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Télé publique tunisienne: fini la censure, fini les pressions?

Malgré la crise, malgré les attentats, la Tunisie tente de construire peu à peu un système démocratique. Laboratoire de cette construction, la télévision publique. Cette institution, qui fut en son temps un pilier de la dictature, s’efforce de construire un instrument adapté aux nouvelles réalités du pays. Enquête réalisée le 24 juin 2015, deux jours avant le drame de Sousse.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le siège de la télévision nationale tunisienne à Tunis le 24 juin 2015 (FTV)

La directrice de la chaîne nationale 2, Chadia Khedir, visionne et revisionne un passage précis d’un programme culturel où un chanteur connu entonne une chanson très critique vis-à-vis du pouvoir. «Vous avez là devant les yeux un cas d’école», raconte-t-elle. «Ce chanteur utilise un mot qui, dans le nord de la Tunisie, ne pose aucun problème. Mais dans le sud, ce mot, qui signifie à peu près ‘‘queue de chien’’, risque d’être mal compris. Dans ce genre de situation, on est vite a ccusé de toutes sortes de choses. Nous devons tenir compte du poids des traditions. Il ne s’agit pas de choquer.»
 
Mais pour elle, pas question de faire sauter le terme litigieux sans se concerter avec le producteur du programme. «Je n’aime pas la censure. Je sais ce que c’est : j’ai travaillé pendant 18 ans comme journaliste culture sur la première chaîne. Dans cette affaire, je veux que les choses se passent bien. C’est par ce biais que l’on peut instaurer de nouvelles conditions démocratiques». Arrive le producteur qui dit «oui» sans hésiter à la suggestion de la directrice d’enlever le fameux mot. Affaire classée.
 

Chadia Khedir, directrice de la chaîne nationale 2, dans son bureau le 24 juin 2015 (FTV)

Une belle anecdote, très significative de la télévision tunisienne post-révolutionnaire, où le mot «censure» rime avec «dictature» de Ben Ali, quand le pouvoir disposait des médias comme bon lui semblait. Un informaticien se souvient ainsi d’un incident avant la diffusion d’un sujet sur le président. «Le conducteur s’est bloqué. Le rédacteur en chef est devenu vert de rage. Il a alors commencé à secouer par la chemise le présentateur du JT qui n’y pouvait rien !»

Et puis, les verrous ont sauté avec la révolution. «Après 2011, on a un peu souffert. Du jour au lendemain, on s’est retrouvé dans le vide», raconte Hammadi Ghidaoui, rédacteur en chef des infos de la chaîne nationale 1. Il a donc fallu s’adapter au jour le jour et apprendre à déterminer soi-même une ligne éditoriale indépendante.

Pressions ou pas pressions ?
Alors, fini aujourd’hui la censure ? «Il n’y a plus de pressions du pouvoir», assure Chadia Khedir, nommée par le PDG de la télévision, lui-même choisi par la Haica, la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle. Le son de cloche est un peu différent sur la chaîne 1. «Nous sommes confrontés à des ingérences soft. Il peut par exemple s’agir d’un coup de téléphone amical de la part d’un conseiller de la présidence qui va nous demander si nous allons passer le discours du président, à quelle place», rapporte Hammadi Ghidaoui.

«Il n’y a pas de censure», confirment des rédacteurs rencontrés dans les couloirs de la télévision. «On subit effectivement des pressions du pouvoir et de la société civile. Mais on s’en fout ! Aujourd’hui, le plus difficile, ce sont les traditions de la société. Il y a des sujets tabous comme la drogue ou les clandestins. Dans le même temps, on a encore peur de l’autorité». De fait, la société tunisienne est souvent décrite comme conservatrice. «Les gens n’aiment pas trop le changement. Gérer les mentalités n’est pas une chose facile», observe Chadia Khedir.

Dans la newsroom de la chaîne nationale 1 le 24 juin 2015... (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

Certains vont jusqu’à dire qu’on serait passé d’un extrême à l’autre. «Avant, la présidence avait un accès direct à tous les organismes de presse. Aujourd’hui, elle a du mal à faire passer ses informations à la télévision publique. Par principe, certains responsables refusent de les diffuser et les relèguent en 6 ou 7e rang des titres du JT, uniquement parce qu’elles viennent du palais du président tunisien. Et peu importe si elles sont importantes… Et quand il veut délivrer un message, le chef de l’Etat doit passe par la concurrence privée ! La télé ne montre plus à l’antenne que les misères du pays. On ne parle absolument pas des quelque choses réalisées depuis 2011», raconte un témoin à la critique acerbe.
 
A entendre ce témoin, «on n’est pas encore arrivé à l’équilibre» à la télé nationale. Les syndicats auraient carrément «pris le pouvoir». A tel point que l’on serait «passé d’une dictature politique à une dictature syndicale». Pour autant, ces affirmations ne sont pas confirmées ailleurs.
 
Du professionnalisme avant toute chose
«Heureusement que les syndicats ont su résister !», expliquent les journalistes cités plus haut. «Il est bon qu’il y ait des contre-pouvoirs comme les syndicats», commente de son côté, prudente, la directrice de la chaîne nationale 2. «C’est vrai, il y a parfois des dérapages. Mais nous sommes en train d’apprendre la démocratie. Aujourd’hui, notre mission est de rendre les gens responsables et de les accompagner dans cet apprentissage.» La chaîne, qui possède un effectif de 36 personnes (dont huit journalistes), parfois décrite comme un «parent pauvre» de la télé publique par rapport à la première, a désormais une vocation culturelle. «Il n’y a pas mieux que la culture pour combattre le terrorisme. Notre objectif est qu’il y ait de nombreux programmes pour apprendre aux gens à écouter et à se parler», explique la directrice.
 
Un objectif désormais : être «professionnel pour refléter ce qui se passe», observe Chadia Khedir. A chaque fois, «nous devons nous demander quelle valeur représente une information ou un programme pour le citoyen. C’est un apprentissage très difficile qui exige beaucoup de patience et de savoir-faire.»

Dans une salle de montage de la chaîne nationale tunisienne le 24 juin 2015... (FTV)

Exemple de professionnalisme : la couverture de l’attentat au musée du Bardo, le 18 mars 2015. Sitôt connue la nouvelle de l’attaque en fin de matinée, les deux chaînes ont assuré une diffusion commune. La télé, disposait déjà d’une équipe sur place pour les travaux de l’Assemblée, voisine du musée. Celle-ci a pu filmer très tôt des images de l’attaque.
 
«Nous avons regardé ces images brutes pour voir si elles ne présentaient rien de choquant. La décision a été alors prise de ne pas priver le citoyen de son droit d’information. Et nous les avons diffusées» dès le début de l’après-midi, raconte la directrice de la seconde chaîne. Des images qui ont fait le tour du monde. «Nous devenons ainsi une source d’informations. Avant, nous avions l’habitude de suivre les grandes chaînes internationales. Cette fois, les rôles se sont inversées !», ajoute, fièrement, Mme Khedir.

Lire aussi: La préparation du JT à l'heure du ramadan dans le blog de Laurent Ribadeau Dumas

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