Reportage A Dubaï, pendant la COP28, on a essayé de se déplacer à vélo (malgré tous les bâtons dans les roues)

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 12min
Une piste cyclable, à Dubaï, le 9 décembre 2023. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)
Tenter de limiter son bilan carbone pendant la Conférence des Nations unies pour le climat relève du chemin de croix dans une ville "conçue pour et autour de la voiture".

Oui, je sais. Prendre le moyen de transport le plus émetteur en gaz à effet de serre – l'avion – pour couvrir une conférence sur le climat présidée par le PDG d'une compagnie pétrolière, dans une monarchie du Golfe dont la richesse est bâtie sur la consommation sans modération d'énergies fossiles... Je vois bien l'ironie, plantée au milieu de ma démarche, telle Burj Khalifa au milieu de Dubaï. La COP28, qui s'est achevée mardi 12 décembre aux Emirats arabes unis, pose des questions clés. Comment décarboner son quotidien, dans un monde qui n'offre guère d'alternative ? Comment consommer local et éthique sans les réseaux adéquats ? Comment défendre le climat, dans un pays qui bafoue la liberté d'expression ? Comment se déplacer au royaume de la voiture ? Si le site de la COP28 – Expo City – est accessible en métro, je m'interroge en survolant les quartiers de Dubaï dans les wagons aériens impeccables de sa ligne "rouge" ou du haut des gratte-ciel qui logent les négociateurs et observateurs venus du monde entier : la ville est-elle praticable à vélo ?

Des nœuds (autoroutiers) au cerveau

Premier jour, premiers rendez-vous. Sur mon smartphone, Google Maps trace pour moi une belle ligne en pointillé qui devrait longer la mer : il suffit d'aller tout droit sur 26,5 km. L'application me propose toutefois une marche vigoureuse de plus de six heures, mais pas d'itinéraire cyclable. Pourtant, sur la petite place rectangulaire où je me trouve, des vélos en libre-service attendent, bien rangés sur leurs socles vert fluo.

Mon trajet de 26 km entre deux rendez-vous à Dubaï à la COP28. (GOOGLE MAPS)

A Dubaï, la compagnie de transport locale, RTA, a confié à l'entreprise Careem le développement d'une offre de vélos en libre-service. A l'instar des Velib' parisiens, des V'Lille (lillois, donc) ou des Vélo'v lyonnais, les "Careem Bikes" permettent depuis février 2020 de circuler dans Dubaï à vélo électrique avec un abonnement à la journée (pour l'équivalent de 5 euros), au mois ou à l'année. En décembre 2022, ce service qui aurait pu avoir le bon goût de s'appeler "DuBike" revendiquait 2,8 millions de trajets, réalisés à 83% par des résidents. Les Dubaïotes avaient alors évité la dispersion dans l'atmosphère de 912 tonnes de CO2, l'équivalent des émissions de 289 voitures qui roulent pendant un an, selon le site Gulfnews.com.

Pour accompagner cet engouement naissant, la RTA développe de nouvelles infrastructures : comme ce tunnel qui évite d'avoir à traverser l'autoroute, où cette piste pour accéder... à un club de cyclisme. D'ici 2026, le réseau comptera 819 km de pistes (contre 767 à Amsterdam et 1 094 à Paris). Pour l'heure, le site de l'organisme m'apprend que, s'il existe bien des pistes cyclables sur mon trajet (les lignes bleues ci-dessous), elles ne sont pas encore connectées entre elles.

En bleu, les pistes cyclables à Dubaï. (GOOGLE MAPS)

Mais le nœud du problème se trouve ailleurs. Pour gagner cette première piste cyclable qui me permettrait d'avancer d'une dizaine de kilomètres et de découvrir la ville, je dois d'abord traverser un gigantesque échangeur autoroutier.

Dubaï me fait des nœuds au cerveau. (GOOGLE MAPS)

Si mes cheveux étaient dans l'état de ce réseau, je les raserai. Pei(g)née, je marche jusqu'au métro le plus proche, afin de tenir ma promesse d'un voyage le moins carboné possible. En chemin, je constate qu'une belle piste cyclable, impeccable, vide (et non répertoriée sur mes applications) épouse la courbe d'un lac artificiel qui s'étend à ma gauche, dans le calme d'une oasis de verdure protégée des voies rapides par des tours de verre et d'acier. Je la photographie pour la postérité.

