De l'Espagne à la Manche, la tomate à l'aube d'une migration inédite, sous l'effet du réchauffement climatique

Les tomates en plein champ, majoritairement destinées à la transformation en sauce ou en conserve, sont les plus exposées aux aléas climatiques. Mais à moyen terme, toutes les cultures de ce légume fruit adoré vont devoir s'adapter, voire déménager.
Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Le changement climatique va bouleverser, dans le sud de l'Europe, mais pas seulement, la production de tomates. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO.FR)

Bien qu'elle soit (souvent) toute rouge dans nos assiettes, la star de l'été craint, elle aussi, les coups de soleil. Locales ou importées du Maroc, d'Espagne ou d'Italie, les tomates décorent les étals français tout au long de l'année, défiant éhontément les règles des saisons. Mais avec le réchauffement climatique, la tomate devient de plus en plus difficile à cultiver dans le sud de l'Europe. Même en France, plusieurs études suggèrent qu'il faudra s'adapter pour continuer à les faire pousser, d'ici vingt, trente ou cinquante ans, comme bien d'autres cultures.

Tomates des champs, des serres, du petit maraîcher ou du grand producteur, préparées en salade ou en sauces... Toutes sont d'une manière ou d'une autre vulnérables aux aléas d'une météo de plus en plus chaotique à mesure que le climat se réchauffe, sous l'effet des gaz à effet de serre émis par les activités humaines. 

Canicules et sécheresses à l'assaut du sud de l'Europe

"Quel que soit le type de culture, la tomate est irriguée", explique François Lecompte, directeur adjoint du laboratoire Plantes et systèmes de cultures horticoles de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). Par conséquent, les territoires frappés par les épisodes de sécheresse à répétition sont les plus vulnérables, selon qu'ils peuvent compter ou non sur la disponibilité de l'eau pour l’irrigation. Côté température, "au-delà de 32-34°C, il y a des problèmes de nouaison [passage de la fleur au fruit], des risques de brûlure des fruits et de nécrose apicale", poursuit le scientifique, qui cite également l'exposition à de nouveaux parasites ou à des maladies, ou encore des pollinisateurs assommés par la chaleur. 

Après un été 2022 justement marqué par ces conditions chaudes et sèches, la production française de tomates destinées au marché du frais avait ainsi baissé de 3 % par rapport à 2021, malgré une augmentation de 7 % des surfaces cultivées. "Tous les bassins de production sont touchés, à des degrés variables", détaillait le rapport annuel de France Agrimer (PDF), rappelant d'ailleurs que plus il fait chaud, plus les Français consomment de tomates. L'été suivant, c'est le sud de l'Europe qui suffoque, de la Grèce à l'Espagne. La production de ces pays souffre à tel point qu'à l'été 2023, des distributeurs espagnols se tournent vers des producteurs belges pour remplir leurs rayons, a expliqué au média flamand VRT News le patron de la coopérative belge BelOrta. "L'Allemagne aussi nous a acheté davantage de tomates parce qu'ils ne pouvaient plus se fournir auprès des cultivateurs espagnols"

En Belgique comme aux Pays-Bas, l'intégralité de la production de tomates se déroule sous serre. La France, elle, dispose d'un modèle mixte : une majeure partie sous serre, destinée à la consommation de tomates fraîches, et une partie en plein champ, dont l'essentiel est transformé, en sauce, en conserve ou encore dans nos pizzas et plats préparés. Ces dernières, en extérieur, sont logiquement moins protégées des aléas climatiques.

La tomate de plein champ en première ligne

"L'été devient progressivement hostile à la tomate en Espagne et sud de la France. Les côtes de la Manche acquièrent au contraire un important potentiel", a récemment écrit sur X l'agroclimatologue Serge Zaka, auteur d'une étude sur l'évolution de la "saisonnalité" et la "biogéographie" de cette tomate de plein champ. Une modélisation pour les années 2060-2090 montre que "l'aire de répartition de la tomate à tendance à gagner vers le Nord et disparaître depuis le Sud avec la désertification progressive de l'Espagne".

Pour l'instant, les producteurs français ne connaissent pas "les problèmes répétés d'accès à l'eau" observés dans d'autres régions méditerranéennes, se réjouit le directeur de l'interprofession de la tomate destinée à la transformation (la Sonito), Robert Giovinazzo. Les trois quarts de la production française se font le long de la vallée du Rhône, entre le Lyonnais et le delta de la Camargue, explique-t-il. "Nos capacités d'irrigation ne sont pas comparables avec une région comme l'Andalousie. Pour que nous n'ayons plus d'eau, il faudrait qu'il n'y ait plus de glacier dans les Alpes pour alimenter le Rhône." Il n'empêche que la ressource est menacée, alors que les glaciers alpins ont perdu 70% de leur volume depuis 1850, et pourrait même disparaître d'ici la fin de ce siècle, selon le scénario le plus pessimiste du Giec (PDF).

