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Tunisie: le patrimoine n'est pas au mieux de sa forme
La Tunisie, qui a vu passer sur son territoire de multiples peuples et conquérants, est un pays très riche en matière de patrimoine, notamment archéologique. Un patrimoine pillé sous Ben Ali et quelque peu mis à mal sous et après la révolution. Aujourd’hui, pillages et trafics semblent se poursuivre. Mais ils n’expliquent pas à eux seuls la situation problématique des richesses du passé. Enquête.
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«Ce pays, c’était un peu la Suisse de l’Occident romain», explique Houcine Jaïdi, professeur à l’université de Tunis. Une région très riche, devenue l’un des greniers à blé de l’Empire. Des richesses qui, tout au long de 3000 ans d’Histoire, ont attiré nombre de visiteurs et/ou envahisseurs : «Il y a notamment eu les Numides, les Phénico-puniques, les Vandales, les Byzantins, les Arabo-musulmans, les Turcs, les Andalous, les Italiens, les Maltais, les Français», recense l’universitaire.
Ces visiteurs ont laissé des traces : on cite ainsi parfois aujourd’hui le chiffre de quelque… 40.000 sites archéologiques et historiques en Tunisie! Sept d’entre eux sont classés au Patrimoine mondial de l’Unesco. Evidemment, aujourd’hui, une telle profusion attire. Et aiguise les appétits des collectionneurs et des pilleurs.
Avant notre enquête, des spécialistes français avaient prévenu qu’il n’est pas forcément facile de travailler sur le dossier. Notamment en raison de l’implication d’archéologues avec l’ancien régime... Lien de cause à effet ? L’Institut national du patrimoine (INP), qui gère l’archéologie en Tunisie, n’a pas donné suite à nos demandes répétées d’entretiens. Autre preuve : en 2012, le journaliste Sami Badreddine a réalisé une remarquable enquête sur la situation du patrimoine tunisien pour son employeur de l’époque, l’agence de presse TAP. Enquête censurée de fait et qui fut finalement publiée par le site Nawaat. «Le sujet est une patate chaude», conclut aujourd’hui celui qui a abandonné le journalisme et est devenu coordinateur de projet «média et sécurité» dans une ONG à Tunis.
Trafics et pillages
A l’époque de la dictature, «le trafic d’objets anciens était tenu par la famille de Ben Ali», constate Sami Badreddine. L’Institut national du patrimoine était alors à ses ordres : des dizaines d’objets portant le tampon INP ont d’ailleurs été retrouvés chez le dictateur. Et ce n’est pas un hasard si en janvier 2012, l’ancien directeur de l’Institut Mohamed Béji Ben Mami a été condamné à quatre ans de prison pour trafic de pièces archéologiques. Un gendre de Ben Ali, Sakhr el-Materi a, lui, écopé de cinq ans et demi d'incarcération.
Bilan : plusieurs trésors ont disparu des collections publiques. Parmi eux : des mosaïques, des sculptures, des bijoux antiques, des pages du Coran bleu, pièce unique de l’art musulman.
Mais apparemment, la cupidité n’était pas le seul moteur de ces collectionneurs un peu particuliers. Ils aimaient s’entourer d’objets anciens. «Histoire de montrer qu’ils étaient cultivés, de faire valoir leur statut de nouveaux riches», précise l’ancien journaliste.
Autre «spécialité» du clan Ben Ali : le déclassement, à des fins spéculatives, de terrains situés dans des zones protégées par l’Unesco, comme à Carthage, dans la banlieue de Tunis.
La révolution a mis fin aux méfaits du clan Ben Ali. Mais dans la période qui a suivi, pillages et trafics seraient alors passés entre les mains d’«hommes d’affaires possédant des complicités à l’étranger». «Cela a alors été l’explosion. Ainsi, dans les mois qui ont suivi la chute de la dictature, on estimait entre 30 et 50 par mois le nombre de fouilles sauvages entreprises dans le pays», affirme aujourd’hui Sami Badreddine. Dans le même temps, des dizaines de monuments soufis, des zaouias, mausolées abritant les sépultures de saints, ont été profanés. Près de la moitié auraient été entièrement détruits. Accusés : des groupuscules salafistes.
Les nouvelles autorités ont été accusées de ne rien faire pour protéger ces monuments. En matière de trafics, pourtant, elles ne sont pas restées inactives. Le code du patrimoine a été réformé pour mieux les réprimer. Et entre 2011 et 2016, quelque 4000 pièces auraient été saisies par les services de lutte compétents. Dans le même temps, le gouvernement a cherché à faire bloquer des ventes à l’étranger d’objets sortis illégalement du pays.
