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Génocide arménien : "Son éducation a consisté à jouer parmi les cadavres"

A l'occasion du centenaire du génocide arménien, de nombreux internautes ont partagé avec nous l'histoire de leur famille. Voici quelques-uns de ces témoignages.

Article rédigé par Thomas Baïetto
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Des réfugiés arméniens attendent d'être évacués vers l'Egypte, en septembre 1915 sur une plage de Turquie. (HISTORIAL DE PÉRONNE / AFP)

Les rafles, les massacres, la déportation vers le désert syrien, l'exil en France... A l'occasion des commémorations du génocide des Arméniens, vendredi 24 avril, francetv info a lancé un appel à témoignages aux descendants des victimes de ce massacre, pour qu'ils nous racontent l'histoire de leur famille.

Voici quelques-uns de leurs émouvants récits, recueillis via notre appel, parfois précisés par des échanges d'e-mails et quelques coups de téléphone.

"Son éducation a consisté à jouer parmi les cadavres"

Hélène nous a raconté la vie de sa grand-mère, qui avait "entre 5 et 7 ans" au moment du génocide.

"Elle était fille d'instituteur. Ses grandes sœurs avaient reçu une certaine éducation, mais la sienne a consisté à jouer parmi les cadavres. Elle y récupérait des boutons et des pans de tissu pour habiller sa poupée. Sa poupée, c'est la seule chose qu'elle prendra sous son bras, quelques années plus tard, pour ses 13 ans, quand sa famille la mariera à mon grand-père, qui en avait 19.

Un autre cauchemar, pour une enfance gâchée, ravagée, celle d'une femme qui ne saura ni lire ni écrire, la seule de sa famille... Mais qui aura eu la chance d'être une survivante. Venue en France avant la seconde guerre mondiale, parce qu'elle avait peur que ça recommence, Diguine ne parlera jamais l'arménien hors de la maison. Un baragouin de français, et le turc dans les magasins arméniens d'Issy-les-Moulineaux. Une vie où la peur ne s'effacera jamais de son esprit."

"Ses parents sont morts d'épuisement"

Samuel revient sur l'histoire de sa mère, une "survivante du génocide" décédée en 2014. Elle était née à Marache (Turquie), en 1912, dans une région brièvement contrôlée par la France à la fin de la première guerre mondiale.

"Lors de la déportation des Arméniens de Marache, son père, qui se privait de nourriture pour nourrir sa nombreuse famille, est mort d'épuisement, abandonné au bord de la route. Puis ce fut sa mère, qui succomba pour les mêmes causes, également abandonnée au bord de la route. Son jeune frère, que sa mère allaitait, mourut à son tour, privé d'allaitement.

Puis ma mère, âgée de 3 ans, tomba, atteinte du choléra. Inanimée, elle fut abandonnée pour morte au bord de la route. Le convoi poursuivant son chemin, l'un de ses oncles entendit son dernier cri de sursaut pour s'accrocher à la vie. Il revint sur ses pas pour la sauver. Après des séjours dans divers camps en Syrie jusqu'en Palestine, la famille fut rapatriée à Marache par l'armée française, mais elle dut à nouveau fuir après l'abandon de la Cilicie par la France."

"Nous disparûmes sous les corps de mes parents"

Dzovinar rapporte le témoignage de la belle-mère de sa mère, née à Konya (Turquie) "en 1899 ou 1900" dans une famille de trois enfants, et rescapée des massacres.

"Si nous vivions chichement, notre sort n'était pas malheureux. Jusqu'à ce terrible jour où des soldats, faisant irruption avec fracas dans notre maison, nous en ont brutalement fait sortir. Leur visage était barbouillé de sang, celui des victimes déjà exécutées, un sang qu'ils exhibaient tel un trophée de leurs immondes besognes. Ils ont tué mes parents, distribuant leurs coups aveuglément, de telle sorte que leurs corps, en s'abattant sur nous – mon petit frère et moi – furent le rempart qui nous cacha aux yeux des barbares. Nous disparûmes sous leur corps, mais j'eus le temps de voir avec épouvante celui de ma sœur aînée tranché en deux, à la taille.

