Pour transmettre l'histoire de l'Afrique aux jeunes, l'école doit ouvrir le débat
La transmission de l'histoire africaine aux jeunes générations passe par l'école. Elle doit se faire "contre les préjugés et les assignations, mais aussi contre les contre-discours qui parfois n’en sont pas moins prescriptifs. Déconstruire les stéréotypes d’une Afrique sans histoire ne devrait pas mener à construire d’autres préjugés dits afrocentristes", explique Arnold Sosthene Meboma dans The Conversation.
« L’Afrique n’a pas d’histoire. L’Afrique n’a pas de conscience extérieure objective donnant lieu à l’universalité. L’Afrique n’a pas d’égard pour la vie individuelle ».
Telles étaient les réflexions du philosophe Friedrich Hegel, penseur de l’Afrique dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, qui ont animé l’histoire des idées pendant près de deux siècles. S’en est suivi une longue période d’impérialisme scientifique qui, à l’aube de la campagne coloniale, a donné lieu à ce que Cheikh Anta Diop appelait la « falsification consciente de l’histoire africaine ». Soit une sorte de déni systématique de l’apport de la civilisation « nègre ».
La philosophie de l’histoire hégélienne qui a nourri cette vision a trouvé une fin de non-recevoir chez les Africain·e·s et les africanistes, ouvrant ainsi la voie à ce qui peut être qualifié de controverse historique majeure.
Il n’est pas question ici de revenir sur la pensée d’Hegel, une pluralité d’auteurs comme Mohamed Moulfi, Amady Ali Dieng et Alfred Adler s’en sont chargés. Il s’agit plutôt de présenter les résurgences d’une conception européocentriste qui marque encore profondément les discours et de montrer que le recours à la didactique de l’histoire peut, à son tour, proposer des grilles d’analyse du monde.
Résurgences d’une occultation de l’histoire africaine
Cette dénégation de l’histoire a longtemps perduré. Nous distinguons d’abord le déni systématique des faits passés. Il est perceptible au niveau des controverses entre historiens. L’exemple le plus probant est peut-être le débat ancien autour de « l’origine nègre de la civilisation égyptienne », farouchement contestée durant les années 1960.
Il a fallu ainsi attendre le colloque international du Caire de 1974, parrainé par l’Unesco, pour que, pour la première fois, des archéologues africains confrontent leurs recherches avec celles de leurs homologues européens et américains et qu’enfin l’égyptologie se réconcilie « avec l’Afrique ».
D’autres thématiques ont été concernées par ces visions de l’histoire : l’antériorité d’une civilisation et d’un scientisme africain, l’Afrique berceau de l’humanité à travers la découverte des vestiges humains les plus anciens, un âge d’or dans l’Afrique noire à contre-courant du Moyen Âge européen, les processus de décolonisation, etc.
Plus proche de nous, il faut distinguer l’occultation par les discours. Celui de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007 suffit à lui-même. Les réactions vives qu’il a suscitées auprès des historien·ne·s, notamment celles de Jean‑Pierre Chrétien, d’Adame Ba Konaré, de Makhily Gassama, de Michelle Lecolle, de Bart Gielis, ont, entre autres, permis de montrer « l’absurdité scientifique et les motifs de la survivance » d’une conception européocentriste ; d’éclairer « le président Sarkozy et, plus généralement, le grand public sur la réalité de l’histoire africaine » ; de mettre en relief les véritables défis qui interpellent l’Afrique d’aujourd’hui et de demain.
"Désencombrer l’histoire de l’Afrique"
C’est aussi dans cette pensée que s’inscrit le travail de « désencombrement » de l’histoire de l’Afrique, entrepris par l’historien et archéologue François-Xavier Fauvelle, récemment élu au Collège de France à la tête de la première chaire pérenne consacrée à l’Afrique.