Pour autant, les trafics n’ont pas cessé. «On peut penser qu’ils se concentrent dans le sud et l’ouest du pays, là où fleurissent la contrebande et le terrorisme», note Houcine Jaïdi. Mais il ajoute : «On n’est pas dans un scénario à l’irakienne ou à la syrienne». En clair, les pillages en Tunisie ne connaissent pas l’ampleur de ceux qui se déroulent dans ces deux pays ravagés par la guerre.
Problème structurel
«La question des pillages ne doit pas cacher le reste», martèle Houcine Jaïdi. De fait, l’universitaire et l’ancien journaliste insistent sur le fait que le problème du patrimoine tunisien est d’abord un problème «structurel» et de «gouvernance».
A titre anecdotique, Houcine Jaïdi ironise sur «ces musées qui ferment en été à 16h30». Tant pis pour les visiteurs ! Mais au-delà de l’anecdote, il dénonce, dans un article au vitriol publié par leaders.com, la «gestion scandaleuse» du musée emblématique de Carthage. Lequel est souvent présenté comme «la future grande vitrine de l’archéologie tunisienne». Le site, classé au Patrimoine mondial de l’Unesco, a «connu, depuis une dizaine d’années, une dégradation accélérée», observe-t-il.
Pourtant, ce ne sont pas les compétences scientifiques qui manquent : «Les études archéologiques tunisiennes sont reconnues au niveau international», constate le professeur de la faculté de Tunis. Mais le problème est qu’en plus de leurs missions scientifiques, les chercheurs, regroupés notamment à l’Institut national du patrimoine, gèrent souvent sites et musées, une tâche pour laquelle ils n’ont pas été formés. Une gestion qui ferait souvent défaut…
En Tunisie, le patrimoine, qui dépend du ministère de la Culture, est confié à deux structures : l’INP et l'Agence de mise en valeur du patrimoine et de promotion culturelle (AMVPPC). Le premier est le responsable scientifique des musées et des sites. Le second entretient les lieux. Et encaisse l’argent des entrées et des produits dérivés (7 millions d’euros en 2010, selon Jeune Afrique).
Cela pose parfois «un problème de fonctionnement des institutions et d’articulation entre elles», observe Houcine Jaïdi. Autrement dit, la cohabitation des deux structures est problématique.
Manque de moyens
A cela se greffe évidemment le manque de moyens qui aboutit, parfois, à des situations ubuesques. Lors de son enquête, Sami Badreddine a ainsi constaté que certains sites de fouilles n’étaient surveillés que par un unique gardien, mal payé. Motif : une circulaire stipulait que pour des raisons budgétaires, on ne pouvait en embaucher qu’un seul par site. Ce qui laissait aux pilleurs le loisir d’opérer le jour ou la nuit quand il n’y avait pas de surveillance… Le manque de moyens se traduit aussi par un retard en matière de recensement numérique des objets dans les collections publiques. Ce qui peut faciliter des disparitions d’objets.
Dans le même temps, «la titularisation par l’INP des personnels contractuels a considérablement augmenté la masse salariale de l’Institut. Dans ce contexte, celui-ci n’a plus forcément les moyens de sa politique», note Denis Lesage, architecte du patrimoine, qui a été directeur technique de l'agence d'exécution du ministère de la Culture chargée du projet de restructuration des musées tunisiens (financé par la Banque mondiale).
Pour autant, certains observateurs vous expliqueront discrètement que ce sont pas forcément toujours les moyens qui manquent. Ce qu’observe, à mi-mot, Houcine Jaïdi dans son article de leaders.com en évoquant un corps des conservateurs du patrimoine «hypertrophié et oisif»…
Y a-t-il une volonté politique ?
Au-delà, l’autre gros problème, c’est sans doute «le manque de vision à moyen et long terme», constate l’universitaire. En clair, le ministère de la Culture, donc le pouvoir politique, donnerait l’impression que le patrimoine lui est étranger.
«Les pouvoirs publics n’ont pas compris que le retard en matière de mise en valeur des sites et des musées se traduit pas un manque à gagner, notamment pour les régions défavorisées du centre du pays», pense Houcine Jaïdi. Des régions où le patrimoine, notamment archéologique, est d’une grande richesse. Mais qui n’est absolument pas exploité pour le tourisme. Et l'enseignant de dénoncer «l’aveuglement» du pouvoir.
Le patrimoine comme outil de développement économique ? Géopolis a posé la question au ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale, Yassine Brahim. Sa réponse : «C’est vrai, il est de grande valeur. Mais des sites, il y en a partout dans tout le pays !» Somme toute, un symbole de cette Tunisie où il y a tellement de réformes à entreprendre.
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