Koarig, la belle-mère de la mère de Dzovinar (en haut à gauche), photographiée en 1926 ou 1927. (DR)

Lorsqu'ils s'éloignèrent, leurs macabres besognes accomplies, mon frère et moi émergeâmes de dessous les cadavres de nos pauvres parents. Nous avons erré par les rues, et quand nous aperçûmes la cohorte des Arméniens qui fuyaient en emportant ce qu'ils pouvaient, nous nous joignîmes à eux. Ce que fut notre existence sur ce chemin de l'exil est impossible à décrire. La faim, la soif, l'effroi, l'humiliation, une inhumaine fatigue, furent notre quotidien. La constitution de mon petit frère n'y résista pas et il mourut."

"Elle rapporta la tête de son mari en hurlant au village"

Médecin en Suisse, Edouard partage le témoignage de son grand-père paternel, qui vivait dans une région à l'est d'Ankara (Turquie).

"Je suis d'origine arménienne à 100%. Je peux narrer l'histoire de mon grand-père paternel, dont la famille vivait près de Yozgat. Tous les hommes du village furent attachés et sortis du village. Une femme les suivit de loin pour voir avec horreur que tous furent décapités. Elle rapporta la tête de son mari en hurlant dans le village.

Peu après, tous les enfants et les femmes furent parqués dans l'église. Puis, on y mit le feu. La mère de mon grand-père parvint à le hisser par une lucarne, et il s'enfuit. Là, il a été recueilli par une voisine turque qui le cacha durant des jours dans un tas d'ordures. Enfin, il fut recueilli par des sauveteurs français."

"La seule chose qui dépassait, c'était un doigt
avec la chevalière de son père"

C'est après avoir vu la série Holocauste sur Antenne 2, en 1979, que Sylvie a demandé à sa grand-mère maternelle de lui raconter comment sa famille avait traversé cette période.

"Elle m'a raconté l'histoire de mon grand-père. Son père était chef d'un village, au nord de Constantinople. Ils avaient des chevaux, une vie agréable. Je ne sais pas pour quelle raison, mais mon grand-père n’était pas là au moment du massacre. Sa mère a été tuée, sa sœur enlevée, son père enterré vivant. La seule chose qui dépassait, c’était un doigt avec sa chevalière. C’est comme cela qu’il a su que son père était bien mort. 

Il était le seul rescapé avec son frère. Un Turc les a sauvés. Il faut savoir qu'avant, les différentes communautés se côtoyaient sans haine. Ce sont des choses que ma grand-mère n'a pas vécu personnellement, puisque ses parents ont fui la Turquie pour la Grèce, au moment des premiers massacres de 1894-1896. Elle disait qu’elle avait eu extrêmement de chance, que son père avait eu le nez fin. Ils n’ont rien perdu dans cette lignée-là, si ce n'est leur fortune."

 "L'une de mes grand-mères a été sauvée par un Turc"

Rose-Marie nous a envoyé ses notes sur l'histoire de ses grands-parents, des gens illettrés, "qui n'ont pas laissé trop de traces de cette histoire si douloureuse qu'ils n'ont eu de cesse d'enfouir et d'oublier". Nous avons sélectionné un passage du récit de sa grand-mère, Nazéli, née en 1907 à Govdun, une banlieue de Sébastia (Turquie).

"Sa famille est elle aussi décimée, et Nazéli prend les chemins de la déportation. Elle devient tatouée au menton, signe de sévices subis par les Turcs. Alors qu'elle se retrouve à Alep [une ville qui se trouve en Syrie, une province de l'Empire ottoman] vers 10-11 ans, deux gendarmes, qui ont dû remarquer ses tatouages, la prennent en chasse dans les ruelles de la ville.

La jeune rescapée Nazéli, en haut au centre, photographiée en France en 1926. ( DR )

Elle s’engouffre dans une maison. La vieille dame lui recommande de monter l’échelle pour aller se réfugier dans le grenier. Arrivés sur ses traces, les gendarmes interrogent la vieille dame, qui assure n’avoir vu personne. A la vue de l’escalier menant au grenier, ils hésitent et la dame leur propose même de monter pour s’assurer qu’il n’y a personne. Cette proposition les décourage, et sauve la vie de Nazéli. Elle est alors recueillie dans un orphelinat à Alep, et sera envoyée d’abord à Marseille puis dans la région lyonnaise".

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