: Témoignages Dix ans après la chute de Ben Ali, rencontre avec la jeunesse tunisienne : "Plus personne ne peut nous ignorer"
Franceinfo est allé à la rencontre de cinq vingtenaires tunisiens. Ils étaient encore jeunes lorsque Ben Ali est tombé. Aujourd'hui, quel regard portent-ils sur leur pays ?
Tout ça pour ça ? Dix ans ont passé depuis la révolution tunisienne et la chute de Zine el-Abidine Ben Ali. Dans les rues du pays, les affiches à la gloire du dictateur ont disparu, mais la colère est toujours là. La jeunesse continue de dénoncer sa précarisation, la répression de la police et l'absence de perspectives. Car si la Tunisie a été saluée pour ses réformes politiques après 2011, les acquis démocratiques peinent à se traduire en progrès sociaux et économiques. De Sidi Bouzid à Tunis, franceinfo a sillonné le pays à la rencontre de jeunes Tunisiens. Laveur de voitures, étudiante, fils de millionnaire ou youtubeur, ils étaient encore jeunes lorsque le dictateur est tombé. Aujourd'hui, comment voient-ils leur avenir ?
"Rien n'a changé à Sidi Bouzid"
Moins de 500 m séparent la station-essence où travaille Anis Bouallegui de la "carossa" ("charette" en arabe tunisien) en béton érigée en mémoire de Mohamed Bouazizi. Anis avait 15 ans en 2011 lorsque le marchand de fruits s'est imolé dans le centre-ville de Sidi Bouzid après un énième contrôle policier. "C'était mon voisin, je le croisais de temps en temps. Personne ne pensait que son geste prendrait une telle ampleur", se souvient le laveur de voitures. Son acte a en effet déclenché des protestations massives dans tout le pays et entraîné la chute du dictateur Ben Ali, au pouvoir depuis 1987. "Tout le monde s'est intéressé à nous à ce moment-là. On nous a promis des investissements, des usines, du travail... Mais rien n'a changé à Sidi Bouzid, la vie est même plus chère", regrette-t-il, amer.
Anis est né dans une famille de sept enfants dans le quartier populaire d'Ennour, au nord de la longue avenue Bourguiba qui sépare Sidi Bouzid en deux. Il faut plus de quatre heures de voiture depuis Tunis pour rejoindre la ville entourée par les montagnes et les plaines agricoles. Sfax, cité portuaire et capitale économique du pays, se trouve à plus de 100 km par la route nationale 13. Comme toutes les villes des régions intérieures, Sidi Bouzid bat des records de pauvreté et de chômage. En 2018, 32% de la population de plus de 10 ans n'y avait pas reçu d'instruction.
"On est éloigné de tout. Il n'y a pas de travail pour les jeunes, même quand tu as un diplôme tu ne trouves pas. J'en vois de plus en plus arrêter l'école très tôt et l'Etat ne fait rien."
Anis Boualleguià franceinfo
Les cheveux coiffés en brosse, Anis lave des voitures depuis l'âge de 12 ans. Il a appris tout seul dans la station-service de son frère avant de quitter l'école à 15 ans. Depuis, il le décrit sans gêne, chaque jour ressemble à un éternel recommencement. Il quitte la maison familiale vers 8h30, vêtu de son jogging qui ne craint pas l'huile et le cambouis, et rentre vers 17 heures. Le temps de laver "7 à 10 voitures" et d'écouter au moins le double de chansons sur son portable. "En ce moment, j'aime beaucoup 'Snitch' de Skinny, il décrit bien ce je ressens", dit-il en montrant le clip de cloud rap. L'artiste saoudien y déclame (en anglais dans le texte) : "Alhamdulillah, tout ce que je veux c'est me promener dans une bagnole stylée, avoir plus de blé et être cool et posé..."
Après le travail, Anis rejoint ses amis, dont la plupart vivent comme lui de travail non déclaré. Ils se retrouvent dans des endroits discrets pour boire des Celtia, la bière tunisienne, faire une partie de rami et fumer des joints. "Tout le monde se connaît et se surveille ici. Je n'ai pas envie qu'on me juge, que je boive ou que je sois avec une fille", murmure-t-il, dénonçant une "mentalité conservatrice". Malgré l'ambiance morose, il refuse d'être réduit au jeune sans diplôme et sans avenir. Il économise ses 550 dinars mensuels (environ 165 euros) pour ouvrir son propre garage. Il l'installera à Sidi Bouzid, là où il y a tant besoin de travail. "Je n'ai pas envie de partir et j'aime ma ville. Mais j'ai compris que je ne pouvais compter que sur moi-même."