En attendant que n'explose le nombre de conflits d'usage le long du fleuve qui alimente villes, usines, champs et centrales nucléaires, les producteurs de tomates de plein champ travaillent "en France comme ailleurs à des systèmes d'irrigation qui permettent de mieux gérer l'apport en eau, comme le goutte-à-goutte, ou sur "la possibilité de développer le photovoltaïsme", c'est-à-dire protéger les cultures avec des panneaux solaires. Envisagent-ils, à terme, de remonter la vallée du Rhône ? "Nous y pensons. Nous regardons cela de près et nous savons qu'il faudra le faire un jour, mais nous ne sommes pas encore dans un tel cas de figure", soutient le directeur de la Sonito. 

L'ambition, pour le moment, consiste à augmenter la culture française de ces tomates destinées à la transformation, minuscule en comparaison des voisins. La France en produit entre 160 000 et 180 000 tonnes par an, contre près de 6 millions de tonnes en Italie et jusqu'à 3 millions de tonnes en Espagne. "90% des tomates consommées en France viennent de l'étranger, dont 85% d'Italie et d'Espagne", détaille encore Robert Giovinazzo. La France pourra-t-elle compenser, à plus long terme, les difficultés du Sud ? Le changement climatique risque-t-il, comme le craignait en 2023 le magazine Time au regard de l'effondrement de la gigantesque production californienne, de "menacer le ketchup" ? Les présidents de la Sonito et de la chambre d'agriculture de Provence-Alpes-Côte-d'Azur, André Bernard, ambitionnent en tout cas d'augmenter la part de tomates françaises destinées à la transformation consommées en France. De 10% aujourd'hui à 25% à l'horizon 2030, via une stratégie visant notamment à intégrer cette tomate plein champ à d'autres cultures.

Pluie, grêle et incertitudes

Le réchauffement climatique ne se manifeste pas qu'à travers la chaleur et la sécheresse. Les inondations, les tempêtes ou encore l'alternance chaotique de périodes sèches et de pluies abondantes maltraitent les cultures et désarment les agriculteurs les plus aguerris. Y compris les maraîchers qui produisent les tomates que nous retrouvons sur des étals. Celles-là sont, à l'inverse des tomates vouées à être transformées, très majoritairement cultivées sous serre, où l’on peut régler à sa guise chaleur, luminosité et humidité.

Chercheur à l’unité Ecosys de l'Inrae, Kévin Morel, a longtemps travaillé sur le maraîchage périurbain en Ile-de-France : dans les régions moins exposées aux étés étouffants, "il y a des coups de vent plus réguliers aujourd'hui, des épisodes de grêle plus fréquents... Des conditions extrêmes qui peuvent détruire une serre", explique-t-il. "Si l'on veut se projeter dans les années à venir, il est primordial de ne pas regarder que la sécheresse." Et ce même si l'intersaison offre de nouvelles opportunités, comme ici, chez un maraîcher du Val-d'Oise capable, en 2022, de proposer des tomates fraîches en octobre à ses clients. 

A l'automne 2023, en Bretagne, la tempête Ciaran a brisé "quasiment 50 000 m2 de toitures" sur les serres de la coopérative Savéol, a expliqué en avril à l'AFP son président, Pierre-Yves Jestin. Heureusement pour le leader français de la tomate, "elle est tombée juste dans l'interculture". Mais avant cela, la région qui domine la production de tomates fraîches "a manqué de lumière, [les producteurs ont] eu du mal à rattraper le retard pris sur le printemps. Des exploitations ont également été touchées par des virus", a-t-il expliqué à l'AFP, citant des pertes de production de "3 000 à 5 000 tonnes" sur l'année.

Les cultures sous abri ne sont pas exemptes de risques, confirme Kévin Morel, notant toutefois "qu'on devrait voir à l'avenir davantage de cultures sous abri, afin de mieux contrôler les conditions. Mais cela pose la question du coût énergétique", insiste-t-il. Une tonne de tomates cultivées sous une serre chauffée en France émet autant de CO2 qu'une tonne de tomates de saison transportées en camion depuis l'Afrique du Sud, expliquait-on dans cet article de notre rubrique Vrai ou Fake. "Va-t-on continuer à faire de la tomate en plein été à Perpignan, coûte que coûte, en déployant énormément d'énergie pour y parvenir ? Peut-être qu'il est plus pertinent de suivre les évolutions du climat et de faire des tomates ailleurs en cette saison" quitte à en faire dans le Sud au printemps et en automne, poursuit l'agronome, avant de conclure : "Si pour s'adapter au changement climatique, on se met à consommer plus d'énergie, alors ce n'est pas la solution. C'est de la mal-adaptation."

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