Tchad : des violences communautaires inquiétantes dans la province du Ouaddaï
Dans cette région stratégique à l'est du Tchad, et à la frontière avec le Soudan, les violences entre éleveurs et agriculteurs ont pris une tournure communautaire qui divise autant qu'elle inquiète.
Le téléphone sonne. "Allo? Je voulais vous prévenir, un nouveau blessé vient d'arriver, je vais au bloc l'opérer!" . A Adré, ville de l'est tchadien, le médecin chef de district reçoit souvent des blessés par balle à l'hôpital, rapporte le 5 avril 2019, le journaliste de l'AFP. Ces blessés sont en majorité les victimes du conflit larvé entre des agriculteurs de la région et des éleveurs nomades venus du nord, la plupart Zaghawa, ethnie du président tchadien Idriss Déby Itno.
Double héritage d'une histoire nationale violente et du conflit du Darfour
"Toutes ces histoires créent un mécontentement global et une frustration, il faut faire très attention à ce que ça ne devienne pas la goutte d'eau qui fait déborder le vase", s'alarme un universitaire à Abéché, la capitale provinciale. Ici, les coups de feu partent vite. Tout le monde est armé, comme un double héritage du passé troublé de cette région aux premières loges du conflit du Darfour et de la violente histoire nationale.
A chaque éruption de violences, c’est le même scénario ou presque qui se répète. Un troupeau de dromadaires d'éleveurs nomades entre dans le champ d'un agriculteur local ou un jardin cultivé par une famille. Le ton monte, les coups partent, et les familles pleurent leurs morts.
Le Ouaddaï compte deux hôpitaux : dans celui d'Adré, plus de 100 blessés par balle ont été admis en 2018. Aucune statistique n'est disponible pour celui d'Abéché. D'autres blessés sont directement évacués au Soudan voisin, et la majorité des morts restent au village où ils sont enterrés, rendant difficile tout travail statistique.
Les normes de la transhumance ont été rompues
"La période de tensions" communautaires coïncide avec un fort taux d'admissions aux urgences, note néanmoins une source à l'hôpital d'Adré. A la fin de la saison pluvieuse, entre décembre et janvier, les éleveurs remontent vers le nord sahélien avec leurs bêtes, après être descendus au sud quand l'eau se fait rare, à partir de juin.
"La transhumance s'est toujours faite dans la paix depuis des décennies", souligne le chef de canton Abderahim Dahab, autorité traditionnelle de Ouadi Hamra supervisant 136 villages. Mais ce n'est plus le cas en raison de deux "facteurs objectifs", selon l'historien Mahamat Saleh Yacoub. Le premier, et sans doute le plus important selon tous les interlocuteurs interrogés par l'AFP, est la sécheresse qui va crescendo dans le croissant sahélien depuis les années 1970."Les éleveurs descendent plus tôt dans l'année et remontent plus tard. Les normes établies sont rompues", explique un autre chef de canton.
A ce phénomène s'ajoute une hausse démographique "autant chez les hommes, que chez les bêtes", explique l'historien, directeur de l'Ecole normale supérieure d'Abéché. Plus de bouches et de bétail à nourrir, donc un besoin plus important de terres agricoles. Mais les territoires arides du Ouaddaï n'ont eux pas changé de taille et, à ces changements structurels, "sont venus se greffer des problèmes ethniques", déplore M. Saleh Yacoub.
L'ethnie Zaghawa pointée du doigt
"Les troupeaux appartiennent tous aux mêmes personnes : des colonels, des généraux, des gens de la politique", affirme un responsable traditionnel d'un village de la région, assis sur une natte, un verre de thé à la main. "On a fait des réunions, on a écrit des lettres au sous-préfet, au préfet, mais rien !", continue-t-il. "La population n'a aucun pouvoir contre eux", regrette-t-il en désignant les Zaghawa, l'ethnie du président Deby.
Originaires du nord-est du pays, ils sont pour beaucoup éleveurs et, depuis l'arrivée au pouvoir de M. Déby en 1990, présents à tous les échelons de l'appareil étatique tchadien. "Cette question ethnique est un faux débat. Il n'y a que des Tchadiennes et des Tchadiens, et une seule unité, le Tchad", répond le gouverneur du Ouaddaï fraîchement nommé, Ramadan Erdebou, ancien directeur des puissants services de renseignements.
Son prédécesseur a été évincé après une nouvelle éruption de violences communautaires en octobre 2018, qui a fait huit morts.
L'une des premières mesures du nouveau gouverneur Erdebou a été d'annoncer un désarmement massif des populations et la venue prochaine d'une mission de N'Djamena pour chasser "les agriculteurs qui ont fait des cultures sur les couloirs de transhumance". Légalisés en 1959, ces couloirs de 500 mètres à 1 kilomètre de large sont censés réguler la transhumance.
Mais de leur côté " les éleveurs Zaghawa se sentent tout permis et ne les respectent pas", peste un agriculteur qui a perdu une année de récoltes d'arachides en 2016 quand son champ a été investi par des centaines de dromadaires.
Le difficile désarmement de la population
Sur les armes, un notable s'inquiète : "Comment voulez-vous que les Ouaddaïens acceptent d'être désarmés, quand on voit les éleveurs avoir de plus en plus d'armes ?" Un code pastoral donnant la part belle aux éleveurs a par ailleurs été adopté par l'Assemblée nationale en 2015, mais il a vite été retoqué par le président, après le tollé général des populations.
"C'est compliqué de vouloir une unité nationale quand le pouvoir privilégie seulement ses pairs", continue le notable sans dévoiler son identité, de peur d'être "poursuivi".
Dans un village, un cas fait jaser. "Un éleveur est venu avec ses dromadaires sur le champ de Brahim en décembre, il a dit que c'était le sien. Brahim a refusé, il s'est fait tirer dessus", raconte sa voisine, Salah. Selon trois habitants du village, l'éleveur a été arrêté, puis relâché peu après. "Le propriétaire du troupeau est un parent du sous-préfet" du coin, râle Abdallah, l'un d'entre eux. "On est prisonniers de l'impunité dont ils bénéficient", soupire Salah en affirmant que l'éleveur était, là encore, Zaghawa.
"Les systèmes politiques en Afrique centrale obligent les tenants du pouvoir à s'appuyer sur le soutien des leurs", estime l'historien Saleh Yacoub, qui pense que "les Zaghawa cristallisent de fait tous les mécontentements, qu'ils soient légitimes ou non". Venu à Abéché en février, le président Déby a dénoncé un "grave problème" communautaire sans en nommer les responsables, mais il a assuré "prendre les choses en main" en prévenant que "le temps de la vendetta est terminé".
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