"Je ne me reconnais ni dans les islamistes ni dans les progressistes"
Partir est le rêve d'Eya Azouz. Etudiante en anglais de 22 ans, elle n'a jamais quitté la Tunisie et voudrait vivre en Californie ou au Canada. "Là où le cannabis est légal", rit-elle. Eya n'est pas du genre à se mettre des barrières, surtout après ces générations de Tunisiens qui en ont tant eu. "J'aimerais être diplomate à l'ONU et travailler dans les processus de paix. 'Dream big' comme on dit !" s'exclame-t-elle dans la voiture qui la ramène chez elle à Oued Ellil, un quartier populaire à l'ouest de Tunis. En cette fin de journée, les klaxons des taxis se mêlent aux cris des vendeurs d'oranges et des enfants qui sortent de l'école. Le couvre-feu mis en place pour lutter contre le coronavirus commence bientôt.
Contrairement à ses parents, Eya garde un souvenir diffus du régime de Ben Ali. Elle était trop jeune pour comprendre la répression des opposants, l'absence de libertés, la surveillance de la police. "On ne parlait pas de politique à la maison. Je me souviens juste que ma mère nous chantait les chansons de Cheikh Imam [chanteur protestataire égyptien] et nous disait de ne jamais les reprendre devant les autres", raconte cette fille d'une ingénieure agricole et d'un père retraité. Depuis 2011, les conversations politiques sont omniprésentes à la maison.
"J'ai de tout dans ma famille : un oncle islamiste, un oncle libéral, des féministes, des conservateurs, des croyants, des non-croyants... C'est à l'image de la Tunisie."
Eya Azouzà franceinfo
Les débats sont souvent houleux, certains oncles en sont déjà venus aux mains. Eya s'agace d'ailleurs du clivage entretenu par la classe politique entre les religieux et les libéraux. "Je ne me reconnais ni dans les islamistes ni dans les progressistes. Je suis féministe et croyante, parfois je suis de gauche, parfois je suis de droite, ça dépend des sujets. Ma génération a envie de dépasser ces étiquettes", tranche-t-elle. Eya dénonce le sexisme des hommes dans la rue mais défend la loi sur l'héritage qui, selon une interprétation du Coran, stipule que les femmes héritent en théorie de moitié moins que les hommes. "Dans une société arabe, c'est l'homme qui travaille et qui assure les revenus du foyer, c'est donc normal", justifie-t-elle, même si sa propre famille ne suit pas ce modèle.
Elle s'oppose à l'article 52 de la Constitution qui pénalise la consommation de cannabis et évoque avec gêne la question des droits LGBTQI+. "Cette minorité n'existe pas en Tunisie", affirme-t-elle, en dépit des nombreux témoignages de discriminations sur les réseaux sociaux. En attendant de finir ses études et de quitter la Tunisie, elle s'adonne à la broderie, au dessin et écrit son premier court-métrage. "Il s'appelera 'Weed Toughts' ["Pensées sous cannabis"] et réunira un groupe d'amis. Chacun se posera une question sur la vie et la réponse sera une sorte de trip mental", explique-t-elle en tortillant le pendule divinatoire accroché à son cou. La sorcellerie est sa dernière passion. "Mon pendule m'aide à prendre certaines décisions, mais les choix pour mon avenir, je les réfléchis. Le changement n'arrive pas par hasard."
"Je vais porter plainte contre l'Etat"
Le changement est arrivé brutalement dans la vie d'Ahmed Jarraya. C'était le 23 mai 2017, lorsque son père a été arrêté lors de la "guerre contre la corruption" menée par l'ancien Premier ministre Youssef Chahed. "Des dizaines de personnes ont débarqué et ont tout pris : les maisons, les appartements, les voitures, les comptes en banque, les sociétés... Il ne reste que cette maison qui était au nom de ma mère", décrit ce Tunisien de 22 ans, assis sur le canapé d'un des trois salons de sa résidence des Berges du lac. Cette banlieue chic de Tunis est une succession d'avenues bordées de palmiers et de villas cachées par de hauts portails. Un homme à la stature imposante, veste en cuir et jean foncé, veille à l'écart. "Ahmed est mon ami", pose-t-il, sibyllin.