Une piste cyclable, à Dubaï, le 28 novembre 2023. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

"C'est possible de circuler à vélo dans certains quartiers, notamment Umm-Suqeim, mais pas vraiment de passer d'un quartier à un autre", m'explique Olivia Bou-Antoun. Cette entrepreneuse française installée à Dubaï depuis neuf ans me reçoit dans le marché de Noël d'une élégante boutique dédiée au bien-être. Autour d'un verre d'eau fraîche, elle résume les contraintes locales.

"Prendre son vélo pour récupérer deux ou trois courses dans son quartier comme on peut le faire dans les villes en France... Ça ne marche pas comme ça ici."

Olivia Bou-Antoun, entrepreneuse française installée à Dubaï

à franceinfo

A la différence des zones reculées de l'Hexagone où les infrastructures manquent (mais pas les initiatives), les rues de la mégalopole émiratie enregistrent régulièrement des températures qui frôlent les 50°C. De mai à octobre, circuler à vélo en journée n'est pas seulement difficile, c'est dangereux.

"Dubaï est différente"

Depuis le pont de la Tolérance qui enjambe tout en souplesse le canal de Dubaï et relie le parc Safa, sur sa rive sud, au quartier d'Al-Wasl, au nord, j'aperçois enfin ses îlots d'immeubles et de résidences piquetés de grues. D'ici, le visiteur devine les quartiers séparés les uns des autres par des 4 à 6 voies. Au loin, la tour Burj Khalifa perce un nuage de particules fines. A hauteur d'humains, Al-Wasl se distingue par sa "marchabilité". "Les familles apprécieront les boulevards piétonniers de style européen qui s'étendent sur plusieurs pâtés de maisons vers Jumeirah", vante le site VisitDubaï.com. Doublée par des cyclistes à mi-pont, je rebrousse chemin et cède à la facilité : rejoindre une route et commander un taxi. Le soleil se couche sur Al-Wasl Road et sa portion cyclable (qui se trouve être aussi sa portion piétonne). Qu'importe, il n'y a à l'horizon ni cycliste ni piéton.

Un homme fait son footing sur le pont de la Tolérance, à quelques foulées d'une belle piste cyclable, à Dubaï. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

"Lorsque nous disons que nous voulons faire de Dubaï la meilleure ville pour pratiquer le vélo d'ici 2040, on nous traite de fous", concède Baharash Bagherian, le sourire facile sous une barbe bien taillée. "Mais si une ville peut opérer une telle transformation, c'est bien Dubaï." Le PDG de URB, architecte de formation et penseur de la cité du futur, reconnaît que la ville, "conçue pour et autour de la voiture", a encore du chemin à parcourir. "On ne peut pas calquer ce qui existe dans les villes européennes", m'explique-t-il. "Dubaï est différente."

"Il ne s'agit pas de construire des pistes cyclables, mais de proposer tout un environnement attractif et plaisant – sécurisé, à l'ombre ou à une température agréable – qui réponde aux besoins des habitants, mais aussi des touristes et des entreprises qui assurent la viabilité économique d'un tel projet."

Baharash Bagherian, architecte

à franceinfo

Son projet, baptisé The Loop ("La Boucle"), entend bien accompagner la transition de Dubaï vers une mobilité durable, indispensable alors que "les données dont nous disposons indiquent que sa population va croître de 3,6 millions à 8 millions en moins d'une quinzaine d'années". A l'horizon 2040, il imagine une boucle de verre climatisée de près de 100 km, pour relier les principaux quartiers du centre, avec espaces verts, commerces et services du quotidien, à l'abri de la fournaise et des pots d'échappement.

Enfin, des "ponts" cyclistes permettront de franchir les dreadlocks autoroutières qui m'ont causé bien des galères. Loin de concurrencer la vision de RTA, le projet 100% privé se voit comme un complément au service public de l'Emirat : parmi les cinq objectifs du plan stratégique 2024-2030 de la régie des transports, publié le 10 décembre, figure celui de rendre accessible en 20 minutes à pied ou à vélo 80% des services quotidiens à la population. "Au-delà de la question de la mobilité et de la soutenabilité, les bénéfices sont multiples", poursuit le PDG de URB. Il parle notamment de "cohésion sociale" : "En se déplaçant en voiture, seul, avec le confort de sa musique et de sa propre climatisation, les habitants de quartiers voisins n'interagissent pas entre eux."

