. C’est quelque chose qui m’a marquée parce que j’ai connu des personnes qui s’apprêtaient à partir en mer. J’ai rencontré quelqu’un qui en revenait et qui m’a confié son histoire, avec qui j’ai fait un film et qui n’est plus de ce monde. J’ai été un témoin proche de cette situation. C'est pour cela que j’ai décidé d’en faire un film : j’en avais la possibilité parce qu'au bon endroit et disposant de cet outil qu'est le cinéma.
L’approche fantastique et poétique, à partir d’une réalité géopolitique et économique, s’inscrit dans la nécessité d’aborder cette problématique différemment. Le fantastique et la poésie ne sont pas une manière pour moi de raconter de belles histoires à partir de la misère. Ce n’est pas pour embellir une situation ou arrondir les angles. La poésie, au contraire, a cette capacité de saisir les choses en profondeur, de ne pas s’allier au discours officiel et de parler une langue qui touche à l'ultrasensible. En cela, la poésie résiste à une certaine vision misérabiliste et déficiente du continent.
La projection au Sénégal a été un moment d’une intense émotion pour vous. Pourquoi était-il si important ?
C’était un moment primordial. Evidemment, Cannes était un grand rendez-vous, le Grand Prix... C’était très important pour nous d’être à Cannes et ce qui s’est passé était absolument fantastique. Retrouver Dakar était le rendez-vous le plus important pour moi après Cannes, rendre à Dakar ce que, d’une certaine manière, elle m’avait donnée et présenter ce film à son public. J’étais très impatiente à l’idée de connaître les retours des Sénégalais. Est-ce qu’ils allaient se reconnaître, se sentir en phase avec le Dakar et le Sénégal dont il est question dans le film ?
A ma très heureuse surprise, il y a une très belle rencontre entre ce film et son public. La plupart des retours que j’ai eus sont ceux de personnes qui ont reconnu leur quotidien et leurs réalités, des jeunes filles m’ont dit à quel point il était important pour elles de pouvoir s'identifier à ces personnages féminins. Pour moi, c’était important d’inventer des personnages qui représentent le Sénégal, une certaine Afrique telle que je la regarde et en fait l’expérience…
Cette émigration massive des jeunes Africains vers l'Europe est une question politique. Avez-vous eu l'occasion d’en discuter avec le président sénégalais Macky Sall, quand il vous a décorée de la Légion d’honneur en août dernier ?
Non ! Nous ne nous sommes pas du tout parlé. Rien n’est fait dans ces situations très protocolaires pour qu’un dialogue ait lieu. On attend assez longtemps, on est reçu, on est décoré et on est invité à repartir aussi vite qu’on est arrivé. Macky Sall n’avait pas vu mon film au moment où il m’a décorée. J’ai été décorée pour mon Grand Prix, pas pour mon film. Le Sénégal, en termes de gestion politique, a ses qualités et ses défauts. On n’est pas en dictature et évidemment, il y a beaucoup de choses dysfonctionnelles dans ce pays, énormément de sujets que j'aimerais que les politiques prennent en charge différemment. Toutefois, il y a des pays où des cinéastes ne sont pas reçus alors qu’ils gagnent des prix importants, où la culture est profondément méprisée. Ce n’est pas le cas du Sénégal.
Atlantique, de Mati Diop
Avec Mama Sané, Amadou Mbow et Ibrahima Traoré
Sortie française : 2 octobre 2019
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