Ahmed n'est pas le fils de n'importe qui. Son père Chafik Jarraya comptait parmi les plus grandes fortunes du pays avant la chute de Ben Ali. L'histoire officielle raconte que "Chafik banane" – comme le surnomment les Tunisiens – a commencé à vendre des fruits à Sfax avant de faire fortune dans l'agroalimentaire dans des circonstances peu claires. "Mon père ne m'a jamais raconté comment il a réussi et monté ses affaires, mais je sais qu'il est parti de rien", assure Ahmed, qui le qualifie de "héros".
Enfant, Ahmed étudie dans les meilleures écoles du pays et passe ses vacances aux quatre coins du monde. "Barcelone l'hiver, Paris, Kuala Lampur, l'Italie et la Turquie souvent", énumère-t-il. Il touche à tous les sports : basket, foot volleyball et natation... Du personnel accompagne sa famille partout. Au lycée, il fréquente les fils et filles de tout ce que la Tunisie compte d'hommes d'affaires et de politiques influents. La famille Ben Ali n'est jamais loin. "Ils ne sont pas tous méchants", glisse-t-il entre deux cigarettes. Quand ils sortent à Hammamet, il paye tout. "J'avais des centaines d'amis, mon téléphone sonnait tout le temps. Aujourd'hui, je n'en ai plus que trois", dit-il, désabusé.
Depuis, Ahmed vit à l'écart avec sa mère et ses trois frères et sœurs dans une immense demeure en marbre. Il sait que les grandes familles comme la sienne, qui ont détenu ou dirigent toujours les principales institutions et entreprises du pays, ne sont plus intouchables aux yeux du peuple et doivent se faire discrètes. Cette mise au ban l'a fait réfléchir et donné envie de sortir de son milieu, assure-t-il.
"Après l'arrestation de mon père, j'ai eu envie de rencontrer le peuple. Je suis allé à Cité Ettadhamen [une banlieue populaire de Tunis], j'ai fréquenté des gens qui n'avaient rien, qui souffraient, qui travaillaient au jour le jour."
Ahmed Jarrayaà franceinfo
Malgré sa volonté de se rapprocher du peuple, ses privilèges n'ont pas disparu. "Quand les policiers m'arrêtent et voient que je suis le fils Jarraya, ils demandent des nouvelles de mon père, ils me laissent passer", s'amuse-t-il, quand d'autres dénoncent la répression de la police dans cette même cité, rappelle Middle East Eye. Sur l'explication de cette différence de traitement, il esquive. "Je ne suis pas Kaïs Saïed [le président tunisien] non plus !" Avant de glisser, placide : "Ce que je voudrais, c'est m'impliquer en politique pour donner du travail aux jeunes. Il n'y a rien pour eux, c'est normal qu'ils soient mécontents." Comment ? Il ne sait pas encore, mais il étudie le droit pour pouvoir changer la Tunisie. Son premier objectif est déjà trouvé : "Je vais porter plainte contre l'Etat, les chefs de gouvernement, les ministres... Tous ceux qui nous ont traités comme des traîtres vont payer."
"La jeunesse actuelle a grandi avec la liberté d'expression"
"C'est encore des grandes familles tunisiennes qui contrôlent l'économie", critique de son côté Louay Cherni, dans sa chambre transformée en studio. Depuis un an, ce Tunisois de 25 ans produit des vidéos sur sa chaîne YouTube "Must Last" et pour le média indépendant Nawaat. En cinq minutes, il décrypte aussi bien les blocages institutionnels de l'Assemblée que le conflit en Libye. Il s'inspire des vidéos des médias américains Vox et Vice. "J'utilise aussi TikTok, Facebook, Instagram. J'essaye d'avoir un ton drôle et d'être accessible à tous", explique Louay, veste en jean sur les épaules.
Louay a grandi avec la politique. Son père, ingénieur à l'hôpital militaire de Tunis, a toujours été dans l'opposition sous Ben Ali. "Il avait des réunions clandestines la nuit et j'ai appris qu'il était surveillé par la police", raconte-t-il. Après la chute de Ben Ali, il fut l'un des fondateurs du Front populaire tunisien, une coalition de gauche. Pour ses études en 2014, Louay s'est d'abord tourné vers l'architecture avant d'obtenir une bourse pour étudier les sciences politiques aux Etats-Unis en 2017, où il s'intéresse à Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez. En rentrant en Tunisie, il constate que les jeunes se détournent de la politique traditionnelle et que rares sont les médias à s'adresser à eux.
"Les journaux traditionnels dénigrent les manifestations des jeunes. Ils ne font jamais venir des sociologues pour expliquer leurs problèmes, mais des politiques qui donnent leur avis."
