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Pakistan: le mausolée qui célèbre le meurtrier d’un gouverneur
Des cérémonies ont été organisées du 27 février au 1er mars 2016 dans un mausolée de Bara Haku, quartier en bordure de la capitale Islamabad, autour d’une tombe fleurie de roses à la gloire d’un assassin. En l’occurrence, le meurtrier d’un gouverneur, devenu un héros aux yeux des islamistes pakistanais. Une affaire qui cristallise toutes les contradictions du Pakistan.
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Le tombeau de marbre blanc, surmonté de quatre minarets effilés et d'un dôme carrelé de vert, abrite la dépouille de Mumtaz Qadri. Ce dernier fut le garde du corps du gouverneur de la province du Pendjab, Salman Taseer. Début 2011, il avait abattu son patron de 27 balles. Motif: ce dernier, favorable à une révision de la loi sur le blasphème, avait soutenu Asia Bibi, une chrétienne condamnée à mort précisément pour blasphème. Mumtaz Qadri a été pendu le 29 février 2016.
L'exécution de l’ancien garde du corps a suscité une gigantesque vague de protestations chez les islamistes pakistanais. Ces derniers ont marqué le premier anniversaire de la mort de Mumtaz Qadri par un «urs», une cérémonie comme celles qui honorent les saints soufis au Pakistan. Des dignitaires religieux ont également animé une conférence sur le «sacrifice» de Qadri.
Le gouvernement du Pakistan a fait preuve d'une détermination inattendue en appliquant la sentence contre Qadri. Mais il n'a en revanche rien fait pour empêcher la construction du sanctuaire à sa gloire. Et il ne s'est pas ouvertement opposé à ces commémorations.
Financé par les donations des partisans, le monument est en cours de construction sur un vaste terrain familial de Bara Kahu. Chaque jour, des dizaines de pèlerins viennent déjà s'y recueillir.
«Les autorités ne nous ont pas posé problème», assure la famille, qui n'entend pas s'arrêter là. Elle veut ainsi installer une école coranique sur le site.
Ambivalence
Une preuve de l’ambivalence du pouvoir pakistanais. Certes, celui-ci peut se targuer de succès militaires contre des groupes rebelles islamistes talibans, notamment au Waziristan, zone frontalière avec l’Afghanistan, bombardée par les drones américains.
Dans le même temps, en 2015, le gouvernement a annoncé un plan d'action national contre l'extrémisme, essentiel pour s’attaquer durablement aux racines du terrorisme. Plan annoncé à la suite d’une sanglante attaque, attribuée par les autorités aux talibans, contre une école militaire à Peshawar (nord-ouest) qui avait fait au moins 141 morts, dont 132 enfants. Les autorités avaient alors décidé de réformer les madrasas (écoles coraniques), «accusées d’être le terreau d’un islam radical», rapporte La Croix.
Pour autant, le plan d’action, n’avance guère, constate l’AFP. Et «l’islam très conservateur (…) continue de progresser chez les classes moyennes inférieures et les populations pauvres», souligne Mujeeb Azzad, spécialiste du terrorisme à l’université Quaïdi Azam d'Islmabad dans La Croix.
Dans ce contexte, s’il dit vouloir lutter contre les radicaux, le parti au pouvoir craint de s’aliéner l’opinion publique. Tout en ayant besoin de la droite religieuse dans sa coalition.
«La volonté du gouvernement est faible»
Il en va de même dans l’affaire du mausolée de Mumtaz Qadri, devenu un héros aux yeux des islamistes. Pas étonnant qu’aucun représentant des administrations pakistanaises ne souhaite s’exprimer sur le sujet. Les partisans de Qadri «ne sont pas une minorité», explique Saif-ul-Mulook, procureur lors de l’un des procès du meurtrier: «Ce n'est pas qu'ils sont forts, mais la volonté du gouvernement est faible. C'est décourageant», estime le procureur.
L'existence du sanctuaire conforte aussi les partisans de la loi sur le blasphème. C'est pour l'avoir critiquée que Salman Taseer a été assassiné. Pour l'expert en islamisme radical Arif Jamal, cité par l’AFP, «la simple existence de ce mausolée finit par donner l'impression que le meurtre de Salman Taseer était en fait une bonne chose».
Le mollah Hanif Qureshi, dont les discours enflammés ont inspiré Qadri, assure que le sanctuaire n'a généré aucune violence. Mais pour Muhammad Noman, coursier de 26 ans venu de Karachi, Qadri est une inspiration. «Il a sacrifié sa vie pour notre foi», lance-t-il. «Que Dieu nous donne des opportunités comme lui pour donner notre vie!»
«Syndrome pakistanais»
Selon Arif Jamal, le sanctuaire est «un effet et une cause de la radicalisation grandissante des barelvis», courant de l'islam longtemps considéré comme pacifique, et désormais tenté de remobiliser ses troupes autour de la question du blasphème. «La béatification de Qadri est très liée au besoin des barelvis, dont il faisait partie, de se réaffirmer face à l'avancée du courant déobandi-wahabite, soutenu par l'Arabie Saoudite», qui alimente les groupes djihadistes, estime l'éditorialiste Pervez Hoodbhoy.
Conclusion du procureur Saif-ul-Mulook: «Rendre hommage à un policier sans aucun bagage religieux, qui n'a fait que tuer un homme qu'il était chargé de protéger, et a été qualifié de terroriste par la plus haute Cour du Pakistan... une société ne peut pas tomber plus bas au niveau moral.» L’affaire du mausolée de Bara Haku cristallise ainsi toutes les contradictions pakistanaises. Ce que le spécialiste français de la région Christophe Jaffrelot appelle, dans l’un de ses ouvrages, le «syndrome pakistanais».
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