Pédaler dans le vide

Ma quête d'un Dubaï cycliste se poursuit dans le quartier résidentiel de Damac Hills 2, entre d'infinies rangées de petits pavillons identiques en tout point. Surveillé par des agents de sécurité qui se relaient dans un petit local vitré, il est un exemple dubaïote de cette "ville des 20 minutes". Centre commercial, salle de sport, école, restaurants, parc aquatique, terrains de tennis, de foot ou de cricket, circuit de karting, aire de paintball, centre équestre, mosquée, centre de soins... Régulièrement, des petits bolides électriques à deux roues me doublent sur les trottoirs. Et sur les chemins du "compound", on croise même des enfants à bicyclette. Mais sans voiture, ce nouveau quartier aux lignes obsessionnelles est hors de portée, à plusieurs kilomètres des centres (au pluriel) de Dubaï. Un autre trajet en voiture conduit en quelques minutes la piste cyclable d'Al-Qudra : des boucles de 30 à 80 km, à travers un paysage lunaire. La piste cyclable iconique ne mène donc nulle part.

La piste cyclable dans le désert d'Al Qudra, à la sortie de Dubaï (Emirats arabes unis). (GENG ZHANG / GETTY IMAGES)

A Dubaï, la pratique sportive du cyclisme est très populaire. Dès l'aube, des pelotons de Dubaïotes en lycra tracent sur cette improbable bande de bitume au milieu du désert. Et je découvre l'existence d'une foule de pistes, de parcs et de circuits consacrés à ce hobby de courageux, qui se retrouvent (ironie, toujours) dans les boutiques et cyclo-cafés de Motor City. Ce quartier construit autour du Dubaï Autodrome "célèbre la fascination de l'homme moderne pour l'automobile et l'imaginaire qui lui est associé : la liberté de mouvement, le frisson de la vitesse, les lignes épurées d'un design aérodynamique", mais pas les émissions de gaz à effet de serre, liste son développeur, cité dans le Khaleej Times.

Un cyclisme à deux vitesses

Pédaler n'est cependant pas un choix pour tout le monde. "Les expatriés qui ont les moyens disposent de leur propre voiture. Les autres, qui sont des ouvriers ou font plutôt des petits travaux, vont se partager un véhicule pour une famille de plusieurs personnes", m'avait prévenu l'historien Philippe Pétriat, spécialiste du Moyen-Orient contemporain. Je décide donc de visiter le nord de la cité "bling-bling", son historique marché de l'or, son quartier populaire de Deira et enfin ses cyclistes du quotidien.

Des cyclistes et des vélos stationnés dans un quartier de Dubaï, loin des tours clinquantes des centres d'affaires, le 28 novembre 2023. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO.FR)

Les pistes cyclables vides des quartiers d'affaires ont fait place aux trottoirs remplis de piétons et de cyclistes. Ils alternent les pointes sur le bord de la route et le slalom au milieu des voitures et des scooters. Les vélos croisés jusqu'alors, tout de carbone conçus ou dotés de pneus tout terrain, ont disparu au profit de bons vieux biclous résilients, une caisse en plastique sanglée sur le porte-bagage. 

Décidée à ne pas quitter Dubaï sans avoir utilisé de vélo, je cède à la facilité. A Umm Suqeim, le paysage évoque des cartes postales de Californie, avec son sable fin et ses kite surfers. Dans le sable ou le long de la piste, les vélos de toutes tailles attendent que leurs propriétaires les retrouvent, la serviette autour du cou, lunettes de soleil et crème solaire sur le nez. Les Careem Bikes et un distributeur de casque m'appellent, sous le soleil décomplexé d'un samedi matin à 9 heures. 

Une station de vélos en libre-service, à la plage d'Umm Suqeim, à Dubaï, le 9 décembre 2023. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

L'objectif : suivre la piste cyclable depuis la plage jusqu'à la mangrove de Ras Al Khor et son sanctuaire de flamants rose.

Un samedi matin à Dubaï, de la plage d'Umm Suqeim à la réserve naturelle de Ras Al Khor.
En vélo à Dubaï, de la plage d'Umm Suqeim à la réserve naturelle de Ras Al Khor. Un samedi matin à Dubaï, de la plage d'Umm Suqeim à la réserve naturelle de Ras Al Khor. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / ANTONIN BODIGUEL / FRANCEINFO.FR)

En chemin, je croise des familles en maillots de bain, des tours étincelantes, des chantiers sans ombre, des yachts et de curieuses intersections, qui coupent à travers le sable vers de lointains quartiers. Je passe sous des autoroutes tentaculaires et finis par atteindre le parking de la réserve naturelle. A la station de vélos en libre-service, il ne reste qu'une place. Je me gare et marche jusqu'à l'étang. Partout dans le monde, on restaure les mangroves, utiles pour leur capacité à absorber le CO2. Une tâche ici bien trop grande pour cet îlot de calme et de nature niché au beau milieu d'un archipel de béton.

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