Louay Chernià franceinfo
Pour le youtubeur, sa génération est surtout fatiguée des querelles entre la dizaine de formations qui composent l'Assemblée. Les courants les plus opposés y sont représentés : des islamistes d'Ennahdha au Parti destourien libre, dirigée par une ancienne ministre de Ben Ali. "Après la révolution, on a réussi à avoir une nouvelle Constitution, des élections libres... Mais les partis se font la guerre. Je le ressens sur mon travail. Si j'en critique un, ses soutiens essayent de bloquer mes vidéos", illustre-t-il. Autre signe de cette désaffection pour les institutions, lors de la présidentielle de 2019, la jeunesse a voté à une écrasante majorité pour Kaïs Saïed, un professeur de droit constitutionnel sans étiquette, aujourd'hui président.
Face à ces blocages, "la nouvelle génération se tourne vers d'autres enjeux davantage liées aux libertés individuelles", estime le vidéaste. Le 6 février, il a participé à un rassemblement en hommage à Chokri Belaïd, tué en 2013, où se mélangeaient militants LGBTQI+, féministes, contre les violences policières et pour la légalisation du cannabis. "La jeunesse actuelle n'a presque pas connu la dictature et a grandi avec la liberté d'expression. Elle voit que la lutte des révolutionnaires de 2011 n'a pas porté ses fruits et elle est en colère. Elle ne compte plus se laisser faire."
"On a réussi à mettre les luttes LGBT à l'agenda politique"
Les luttes portées par la jeunesse ne partent toutefois pas de zéro. "Il y avait déjà des activistes lesbiennes et gay sous la dictature, mais ils devaient se cacher. Leur stratégie était différente, elle passait par des actes moins visibles, comme économiser de l'argent pour payer l'avocat d'une personne en prison", explique Khawla Bouaziz, secrétaire générale de l'association tunisienne Mawjoudin We Exist. Depuis 2015, ce collectif se bat pour les droits des personnes LGBTQI+ en leur apportant un soutien psychologique et judiciaire. "On organise aussi des ateliers pour échanger sur le vécu, l'identité... L'idée est de trouver un espace où l'on se sent en sécurité", poursuit la Tunisienne de 21 ans.
Selon l'article 230 du Code pénal, rédigé en 1913 alors que la Tunisie était sous protectorat français, l'homosexualité est criminalisée dans le pays. En juin 2020, deux hommes ont été condamnés à un an de prison pour "sodomie" à Kef après que la police a tenté de les soumettre à un test anal censé prouver leur homosexualité. "La loi est floue. L'homosexualité d'une personne dépend de l'appréciation de la police ou du juge et on ne sait jamais à quoi s'attendre, c'est compliqué pour notre travail", rajoute Khawla.
Une autre fois, un homme a été arrêté après que des robes ont été trouvées chez lui. "Le juge a estimé qu'il n'avait pas la preuve d'un 'acte' alors la personne n'a eu 'que' quelques mois de prison", poursuit celle qui se définit comme queer (qui ne se sent pas appartenir à un genre défini). Depuis l'entrée en vigueur d'une nouvelle Constitution en 2014, Khawla se bat pour que l'article 230 soit reconnu comme anticonstitutionnel. "La Constitution dit clairement que chaque personne a le droit à la protection de sa vie privée, l'intégrité physique et la dignité humaine, ce qui est contraire à l'article 230", juge-t-elle.
Khawla n'a jamais été menacée personnellement. Sans doute parce que "les policiers s'en prennent surtout aux hommes qui ne répondent pas aux normes de l'hétérosexualité car ils se sentent menacés dans leur propre masculinité", décrit celle qui a exploré sa fibre féministe à l'adolescence, par les poèmes et les lectures.
"C'est en lisant la féministe égyptienne Nawal el Saadawi que j'ai vraiment compris le patriarcat et que je me suis engagée."
Khawla Bouazizà franceinfo
Aujourd'hui, elle sait que la lutte LGBT est loin d'être une priorité pour tous les Tunisiens. "L'ancienne génération ne comprend pas les liens entre la pauvreté, le chômage et les discriminations de genre. Mais nous c'est différent. Avec les réseaux sociaux, on a réussi à mettre les luttes LGBT à l'agenda politique." Elle pense qu'il faudra attendre encore quelques années avant que sa génération n'accède au pouvoir, si l'actuelle accepte de lui laisser la place. "Il n'y a pas de retour en arrière. On est sorti du silence et plus personne ne peut nous ignorer."
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