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Attaque à Tunis : un nouveau test pour la jeune démocratie tunisienne

L'attentat perpétré au musée du Bardo, revendiqué par l'organisation Etat islamique, éprouve à nouveau la délicate transition démocratique.

Article rédigé par Gaël Cogné
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Une affiche déposée lors d'un rassemblement en réaction à l'attaque du musée du Bardo, à Tunis, le 18 mars 2015.  (SOFIENE HAMDAOUI / AFP)

Quatre ans après la révolution, le printemps 2015 devait être celui du retour à la normale. Enfin, la Tunisie allait pouvoir profiter de ces années d'efforts laborieux mais payants. Fin 2014, le pays était parvenu à organiser des élections démocratiques et un gouvernement avait été formé. Restait à se mettre à pied d'œuvre. Mais, subitement, mercredi 18 mars, l'attaque du musée du Bardo replonge la Tunisie face à son plus grand démon : l'islamisme radical. La démocratie y survivra-t-elle ?

Quatre ans d'épreuves

"Le plus dur est derrière nous, mais il reste des sacrifices à faire", nous confiait le Premier ministre tunisien, Mehdi Jomaa, quelques jours avant le premier tour de la présidentielle. Il sait de quoi il parle. Son gouvernement de technocrates a été constitué pour sortir le pays d'une grave crise politique. Et parvenir aux élections n'a pas été une partie de plaisir. 

Après la chute de Ben Ali, les islamistes persécutés sous son régime ont fait leur réapparition. D'un côté, Ennahdha, organisation islamiste proche des Frères musulmans et prête à jouer le jeu des élections. De l'autre, salafistes et radicaux parfois adeptes de la violence politique.

En septembre 2012, des centaines de manifestants prennent d'assaut l'ambassade américaine. L'année suivante, en février et juillet, deux responsables politiques de gauche, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, sont assassinés. A chaque fois, les radicaux exploitent et suscitent l'instabilité. Ils sont à deux doigts de plonger le pays dans le chaos. Le mécontentement est immense. Au-delà des salafistes, la colère se tourne vers les islamistes d'Ennahdha au pouvoir. Ils sont accusés de laisser faire les plus radicaux, mais aussi de mal gérer les affaires du pays.

La situation est si tendue que la Constituante doit fermer ses portes pendant un temps pour permettre un large dialogue national sous l'égide de la société civile. Et, là où les Frères musulmans égyptiens précipitent leur perte en refusant de faire des concessions, Ennahdha fait preuve de modération. Les islamistes confient les rênes du pouvoir à un gouvernement de technocrates, le temps d'organiser des élections transparentes. Le pays surmonte cette épreuve et se tire d'un très mauvais pas.

Un parti au pouvoir en pleine crise

A l'approche des législatives et de la présidentielle, fin 2014, Ennahdha n'est plus favori. Nidaa Tounès et son leader, le vieux Béji Caïd Essebsi (88 ans) ont le vent en poupe. Le parti est une formation hétéroclite comptant aussi bien des patrons que des syndicalistes, des politiques de droite et de gauche, et même des caciques du régime Ben Ali. Il rassemble surtout autour de son rejet des islamistes, en promettant le retour de la sécurité.

Béji Caïd Essebsi et Nidaa Tounès raflent la mise aux deux élections, malgré les avertissements d'Ennahdha. Seulement, le pouvoir, qui a vite usé Ennahdha, érode aussi Nidaa Tounès. Le parti est victime de ses faiblesses : un chef âgé et des membres aux convictions peu compatibles. Béji Caïd Essebsi parvenu au palais de la présidence à Carthage, il faut un nouveau dirigeant pour le parti.

Une guerre des chefs éclate. Juste après être arrivé aux affaires, le parti n'arrive pas à se choisir un nouveau bureau politique à la date prévue. Le président tout juste élu est vieux. Qui deviendra chef de son parti prendra une sérieuse option pour l'avenir. Le député Khemaïes Ksila lance une fronde contre le comité fondateur du parti en déclarant que "Nidaa Tounès vit une véritable crise, le cacher aux gens n'est plus acceptable".

En face, on accuse les frondeurs de manœuvrer pour mettre en selle le fils de Béji Caïd Essebsi. "Il s'agit d'une campagne pour faire hériter Hafedh Caïd Essebsi [du parti]. Nous avons dit non à l'hérédité, non au retour de l'ancien régime, non au fait que des gens disant 'mon père est Untel, je suis de telle famille' nous contrôlent. La révolution s'est faite contre ces pratiques", s'alarme Lazhar Akremi, porte-parole du parti, en référence au népotisme du régime déchu.

Une conjoncture délicate

Alors que le parti au pouvoir s'étripe, l'état du pays ne s'améliore pas. Le printemps tunisien a laissé des traces. Deux jours avant l'attentat du Bardo, le Premier ministre décrivait à la télévision une Tunisie dans une situation économique "difficile et préoccupante", avec un chômage à 31% chez les jeunes diplômés, des investissements en chute libre (-21% en 2014 par rapport à 2013) et un déficit public multiplié par 2,5 depuis 2010. Corollaire : les mouvements sociaux se multiplient.
 
Au même moment, le Parlement débat d'une nouvelle loi antiterroriste, tandis que l'appareil sécuritaire est en pleine refonte. "Le débat est fébrile, l'enjeu très important", explique Jérôme Heurtaux, politologue à l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, à Libération. Après cet attentat, le pouvoir sera-t-il tenté par une dérive autoritaire ? "Il ne faut pas que le gouvernement tombe dans ce piège. Le risque de radicalisation s'accroîtrait". Dans les colonnes de Libération, encore, l'éditorialiste et écrivain algérien Kamel Daoud estime pourtant que ce "petit-grand pays qu'est la Tunisie" va être "obligé de recourir à la 'bénalisation' sécuritaire pour survivre face à la menace jihadiste. Le tout-sécuritaire va imposer sa loi au jeu fragile de la démocratie."
 
Hasni Abidi, du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), à Genève, voit dans ces attentats "la menace la plus sérieuse qui pèse sur la transition démocratique". Il poursuit : "Le président est dans une situation inconfortable. Il sait que Ennahdha et l'opposition démocrate le surveillent de près. Il doit trouver le juste milieu pour retrouver la sécurité et faire régner l'Etat de droit."
 
Parti divisé, économie fragile, débats délicats : les terroristes semblent encore une fois exploiter l'agenda face à des responsables politiques peu aguerris au jeu de la démocratie. Mais le chercheur rappelle que la Tunisie a su trouver le chemin de la démocratie grâce, aussi, à sa puissante société civile. Syndicats et organisations de défense des droits de l'homme ont chapeauté le dialogue national pour surmonter les blocages. "La force de la Tunisie, ce n'est pas la force sécuritaire, mais plutôt la société civile. C'est sa meilleure chance. Mais le soutien international est aussi très important. Maintenant, il doit dépasser les slogans pour passer à l'action."

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