Cette nouvelle écriture poursuit un projet initié dès les indépendances, notamment celui de définir la « place de l’histoire dans la société africaine », pour citer Joseph Ki-Zerbo. Ces réflexions interrogent la fonction véritable de l’histoire et ses répercussions profondes sur l’imaginaire et l’univers mental des Africains, en réponse à ce que le philosophe Anatole Fogou appelle « l’histoire chaotique ».
En effet, cette dernière a longtemps été une histoire imposée, fragmentée et tragique tendant à reléguer les « dominés africains » à des êtres dont le seul objectif est la survie face à la misère.
Avec l’appui de l’Unesco et de son Histoire générale de l’Afrique, (huit volumes aujourd’hui) un nouveau rapport à l’histoire voit ainsi le jour.
Il se traduit en deux points : un nouveau regard sur les faits, une nouvelle conception de l’histoire et de son rôle dans la société.
Créer une conscience historique en Afrique
Ces idées visent concrètement le développement d’une conscience historique du continent. Cheikh Anta Diop, dans son « traité d’histoire » qu’est Civilisation ou barbarie, proposait déjà à la fin des années 1960 la création d’une conscience panafricaine qui passe par la restauration de la mémoire collective et la rectification des vérités historiques falsifiées au fil du temps.
Il soulève qu’il ne peut y avoir de devenir africain sans forger une conscience historique forte, ciment pour une meilleure intégration sociale africaine. Simultanément ou à la suite de ses travaux, de nombreux historien·ne·s africanistes ont contribué à faire découvrir une histoire de l’Afrique jusque-là méconnue et/ou occultée.
L’histoire culturelle et des mentalités a alors pris un essor sans précédent, notamment par le biais de revues spécialisées telles que Présence africaine, Africa Zamani ou encore le Journal des Africanistes.
La réflexion s’est par la suite élargie aux discours sur la subalternité, comme le montre l’écrivain Amouna Ngouonimba qui affirme qu’il faut dépasser l’histoire identitaire du Noir. L’historien Achille Mbembe, quant à lui, en se référant à l’époque contemporaine où l’Europe ne constitue plus le « centre de gravité du monde », s’interroge sur l’avenir des concepts de « Nègre » et de « race » qui lui ont été associés dans l’imaginaire.
En l’élargissant à toutes les formes de domination ou de subalternité face aux politiques néolibérales, il engage la réflexion sur « l’autre et la vie », sur le nouveau racisme pratiqué à l’échelle planétaire.
Apprendre l’Afrique
Au-delà de la production du savoir, la réflexion sur l’apprentissage de l’histoire africaine mobilise également les historiens. On pense ainsi à l’appel à « l’africanisation des programmes d’histoire » promu par Joseph Ki-Zerbo dès 1968.
L’idée était alors de rompre avec des programmes calqués sur ceux des ex-métropoles qui ne correspondaient pas à l’exigence d’exhumer une identité occultée par plusieurs siècles de domination. Aujourd’hui, certains enseignants critiques, comme Laurence de Cock, invitent également à se défaire des prescriptions politiques débouchant sur une « vision rétrograde de l’histoire » dans les programmes scolaires.
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Cet intérêt pour la dimension scolaire tient du fait qu’alors que l’écriture de l’histoire du continent se développe depuis les indépendances dans les universités, il apparaît avec regret que celle-ci peine encore à trouver un usage social intelligible.
Observant l’évolution historiographique en Afrique en 2013, l’historienne émérite Catherine Coquery-Vidrovitch lui trouve la faiblesse d’être « malheureusement mal diffusée et peu connue ».
La question qui survient dès lors est de savoir comment vulgariser une histoire mise à mal et en cours de restitution ; comment lui chercher un écho social intelligible, c’est-à-dire non prescriptif mais chargé d’un sens critique.
C’est à ce stade que la didactique de l’histoire peut nous faire avancer. En tant que science, elle consiste à examiner la transmission, scolaire ou non-scolaire, des savoirs historiens. Elle s’intéresse aux apprentissages permettant de porter un regard sur le monde chargé de questionnements spécifiques et de se forger un sens critique.
