COP15 biodiversité : près de Montréal, un poisson unique au monde "menacé par un gros port" sur le Saint-Laurent
Sur les berges du Saint-Laurent, à Contrecœur (Québec), à une cinquantaine de kilomètres de Montréal, un panneau informatif raconte le "combat du chevalier cuivré". Il n'y est pourtant question ni de joutes, ni d'épopées médiévales. Le chevalier en question est un gros poisson de 5 kg et de 70 cm de long, qui n'existe qu'au Québec. Son combat est tristement banal dans un monde bouleversé par les activités humaines. Le chevalier, "première espèce faunique à avoir été désignée" par le gouvernement québécois en 1999, lutte pour sa survie.
Des conseils sont écrits sur le panneau pour que les pêcheurs ne capturent pas accidentellement le noble animal. Les plaisanciers sont invités à réduire la vitesse de leur bateau à l'approche des herbiers, les "véritables garde-manger" de cet amateur de mollusques. Le texte explique aussi qu'on retrouve le Moxostoma hubbsi, son nom scientifique, "dans les secteurs qui ont conservé leur état naturel".
Pourtant, quelques kilomètres en amont, le port de Montréal prévoit de construire un nouveau terminal qui empiète l'espace vital chevalier cuivré. La destruction des milieux naturels constitue l'une des principales causes de la disparition de la biodiversité, une crise majeure qui figure au menu de la COP15 organisée jusqu'au 19 décembre à Montréal.
Un poisson "au bord du gouffre"
La Société pour la nature et les parcs (Snap) du Québec a profité, samedi 10 décembre, de cette actualité pour dénoncer la situation. Sur une pleine page de publicité publiée dans le quotidien Le Devoir, l'ONG regrette que le chevalier cuivré soit aujourd'hui "menacé par un gros port". Pour son directeur général, Alain Branchaud, ce projet met une énième pression sur un poisson "au bord du gouffre", qui ne compterait plus que quelques centaines de spécimens. "Si je te donne un coup de marteau sur la tête, tu vas te retourner et râler. Si je t'en donne un deuxième, tu vas peut-être tomber par terre. Un troisième, tu vas perdre conscience et un quatrième, tu seras mort", décrit celui qui a travaillé sur l'espèce lorsqu'il était biologiste pour l'Etat fédéral. Et le spécialiste de lister ces "coups" successifs subis par le poisson : la pêche commerciale (aujourd'hui interdite), les pesticides, les barrages sur la rivière Richelieu où il se reproduit...
Un avis particulièrement critique (PDF) à propos du nouveau terminal a été rédigé par Alain Branchaud et trois autres scientifiques. Ce poisson a déjà beaucoup régressé, et probablement parce qu'ici, vous avez 26 km de port", explique l''un d'eux, Pierre Dumont, le doigt sur la rive nord du Saint-Laurent, en amont de Contrecœur. L'ichtyologue (spécialiste des poissons) redoute également les conséquences du dragage de la berge, le passage des bateaux – "des bulldozers de 12 mètres" – et le soulèvement de sédiments pollués générés par toute cette activité.
Le port assure que l'impact sera minime
En face, l'administration portuaire de Montréal met en avant l'autorisation obtenue en mars 2021 auprès du ministère de l'Environnement et du Changement climatique du Canada, au terme d'une étude "de cinq ans". Nathalee Loubier, cheffe environnement du projet Contrecœur, assure que tout est fait pour minimiser l'impact sur le poisson, dont seulement 0,003% (un hectare) de l'habitat protégé est concerné. "Le projet a été déplacé un peu plus à l'ouest de notre propriété pour faire de l'évitement", souligne-t-elle.
Surtout, le port mise sur la compensation. Ce principe en vogue chez les entreprises consiste à reconstruire ailleurs ce qu'on a détruit à un endroit. "Nous allons créer de nouveaux herbiers, lancer un programme pour améliorer la qualité de la rivière Richelieu [où le poisson se reproduit], sensibiliser les usagers du fleuve dans le secteur et financer de nouvelles recherches", égrène Nathalee Loubier. Le terminal doit entrer en activité fin 2026.
Ces arguments ne convainquent pas les opposants. "C'est jouer à l'apprenti sorcier. S'il y avait de la place pour d'autres herbiers, le Saint-Laurent les aurait déjà créés", estime Pierre Dumont.
L'ancien fonctionnaire pointe un problème de calendrier : "C'est dans vingt ans que nous saurons si ces mesures de compensation ont fonctionné. Si ça ne marche pas et que le port est construit, on ne pourra pas revenir en arrière." Dans son rapport sur le projet coécrit avec ses collègues, il concluait avec ses collègues : "Nous n’avons pas, dans ce dossier, le luxe de nous tromper".
La mairesse de Contrecœur, Maud Allaire, soutient ce projet, sur lequel elle n'a de toute façon pas de prise. "Je suis une militante de l'écologie, mais je dois aussi penser au développement économique de la ville", justifie-t-elle, en vantant la longue liste des réalisations environnementales de son mandat. Elle rappelle aussi que sa commune de quelque 10 000 habitants est une ville industrielle : le port sera construit dans une zone où se trouvent notamment une usine sidérurgique d'Arcelor Mittal et un premier complexe portuaire.
Un symbole de "la croissance à tout prix"
Alain Branchaud appelle, lui, à renoncer à un "équilibre bidon" entre le développement économique et la protection de la biodiversité. Dans le café où nous le rencontrons, il s'empare d'une serviette en papier, qu'il déchire méthodiquement, moitié par moitié. "Quand on fait 50% pour la nature, 50% pour l'économie à chaque génération, voilà ce qu'il reste à la fin", lance-t-il, un confetti à la main. Avec un collectif d'associations, la Snap Québec a profité de la COP15 pour lancer un appel à changer de systèmes économique et de valeurs. "Le terminal de Contrecœur, c'est le genre de projet auquel il faut tourner le dos, il symbolise la poursuite d'une croissance à tout prix", analyse-t-il.
Malgré l'autorisation du gouvernement fédéral, la Snap Québec n'a pas dit son dernier mot. Le projet doit encore remplir une série de conditions, dont l'obtention d'un permis en vertu de la loi sur les espèces en péril. Les alliés du chevalier cuivré se veulent optimistes. "S'ils donnent le permis, nous irons devant la justice et nous gagnerons", assure Alain Branchaud, déjà victorieux dans d'autres dossiers similaires. La décision est attendue début 2023.
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