Par exemple, l’équipe de didactique de l’histoire et de la citoyenneté (EDHICE) de l’Université de Genève propose une « grammaire du questionnement de l’histoire scolaire » qui est un outil au service de la transmission de l’histoire et dont le fil directeur conduit à une connaissance construite du passé.
C’est là une piste pour la vulgarisation de l’histoire africaine dont la transmission doit se faire par un savoir méthodiquement questionné et appris pour être émancipateur et donc moins soumis aux prescriptions et aux préjugés.
Cibler les jeunes générations
En tant que chercheur dans le domaine, mais aussi enseignant d’histoire au secondaire, nous sommes sensibles à cette réflexion, soutenue désormais depuis 2009 par l’Unesco.
C’est pour cela que nous suggérons de cibler les jeunes générations à l’école. En Afrique comme ailleurs, dès le bas âge, elles doivent apprendre des savoirs qui soient vraiment historiens et qui fassent sens dans leurs sociétés. Il faut véritablement rompre, dans la pratique, avec l’idée d’enseigner un « roman national » de l’histoire en prétextant de fortifier des sentiments patriotiques.
Cependant, enseigner aux jeunes générations africaines l’histoire de leur continent ne devrait pas déroger à d’autres modes d’enseignement de l’histoire ailleurs. Prendre conscience de l’histoire africaine et la vulgariser ne devrait pas prendre la forme d’une autre prescription politique et donner lieu à une autre vision unilatérale de l’Afrique dans le but de forger un sentiment de revanche.
Pour cela, il faut se demander comment transmettre l’histoire.
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Comment transmettre ?
Réfléchissant à la transmission de l’histoire, la didactique définit un processus d’« élémentation des savoirs », comme l’expliquait le chercheur Jean‑Pierre Astolfi et comme le propose l’historien et didacticien Charles Heimberg.
Il s’agit de transposer les savoirs savants en des savoirs accessibles à tous en conceptualisant l’exercice de la pensée historienne en classe. L’universitaire Peter Seixas, ancien directeur du Center for the Study of Historical Consciousness, propose ainsi de développer avec les élèves « le processus créatif des historiens pour interpréter les faits du passé, puis pour rédiger les récits qui composent l’histoire ».
Puisque ce sont des sujets porteurs d’identité, la question des stéréotypes peut d’abord être examinée avec les élèves. Il faut analyser avec eux et par la discussion les orientations d’inclusion ou d’exclusion, nationale ou collective, de subalternité ou d’égalité qui caractérisent les discours et récits sur ces thèmes de l’histoire africaine.
Pourquoi ne tient-on pas souvent compte de l’histoire africaine et pourquoi lui a-t-on préféré des mythes qui ne rendent pas compte de sa réalité ? Quel rapport y aurait-il entre l’occultation de celle-ci et la question des races ou de la subalternité ? Il faut aussi amener les élèves à réfléchir sur les causes et les conséquences de ces événements, mais aussi sur leur continuité dans le présent, ainsi que sur les ruptures qui ont été opérées.
Ainsi, si l’Afrique a fait preuve de grandeur dans le passé, y a-t-il des éléments de cette grandeur qui ont perduré ? Pourquoi parler de déclin ? Qu’est-ce qui a changé ? Quelles en sont les conséquences aujourd’hui ?
L’idée est également de forger chez les élèves un sens critique contre les préjugés et les assignations, mais aussi contre les contre-discours qui parfois n’en sont pas moins prescriptifs. Déconstruire les stéréotypes d’une Afrique sans histoire ne devrait pas mener à construire d’autres préjugés dits afrocentristes.
De la même manière, l’apprentissage de l’histoire précoloniale et coloniale de l’Afrique ne devrait pas viser des assignations identitaires et nationalistes dans lesquelles les individus et les sociétés se renfermeraient.
Pour cela, des recherches empiriques sont nécessaires. Il est important que le champ scientifique novateur de la didactique de l’histoire prenne son envol en Afrique à côté de la production historique qui fait déjà son chemin depuis les indépendances.
Arnold Sosthene Meboma, Doctorant, Université de Genève
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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